Dans la poche Version imprimable

Mon dernier livre, S’asseoir tout simplement. L’art de la méditation zen reparaît aujourd’hui en édition de poche (dans la collection Points Sagesses aux Éditions du Seuil au prix public de 7 € 30). Dans toutes les (bonnes) librairies de France et du Maine!

L’occasion de relire la postface. Les poètes disaient «l’envoi».

«On néglige trop souvent le rôle de l’éditeur. Depuis le milieu des années 1970, avec la création de la collection «Points Sagesses» notamment, Les Éditions du Seuil se sont imposées comme l’un des acteurs de la diffusion du dharma dans les pays francophones. Elles ont osé et osent toujours la publication non d’ouvrages sur le bouddhisme, mais de livres qui expriment toute la puissance et la beauté du dharma. Quel chercheur de vérité n’a pas dans sa bibliothèque Pratique de la voie tibétaine de Chögyam Trungpa ou bien Esprit zen, esprit neuf de Shunryû Suzuki ? Sans cet engagement indéfectible depuis une quarantaine d’années, le paysage du bouddhisme francophone serait sûrement bien différent aujourd’hui.

L’auteur et l’éditeur sont au service d’une même promesse, le livre doit pouvoir changer le destin de ses lecteurs. Malgré le poids grandissant de la culture du profit, les Éditions du Seuil résistent aux facilités mercantiles et gardent cette précieuse ambition au cœur de leurs engagements. Celle-ci réclame un travail souterrain, invisible, parfois ingrat mais toujours exaltant. Au fil des années, Elsa Rosenberger, éditrice aux Éditions du Seuil, m’a longuement soutenu et encouragé, lisant, biffant, corrigeant notes et manuscrits. Qu’elle soit remerciée ainsi que tous ceux que l’on oublie trop souvent, assistants, préparateurs, correcteurs, graphistes et attachés de presse. Car l’éditeur n’est pas une abstraction, ce sont des hommes, ce sont des femmes qui œuvrent à ce qu’un livre soit autre chose que de simples pages imprimées.»

S'asseoir tout simplement Version imprimable

Mon nouveau livre publié par les Éditions du Seuil, S’asseoir tout simplement. L’art de la méditation zen est paru. Le prix public est de 15 euros.

Vous pouvez le commander chez votre libraire habituel ou auprès de l’association Un Zen Occidental.


La quatrième de couverture

"S'asseoir, tout simplement" est une célèbre formule de la tradition zen pour décrire la méditation. Sa limpidité dit pourtant l'exigence d'une transformation de soi. Dans l'assise méditative, en effet, le pratiquant est invité non seulement à se désencombrer, mais à se défaire inconditionnellement des peurs et des jugements qui colorent la réalité, pour vivre une expérience d'unité et de simplicité.

Cet ouvrage passionnant est le premier à décrire l'expérience subjective de la méditation. Répondant aux nombreuses questions que le néophyte comme le pratiquant avancé peuvent se poser sur la posture physique, l'attitude mentale, les différentes techniques, la relation avec le maître, il décrit minutieusement, comme cela n'avait jamais été fait, les mécanismes psychologiques qui empêchent ou permettent l'expérience méditative.

Alors que la méditation bouddhiste suscite un réel engouement, notamment par le développement d'une forme simplifiée et laïcisée de celle-ci, la pleine conscience, l'auteur propose également une réflexion critique sur ce nouveau phénomène de société à partir de sa propre expérience de méditant.



Les premières lignes du livre

En 1988, j'étudiais le zen au Japon en compagnie d'autres pratiquants européens. Voyageant de temple en temple, nous arrivâmes au monastère d'Eiheiji dans la préfecture de Fukui, au nord de la grande île de Honshû. Bâti sur les pentes d'une montagne, cet immense monastère est l'un des deux sièges de l'école sôtô, la principale école du zen au Japon. L'abbé était alors un moine respecté du nom de Niwa Renpô. À l'époque, il était également le supérieur général de l'école. Les moines nous avaient avertis : Renpô, qui était âgé de plus de quatre-vingts ans, venait de subir une lourde opération chirurgicale. Il ne pouvait se joindre aux activités quotidiennes du monastère et nous ne pourrions le voir. Il se reposait dans ses appartements tout en haut de la montagne. Après quelques jours, nous fûmes malgré tout autorisés à venir brièvement le saluer, car nous le connaissions, nous l'avions rencontré quelques années auparavant en France. Une consigne nous fut cependant donnée : en sa présence, nous ne devions pas nous incliner ; le protocole supposerait qu'il en fasse autant et son état ne le permettait pas.

