Je reprends le poème méditatif de Ryôkan. Il écrit littéralement (en huit vers de cinq idéogrammes chacun) :

Fermer – yeux – mille – montagnes hautes – soir
Etre – humain – dix mille – pensées – vides
Solitaire (2 caractères) - s’appuyer – coussin (2 caractères)
Silencieux (2 caractères) – face – vide – fenêtre
Encens – consumer – noire – nuit – longue
Vêtement – non-doublé – blanche – rosée – dense
Concentration – émerger – cour – bord – marcher
Lune – monter – plus – haut – pic

Que j'avais traduit par :

Je ferme les yeux, mille murs de montagne au crépuscule,
Les dix mille pensées de l’homme sont vides.
Solitaire, je me tiens sur le coussin,
Silencieux, devant la fenêtre vide.
L’encens s’est éteint, la nuit noire dure,
Ma robe n’est pas doublée, la rosée de l’aube se condense.
Je me lève de la méditation, tandis que je marche d’un côté de la cour
La lune monte au plus haut des pics.


Minimaliste, suggestive – du moins de notre point de vue – la poésie chinoise résiste aux efforts de traduction. Traduire dans une langue occidentale oblige à introduire des chevilles qui n’existent pas dans l’original. Par exemple, dans ce poème, il n’y a ni "je" (je ferme les yeux, je me tiens, je me lève, je marche) ni "ma" (ma robe). La langue chinoise possède bien de tels pronoms, mais elle n’en fait pas le même usage. Particulièrement dans la poésie qui ne fait guère de distinction entre le personnel et l’impersonnel, le poète est d’emblée dans un rapport de participation à l’événement, comme dans ce poème ou l’intériorité (le silence intérieur de Ryôkan) et l’extériorité (le calme de la nuit) se répondent l’une à l’autre. Le "je" est toujours de trop.

"Tandis que" n’est pas plus dans le poème, la continuité entre la marche de Ryôkan et celle de la lune est donnée par l’antithèse de deux derniers vers qui débute l’un par "(j’)émerge de la concentration", l’autre par "la lune monte", la lune étant par excellence l’image même de la concentration dans le zen. Mais traduire en français par "Je me lève de la méditation, je marche d’un côté de la cour / La lune monte au plus haut des pics", si elle est fidèle à l’original, ne permet plus de conserver ce rapport. Qui plus est, bien que parallèles, ces marches s’opposent : Ryôkan a finit sa méditation, la lune symbole d’éveil, illumine la nuit et fait resplendir l’éveil dans le monde (signification implicite du dernier vers). Cette opposition est rendue par l’antéposition des compléments dans l’avant-dernier vers. Dans une phrase chinoise, le complément suit normalement le verbe, mais ici Ryôkan écrit ce vers : "Concentration – émerger – cour – bord – marcher" où les compléments précèdent les verbes (lit. "de la concentration, (j’) émerge, au bord de la cour, (je) marche"), alors que dans le dernier vers il rétablit la forme habituelle "Lune – monter – plus – haut – pic" ; une marche est descendante, l’autre ascendante. Le "tandis que" est un essai pour rendre cette liaison. La lecture traditionnelle de ce poème en japonais fait de même, puisque les diverses recensions des poésies de Ryôkan lisent ayumba, "lorsque je marche" et non ayumu, "je marche". Les Japonais, eux-mêmes, doivent introduire des formes propres à leur langue pour lire le chinois.

La poésie chinoise est structurée par des rapports d’opposition et d’appariement bien difficiles à traduire. Le poète doit rendre le processus des choses (le dao) qui, sans cesse, se développe et se défait, le jeu des pôles opposés, comme le yin et le yang, qui tout en s’opposant sont complémentaires. La poésie joue de ces rapports et les poèmes sont structurés autour de ces rapports binaires. La place des idéogrammes joue un rôle important, même si on lit les phrases horizontalement, les échos se font ligne à ligne, dans une deuxième lecture verticale. Dans le poème de Ryôkan composé de 2 x 2 x 2 vers, chaque groupe de deux vers déploit ces rapports binaires.

Premier groupe de deux vers : les mille montagnes disparaissent dans le soir, les dix mille pensées s’épuisent dans le vide ("mille" et "dix mille" qui ont simplement ici le sens de "nombreux" sont à la troisième place) ;

Dans le deuxième groupe, l’homothétie est parfaite : "solitaire" et "silencieux" sont des synonymes, la solitude se confondant avec le silence en chinois ; "le coussin" et "la fenêtre vide" renvoient immédiatement à la méditation, le terme de coussin est celui utilisé dans le zen pour désigner le coussin rond de méditation et celui de fenêtre vide fait référence à une célèbre phrase zen sur la méditation connue de tous les moines. Là aussi les termes sont à la même place dans les deux vers.

Le troisième groupe est merveilleux, en dix mots, toute une nuit est évoquée : de "la nuit noire" à "la rosée blanche" (en chinois rosée blanche signifie simplement la rosée matinale, je traduis par la rosée de l’aube puisqu’en français, la rosée blanche a un autre sens).

Enfin le quatrième groupe rend le double mouvement inverse du sortir de la méditation et de l’ascension de la lune. "Emerger de la concentration" (= terminer la méditation) fait écho à "fermer les yeux" (= commencer la méditation), mais évidemment si Ryôkan peut écrire que la lune monte sur le plus haut des pics, c’est bien qu’il la voit, les yeux ouverts.

Peinture : Ryôkan, par Shikô Munakata (DR).

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