Le lendemain, par des corridors de bois serpentant sur le flanc de la montagne, nous rejoignîmes un salon attenant à ses appartements privés. Quelques minutes passèrent, puis le vieux maître entra dans la pièce, soutenu par deux assistants. Il leur parla à voix basse, si basse qu'elle nous était à peine audible. Un flottement se fit sentir. Finalement, je compris : Renpô souhaitait se prosterner devant nous et demandait que l'on étende l'étoffe que l'on utilise à cet effet. Dans la voie des éveillés, se prosterner réclame de se jeter de tout son long dans un geste d'abandon, ordinairement devant l'image d'un bouddha. Mais la parole du maître ne se discute pas et l'un des assistants étendit la pièce de tissu. Deux personnes furent nécessaires pour l'aider à s'accroupir lentement, très lentement, jusqu'à ce que son front puisse toucher terre. Le relever fut terriblement laborieux. Dans la tradition zen, les prosternations vont par trois, et deux fois encore il fallut l'aider. À la fin, il repartit précautionneusement aux bras des moines, vieillard frêle et vacillant, sans avoir prononcé d'autres mots. Tout ce temps, nous étions restés debout, muets et immobiles. Quel choc ! Il était impensable qu'un homme malade et âgé puisse se prosterner de la sorte, encore plus s'il était le chef suprême de l'école sôtô et nous des étrangers qui n'étions rien, tout au plus des pèlerins de passage. Mais l'abbé avait puisé dans la vaillance et la tendresse, et toutes les attentes, toutes les convenances s'étaient brisées – d'un coup. Souvent, je me demande si mes compagnons de voyage se souviennent de la scène, tant ma vie a été renversée ce jour-là. D'un geste, un homme avait pu m'introduire à l'inconcevable, me laissant l'âme nue.



Photographie : Niwa Renpô (1905-1993).

Se soucier du monde Version imprimable

Je publie un nouveau livre aux Éditions Almora, Se soucier du monde. Trois méditations sur le bouddhisme et la morale. 96 pages au prix de 12,50 euros. Lire la présentation. Vous pouvez le commander sur le site de l'association Un Zen Occidental et bien entendu chez votre libraire habituel.

Un extrait :


Le Livre des moyens habiles narre l’histoire d’un capitaine de bateau nommé Grande Compassion. Cinq cents marchands sont embarqués sur son navire pour un long périple. Une nuit, une divinité apparaît en songe au capitaine. Elle lui révèle qu’un méchant homme lui aussi embarqué à bord s’apprête à tuer les marchands qui ne sont autres que des bodhisattvas promis à l’éveil. Sept jours durant, Grande Compassion demeure silencieux, plongé dans les affres intérieures. Finalement, n’entrevoyant pas d’autre issue morale, il tue le méchant, acceptant d’endurer les souffrances des destinées infernales. La puissance de sa motivation lui assure cependant une autre rétribution, puisque Grande Compassion n’est autre que le Bouddha Shâkyamuni dans l’une de ses précédentes vies. Comme l’avait prédit la divinité, les cinq cents marchands devinrent des bouddhas éveillés. Quant au méchant, il renaît parmi les dieux. La transgression largement valorisée, puisque les conséquences sont positives pour l’ensemble des protagonistes, est assimilée dans le texte à un moyen habile (upâya). Le moyen habile est l’habileté réservée aux plus adroits des disciples du Bouddha propre à révéler la profondeur du dharma et à convertir le cœur des êtres.

La pièce peut paraître justifier le meurtre sous couvert d’arguties, ou simplement que la fin justifie les moyens. Il faut cependant se garder d’y lire un code de conduite, comme si la transgression pouvait devenir une nouvelle règle dans l’ordinaire des jours. Le souci du monde plonge Grande Compassion – au nom si emblématique – dans l’indécision. La semaine entière est un temps moral qui lui permet de décider et d’agir souverainement. Dans ce retrait, il contemple ses motivations et comment elles enveloppent la situation. Il mesure ses propres aptitudes. En se soumettant aux conséquences de ses actes, il se sait responsable (la responsabilité entendue ici comme une habileté à répondre à une situation). On ne saurait trop méditer que les enseignements du Bouddha sur les moyens habiles se présentent systématiquement sous la forme d’apologues ou de paraboles, jamais de règles. Ils n’ordonnent rien, ils n’offrent même pas d’exemple. Il est peu probable, en effet, que nous soyons à notre tour confrontés à l’abîme de tuer un méchant homme pour en sauver cinq cents. La narration, ici, excède la réalité. Ces formes dramaturgiques, excessives, arrachent le lecteur à la myopie du quotidien pour en appeler à une autre vision de l’à-venir. Évidemment, dans son ordonnancement, dans ses choix, la narration possède une dimension prescriptive, mais elle n’offre pas de règle. Le lecteur n’a pas à imiter Grande Compassion mais à imaginer son épreuve. Tout comme lui, il est engagé dans un long périple. Il peut succomber et croire que la vie n’est qu’une existence ballottée par les flots, que l’ordre apparent peut immédiatement virer au chaos. Il peut aussi imaginer qu’il est responsable de la vie. La vie, alors, se transfigure en voie.


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Le kesa conforme au dharma. Volume 1 Version imprimable

Le kesa conforme au dharma. Volume 1. Trois textes secrets sur le kesa.

Traduits et annotés par Éric Rommeluère, Éd. Les Nuages blancs, 2014. 112 pages, 11 euros. ISBN : 978-2-9547923-0-9. Le livre est disponible.

Je débute la publication de traductions françaises d’ouvrages japonais consacrés au kesa, la robe des moines et des moniales bouddhistes. Dans ce premier volume, je propose la traduction annotée de trois textes secrets écrits au XIXe siècle. Ces textes détaillent la confection, les tailles, les patrons et les couleurs du kesa cousu selon la tradition nyohô ("conforme au dharma"). Les maîtres zen Kôdô Sawaki (1880-1965) et Ekô Hashimoto (1890-1965) sont les deux grands héritiers de cette tradition du kesa qui s’est transmise au Japon dans les écoles de discipline monastique ainsi que dans l’école sôtô.

Il s’agit de :

- Le Document de transmission sur la robe bouddhique de Chikyô risshi ;

- La robe conforme au dharma des Mûlasarvâstivâdin de Shitateya Rihei ;

- Les Secrets des procédés de teinture des trois couleurs conformes au dharma de Kuredo Kaishin (1839-1920), abbé du temple de Kôkiji.

Ces trois textes se trouvaient en possession du maître zen Kôdô Sawaki sous forme manuscrite. Alors qu’il donnait une conférence sur le kesa dans la ville de Nagoya à la fin de l’année 1931, un moine les recopia. Ils furent ensuite intégrés dans un ouvrage intitulé La robe et le dharma des bouddhas et des patriarches publié en 1934 par le temple zen sôtô d’Hokkeji à Osaka. Ce recueil réunit les textes qui servaient alors de supports d’étude dans les cercles réunis autour des maîtres zen Kôdô Sawaki et Ekô Hashimoto.


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Le bouddhisme engagé Version imprimable

Le livre sort en librairie ce jeudi 28 février.



Le bouddhisme engagé
aux Éditions du Seuil. 192 pages, broché 21 x 14, 18 euros, ISBN 978-2021003833.

Qu’est-ce que le bouddhisme engagé ?

Dans ses formes traditionnelles, le bouddhisme considère la souffrance comme la manifestation d’une angoisse existentielle. Ses enseignements et ses méthodes sont autant de propositions pour en défaire les mécanismes mentaux. Depuis plus d’un siècle cependant, influencés par les conceptions modernes de l’aliénation et de l’émancipation, de nombreux bouddhistes ont élargi leur regard aux mécanismes sociaux de la souffrance. Un nouveau courant de pensée est apparu que l’on qualifie communément de bouddhisme engagé.
Incarné par des personnalités comme Thich Nhat Hanh, qui forgea cette expression dans le contexte de la guerre du Viêt-nam, ou le XIVe dalaï-lama, qui propose lui aussi un bouddhisme social, humaniste et non violent, ce courant tisse aujourd’hui une invisible toile qui transforme et modèle l’ensemble des traditions bouddhistes d’Orient et d’Occident. Il exprime une position novatrice : un bouddhiste peut (ou mieux doit) s'engager dans la vie politique, économique ou civile afin de concrétiser un idéal de société juste et équitable, quitte, et c'est là une nouveauté, à s’opposer aux structures établies. Au cours de l’histoire, les moines bouddhistes se sont en effet le plus souvent constitués en communautés de retraitants et rares sont ceux qui ont remis en cause les systèmes politiques dans lesquelles ils évoluaient, même les plus despotiques.
Peut-on cependant se contenter d’enseigner une religion lorsque aujourd’hui encore une grande partie de l’humanité ne mange pas à sa faim, n’a pas de toit où s'abriter et n’a toujours pas accès à l'éducation ? Les bouddhistes ressentent désormais qu’ils doivent également répondre à une souffrance plus globale que la simple souffrance psychologique ou existentielle ; il leur faut aussi affronter les inégalités sociales, les problèmes matériels, les questions économiques et les oppressions. Se changer soi-même et changer le monde ne sont plus que deux facettes d’un même projet.

Le livre est divisé en trois grandes parties :

- Une présentation développée du bouddhisme engagé, ses origines, ses tendances, son hétérogénéité, ses figures contemporaines comme le XIVe dalaï-lama ou le moine vietnamien Thich Nhat Hanh.
- Un questionnement sur le bouddhisme engagé, ses promesses, ses paradoxes et les difficultés qu’impliquent l’intégration de perspectives sociales.
- Une méditation sur la possibilité d’un engagement face aux grands défis contemporains (les questions économiques, politiques et écologiques), puisant dans les enseignements bouddhistes ainsi dans d’autres courants de pensée contemporains comme l’éthique du care.

Attachée de presse (Seuil) : Catherine Hermann, chermann@seuil.com.

Vous pouvez le commander sur Amazon.fr ou Fnac.com. Vous pouvez aussi le commander directement en ligne au prix public de 18 euros + 2,99 euros de frais de port (uniquement pour la France Métropolitaine, système sécurisé Paypal, opération gérée par l'association Un Zen Occidental).



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Le bouddhisme engagé Version imprimable

Je viens d’envoyer le manuscrit définitif de mon prochain livre, qui portera le titre de Le bouddhisme engagé, à mon éditeur. La date de parution est déjà fixée au mois de février 2013. Voici le texte de la préface dans sa version finale :

Notre vie est un immense défi à comprendre ce que nous sommes, des êtres humains à la fois fragiles et puissants, tantôt joyeux et tantôt désespérés ; un immense défi à entendre nos frères qui un jour s’aiment et l’autre s’entretuent ; un immense défi à apprécier un monde merveilleux et pourtant si sauvage et violent.

D’autres défis surgissent en ces temps incertains. Aujourd’hui, 1,1 milliard de personnes n’ont pas d’accès à l’eau potable. Chaque jour, vingt-cinq mille personnes meurent de faim. En 2050, la population mondiale dépassera neuf milliards d’individus alors que nous sommes aujourd’hui un peu plus de sept milliards. Au même horizon 2050, deux cent cinquante millions de personnes auront migré du fait des incidences directes ou indirectes du réchauffement climatique. En 2100, la moitié des espèces animales auront vraisemblablement disparu de la surface du globe. Nous connaissons tous peu ou prou ces chiffres démesurés et tant d’autres encore. Journaux et magazines relaient les chiffres et les superlatifs dans une inflation dont on ne sait distinguer si elle relève d’un heureux réveil des consciences ou d’un nouvel effet de dramaturgie dans le spectacle que la société se donne à elle-même. Nous ne savons plus que penser, que dire, que faire dans un monde où l’agir paraît de plus en plus difficile, saturés que nous sommes de complexité. L’homme de ce nouveau siècle est confronté à une nouvelle question, non plus penser l’individu et le collectif, la grande question qui agita l’Occident moderne du XVIIIe au XXe siècle, mais bien l’articulation du simple et du complexe. Nous sommes, chacun, l’un de ces sept milliards d’individus mis au défi par la complexification croissante du monde et l’ampleur des tâches à venir.

Notre champ d’action paraît pourtant bien limité. Finirons-nous par agir ou par renoncer ? Tel est le dilemme. Mais nous n’avons pas l’âme tourmentée de héros grecs antiques. Nous sommes des êtres ordinaires, de simples hommes et femmes de bonne volonté. Alors, dans l’ordinaire des jours, nous faisons comme si, ou tout au moins nous faisons ce que nous pouvons ou ce que nous croyons pouvoir faire à notre mesure. Notre véritable puissance s’exprime-t-elle là encore ? Certes, nous nous sentons concernés, par l’écologie, par un monde meilleur et solidaire, mais n’est-ce pas un peu trop abstrait ? Aujourd’hui même, nos pensées, nos gestes ne pourraient-ils être autrement plus libres, plus chantants et plus rayonnants ? Ne pourrions-nous imaginer, non pas de nous adapter aux changements actuels, mais d’être individuellement et collectivement le changement ? Ne pourrions-nous inventer de nouveaux exercices pratiques pour retrouver du champ et de la puissance ?

Ce livre aborde ces questions dans une perspective bouddhiste. Le bouddhisme n’est pas une abstraction, mais une exploration de l’humain. Dans leurs enseignements, les Éveillés (les bouddhas) invitent les êtres à ne plus persévérer dans la semi-conscience qui sait sans vouloir savoir. Sans relâche, ils les convient à prendre congé des compromis et des faux-semblants, à ne plus différer leur écoute et leur clairvoyance. Comment penser leurs instructions dans le contexte des multiples crises qui bouleversent désormais notre quotidien ? Pourraient-elles offrir des clés de compréhension ainsi que des outils et des méthodes pour y répondre ? Aujourd’hui même, la question peut encore faire débat. Pour quelques-uns, une minorité, la réponse ne peut être que négative, la vocation du bouddhisme serait d’ordre spirituel, il ne peut (variante : il ne doit) offrir de réponse qu’aux seules crises personnelles. Pour les autres au contraire, l’invitation des Éveillés à transfigurer les émotions, les sentiments et les perceptions nous engage nécessairement à prendre soin du monde. Le Bouddha Shâkyamuni appelait cette Terre Sahâ, ce qui signifie en sanskrit, l’ancienne langue sacrée de l’Inde, « le monde d’Endurance ». Il contemplait la foule des êtres confrontés aux difficultés, aux souffrances, à la maladie et à la mort qu’ils devaient tour à tour endurer. Pour eux, il n’aspirait qu’à transformer ce monde Sahâ en une Terre rayonnante de beauté.

Depuis plusieurs dizaines d’années, un mouvement informel se trouve à la pointe de cette vision. Des bouddhistes de tous horizons se reconnaissent dans un vaste mouvement connu sous le nom de
bouddhisme engagé. Cette dénomination résonne comme une profession de foi : l’exercice de la voie du Bouddha, loin de se limiter à une pratique personnelle ou intimiste, réclame d’investir de nouveaux horizons afin d’apporter des réponses concrètes aux défis contemporains. Quelques figures internationales se sont détachées par leur stature et leur destin personnels, qu’il s’agisse du maître vietnamien Thich Nhât Hânh ou du XIVe dalaï-lama. Les enseignements multiséculaires dont ces moines sont les héritiers ne forment pourtant pas une doctrine sociale, économique ou politique. Ils n’ont d’ailleurs pas vocation à régir des institutions sociales ou politiques. Mais aujourd’hui, prendre soin du monde exige des explorations inédites. Être humain sur la Terre, autrement dit être pleinement responsable de notre humanité au sein de la biosphère, ne peut plus ignorer ceux que nous ne verrons jamais, ceux qui vivent au loin sous d’autres cieux, et même ceux qui ne sont pas encore nés. Tel est le défi que relèvent ces bouddhistes engagés.

Ce livre est animé par la conviction que l’enseignement du Bouddha
est un engagement. Il examine ce que peut signifier une telle équivalence. Évidemment, il ne fait pas œuvre novatrice car nombreux sont les disciples du Bouddha qui pensent, œuvrent et agissent déjà, les uns dans l’ombre, les autres dans la lumière, peu importe. Au moins devrais-je mentionner Jean-Paul Ribes, infatigable soutien de la cause tibétaine, son épouse Anne Ribes, qui jardine avec ceux qui souffrent, ou encore Michel Dubois, l’enseignant zen qui s’exerce à servir les plus démunis. Leurs engagements m’inspirent depuis de longues années.

Les fleurs du vide Version imprimable

Depuis quelques jours, les Éditions Grasset propose mon tout premier livre, Les Fleurs du vide. Anthologie du bouddhisme Sôtô Zen, en format numérique. Ce livre est une curiosité. Il y a près de vingt ans déjà, un éditeur sollicita un entretien avec Ryôtan Tokuda. Comme le moine ne parlait pas français, je fis la traduction. L’éditeur s’expliqua. Il voulait absolument qu’il écrive un livre pour une nouvelle collection qu’il mettait en place chez Grasset, consacrée aux textes fondateurs des grandes traditions spirituelles. Ryôtan déclina l’offre mais d’une façon originale : «Je n’écrirai rien, mais Éric écrira votre livre.» Alors, l’éditeur qui n’avait d’yeux que pour le maître zen, tourna la tête et me regarda. Je n’avais jamais rien écrit (ou presque*), pourtant Grasset commanda l’ouvrage. C’est ainsi que l’aventure de l’écriture débuta.

La politique numérique de Grasset laisse perplexe. L’ouvrage est proposé à 14,99 euros au format numérique soit presque le prix d’un ouvrage papier. En plus, il n’est disponible qu’au format Epub. Par contraste, Le bouddhisme n’existe pas est proposé par les Éditions du Seuil à 11,99 euros à la fois aux deux formats Epub et PDF.

* En 1984, j’avais publié à compte d’auteur une traduction française de vingt-cinq chapitres du Shôbôgenzô de Dôgen.

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In the Shadow of the Buddha Version imprimable

Matteo Pistono, In the Shadow of the Buddha : Secret Journeys, Sacred Histories and Spiritual Discoveries in Tibet, Dutton, New York, 2011, 274 pages.




Matteo (en réalité Matthew) Pistono est un jeune Américain, disciple du maître tibétain Sogyal Rinpoché. Durant les années 1999-2008, Pistono voyagea à plusieurs reprises au Tibet sur les traces de la précédente incarnation de Sogyal Rinpoché tout en se faisant le porte-parole des persécutions religieuses et des atteintes aux droits de l’Homme au Tibet. Il signe ici son premier ouvrage, compte-rendu de ses voyages dans l’Himalaya. Il dirige actuellement la fondation Nekorpa, une association pour la préservation des lieux sacrés. Il appartient aux comités exécutifs du Réseau International des Bouddhistes Engagés et de l’association Rigpa (l’organisation internationale de Sogyal Rinpoché).

Le titre de l’ouvrage est quelque peu hermétique même après sa lecture. Livre double, In the Shadow of the Buddha se compose d’une biographie d’un maître tibétain peu ou pas connu en Occident, Tertön Sogyal (1856-1926), qui eut une certaine influence sur le XIIIe Dalai-Lama (1876-1933), et le récit des voyages de Matteo Pistono sur les traces de ce maître où il découvre la réalité des persécutions dont sont victimes ses interlocuteurs. Les chapitres alternent systématiquement, et avec un certain bonheur, des épisodes de la vie de Tertön Sogyal et les expériences de l’auteur. La vie politique du Tibet à la fin du XIXe siècle et celle du début du XXIe siècle se télescopent sans cesse.

Le livre est divisé en quatre grandes parties. Elles correspondent aux quatre sites que visite successivement l’auteur au fil des années où vécut Tertön Sogyal.

La première partie couvre trois chapitres. Matteo Pistono retrace ses intérêts pour les questions sociale et politique, sa découverte du bouddhisme tibétain et comment il entreprit de voyager sur les traces de Tertön Sogyal. En 1996, il devient l’étudiant de Sogyal Rinpoché, un maître tibétain fort connu en Occident, auteur du Livre tibétain de la vie et de la mort. Il découvre par son maître la vie de Tertön Sogyal qui n’était autre que sa précédente incarnation. Tertön Sogyal était un yogi marié de l’école Nyingma et un tertön, « un découvreur de trésors cachés ». Dans les traditions tibétaines, et plus particulièrement dans l’école Nyingma, des enseignements ou des rituels cachés en quelques lieux mystérieux sont retrouvés après des siècles par des yogis grâce à leurs pouvoirs mystiques. Tertön Sogyal découvrit de très nombreux textes qui auraient été cachés par le grand maître Padmasambhava (VIIIe siècle) pour les temps difficiles. Tertön Sogyal fut appelé à la cour du Dalai-Lama pour les  enseigner et accomplir des rituels de protection alors que le Tibet vivait une période troublée. Prolifique découvreur de trésors, les enseignements « révélés » par le tertön ont été publiés en dix-sept volumes.

Attiré par la figure et l’histoire de ce maître, Sogyal Rinpoché suggère à Matteo Pistono d’aller visiter à Larung, dans l’est du Tibet, Jigmé Phuntsok (1933-2004), la seconde émanation de Tertön Sogyal. Il s’y rend en 1999. Le yogi s’était établi dans cette vallée en 1980. Très populaire, la vallée compta jusqu’à dix mille résidents vers l’an 2000, venus suivre ses enseignements. Fin 2000, Pistono peut enfin rendre au monastère de Kalzang où il obtient une copie de la biographie de Tertön Sogyal. Mais ce qui devait être un pèlerinage sur les traces du yogi se transforme. L’auteur découvre également la réalité crue des persécutions et le harcèlement des moines et des moniales.

La seconde partie couvre quatre chapitres et s’attache à la première partie de la vie de Tertön Sogyal. La biographie est enlevée, puisque le futur yogi a pour père un bandit de grand chemin qui tente, sans grand succès, de le former au crime. Mais peu enclin à ce destin, l’adolescent se convertit à la voie du Bouddha après une longue maladie. Il va vite se révéler comme un tertön. L’auteur revient au Tibet en 2003, prend des photographies, recueille des témoignages, il a presque une aventure avec une policière moitié tibétaine, moitié chinoise, dont il ne sait si elle est une espionne ou si elle est réellement déchirée par sa double identité.

La troisième partie couvre trois chapitres. La réputation de Tertön Sogyal atteint la cour. Sur les recommandations de l’oracle personnel du Dalai-Lama, le tertön est invité à plusieurs reprises à  Lhassa. Là, il se lie d’amitié avec le XIIIe Dalai-Lama, de vingt ans plus jeune que lui. On lui demande d’accomplir différents rituels pour la protection du Tibet et du Dalai-Lama. Sa magie lui permet même de déjouer une tentative d’assassinat sur le chef spirituel. Finalement il révèle en 1898, l’enseignement d’un trésor caché, Le Rasoir de l’essence la plus profonde, une pratique d’une divinité courroucée, Vajrakîlaya (« la Dague adamantine »), pour ces temps troublés. Le rituel du Rasoir fut ensuite  utilisé comme un rituel de protection du Tibet. L’auteur continue, lui, son périple, ramène des textes de propagande chinoise au risque d’être capturé et emprisonné.

La quatrième partie, plus courte que les précédentes, couvre deux chapitres et est consacrée à la dernère partie de la vie du tertön, qui ne reverra plus le Dalai-Lama. En 1904, celui-ci s’était enfui en Mongolie lorsque les Britanniques marchèrent sur   Lhassa. Il reviendra brièvement à  Lhassa en 1909 pour repartir en Inde en 1910.

L’auteur n’ambitionne ni d’écrire une biographie raisonnée du tertön ni de faire un compte-rendu précis des exactions commises par les autorités chinoises au Tibet. Il s’agit avant tout d’un témoignage personnel, le voyage de l’auteur à la découverte d’un mystique tibétain dans la réalité crue du Tibet actuel. La biographie du tertön suit la biographie traditionnelle telle qu’elle fut écrite au Tibet, mêlant l’histoire au surnaturel. L’ouvrage se veut grand public malgré le sujet, la vie d’un yogi tibétain du XIXe siècle. Grâce à l’alternance systématique et équilibrée des éléments biographiques et des récits de ses propres périples, Matteo Pistono réussit assez bien son pari. L’écriture est simple, agréable à lire. Le récit est écrit à la première personne et parfois agrémentés des souvenirs très personnels.

À dessein, les références trop universitaires voire les explications fouillées sur le bouddhisme tibétain sont écartées. On peut se demander si ce silence intentionnel sert ou dessert son propos ? À aucun moment, par exemple, il n’est mentionné à quelle école bouddhiste appartient le fameux tertön, il est simplement précisé qu’il est un adepte de la Grande Perfection définie dans le glossaire comme « le plus direct et le plus ancien courant de sagesse de la tradition bouddhiste tibétaine. » Symptomatiquement, le terme de Nyingma n’apparaît pas dans l’index. L’hostilité que rencontre le tertön à Lhassa s’explique également par les rivalités sectaires, le XIIIe Dalai-Lama était un hiérarque de l’école Gelug qui s’est longtemps opposée à l’école Nyingma. Ces rivalités sont brièvement évoquées en cinq lignes. On peur regretter que le contenu même des trésors révélés et notamment celui du fameux Rasoir ne soit pas mentionné. Les explications concernant ces trésors sont succinctes. Les lecteurs habituels des ouvrages consacrés au bouddhisme tibétain en quête d’enseignements, notamment sur cette abondante et mystérieuse littérature des trésors enfouis, seront donc quelques peu déçus. Adepte du bouddhisme tibétain, l’auteur prend les faits et gestes du yogi, tous plus prodigieux les uns que les autres comme des faits. Les amateurs d’un Tibet surnaturel seront comblés, les sceptiques moins.

La voie du Milieu choisie par l’auteur, entre biographie spirituelle (haute en couleur) et récit de voyage, est à la fois un atout et une faiblesse. Atout, puisqu’il rend son propos accessible et vivant ; faiblesse, puisqu’au final, le lecteur risque de rester sur sa faim tant sur la question politique au Tibet que sur les pratiques spécifiques des yogis, exception faite sur le corps d’arc-en-ciel qui fait l’objet d’un long développement (après leur mort, le corps de certains yogis se rétracte et disparaît ne laissant plus que les cheveux et les ongles).

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The Making of Buddhism Modernism Version imprimable

David L. McMahan, The Making of Buddhist Modernism, Oxford University Press, 2008, 299 pages.




David McMahan est un jeune enseignant américain déjà remarqué. Il enseigne actuellement le bouddhisme au Franklin & Marshall College en Pennsylvanie. Son premier ouvrage Metaphor and Visionnary Imagery in Mahayana Buddhism (sa thèse de doctorat) a été publié en 2002 chez RoutlegeCurzon. The Making of Buddhism Modernism, publié en 2008, est son second ouvrage. Il écrit actuellement un troisième livre intitulé Buddhism in the Modern World: Traditions and Transition.

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Dans son introduction, McMahan décrit son projet comme double : « J’essayerai non seulement d’éclairer comment la rencontre du bouddhisme avec la modernité l’a transformé mais également comment les conditions de la modernité ont créé un cadre implicite où une interprétation du bouddhisme devient possible ou non. » (« I shall try to illuminate not only how Buddhism’s encounter with modernity has changed it but also how the conditions of modernity have created implicit parameters for what interpretations of Buddhism become possible and impossible. », p. 8).

Aujourd’hui, le bouddhisme est présenté et vécu comme une tradition, non seulement compatible avec la modernité, mais celle qui épouse au mieux ses valeurs (qu’il s’agisse de la démocratie, du respect de l’individu, de la science, etc.). On l’associe naturellement à la méditation, à la rationalité, ou encore à l’agnosticisme. Sa pratique est celle de la vertu, non une pratique du rite. Pour McMahan, il s’agit d’une nouvelle figure, le bouddhisme moderne, né des multiples interactions, frottements, défiances, fascinations et absorptions des principes et valeurs qui se sont développées en Occident depuis les Lumières. La thèse dominante de l’ouvrage est que le bouddhisme ne s’est pas adapté à la culture occidentale mais qu’il s’est profondément transformé, reconfiguré au contact de l’Occident, depuis deux siècles dans un processus de recréation et d’hybridation permanente. McMahan s’attache à comprendre et analyser « la fabrique » de ce bouddhisme moderne tel qu’il est aujourd’hui perçu, vécu et pratiqué. Il saisit ce processus d’un seul jet/geste (ce qui donne une force particulière à son propos) qui embrasse à la fois l’espace et le temps, même si à l’évidence le bouddhisme moderne n’est ni unifié ni homogène. Il montre comment les Orientaux ont été les premiers bouddhistes modernistes. En même temps, les premiers orientalistes européens ont vu dans le Bouddha, un précurseur de la modernité. L’Occident construit l’Orient qui construit l’Occident qui construit l’Orient : Le bouddhisme moderne est l’autre nom de ce processus rétroactif.

Les trois premiers chapitres (sur les neuf du livre) forme une première partie qui introduit à la problématique de la rencontre du bouddhisme et de l’Occident. « Introduction: Buddhism and Modernity », le premier chapitre, montre comment les valeurs de la modernité sont devenues indépassables et non négociables. McMahan s’appuie sur les travaux du philosophe canadien
Charles Taylor, plus particulièrement sur l’un de ses ouvrages clés, Les sources du moi. Dans ce livre, Taylor dégage les lignes de force constitutives de la modernité occidentale qui s’est façonné dans une interaction complexe entre le rationalisme, le christianisme et ce que Taylor désigne du terme  d’« expressivisme romantique ». Le titre The Making of Buddhist Modernism fait d’ailleurs explicitement référence au titre original de l’ouvrage de Taylor, en anglais Sources of the Self: The Making of Modern Identity.

Le deuxième chapitre, « The Spectrum of Tradition and Modernism », montre les multiples tensions à l’œuvre dans ces processus de reconfiguration et qu’il serait vain de vouloir opposer les traditions et la modernité, l’ancien et le nouveau, l’Orient et l’Occident. Différents modernismes bouddhistes coexistent et les tensions sont plurielles. Le bouddhisme moderne se caractérise néanmoins par trois dimensions, la démythologisation, la psychologisation, et la « détraditionnalisation » (comprise comme un déplacement de la référence, d’une transcendance extérieure à l’individu).

Le troisième chapitre, « Buddhism and the discourse of Modernity », reprend en détail le triptyque taylorien du rationalisme, du christianisme et du romantisme et tente de saisir comment les traditions bouddhistes ont négocié avec ces figures constitutives de l’identité moderne. Il préfigure et introduit aux trois chapitres suivants.

Le quatrième chapitre, « Modernity and the Discourse of Scientific Buddhism », est consacré aux discours sur la scientificité du bouddhisme, un thème devenu aujourd’hui banal. McMahan s’attache aux itinéraires du Cinghalais Anagarika Dharmapala (1864-1933) d’Henry Olcott (1832-1907) et de Paul Carus (1852-1919), acteurs influents dans la constitution du bouddhisme moderne. Pour Dharmapala, la rationalité était un argument contre le christianisme, la religion des colonisateurs, qu’il présentait comme idolâtre et superstitieux. Malgré leurs proximités et le recours au même thème de la science, les perspectives développées par Olcott et Carus sont différentes. Ceux-là percevaient une unité constitutive derrière la multiplicité des traditions sur le modèle du christianisme (Henry Olcott écrivit d’ailleurs un Catéchisme [bouddhiste] et Paul Carus un Évangile du bouddhisme). Cette vision unitaire est aujourd’hui prédominante.

Le cinquième chapitre, « Buddhist Romanticism: Act, Spontaneity, and the Wellsprings of Nature », sans doute le plus surprenant et le plus discutable, entend retracer l’influence du romantisme sur le développement du bouddhisme moderne. Pour McMahan, le discours sur l’art, la créativité et la spontanéité associés au bouddhisme naîtrait d’une hybridation particulière avec le romantisme. Il dessine une généalogie où se retrouvent notamment Jean-Jacques Rousseau et les transcendantalistes américains. Il s’attache longuement à l’œuvre de D.T. Suzuki qui fut pendant plusieurs dizaines d’années la seule source disponible sur le zen (toute la beat generation s’est nourrie de sa lecture) et que Suzuki présente comme une pratique de la spontanéité pure sans rite ni morale. Il n’est pas sûr cependant que Suzuki soit l’héritier direct de cette généalogie occidentale comme le présente McMahan. Les conceptions artistique et esthétique jouent cependant un rôle essentiel dans l’œuvre d’un certain nombre d’auteurs bouddhistes occidentaux qui revendiquent explicitement un héritage européen.

Le sixième chapitre, « A Brief History of interdependance » paraît le plus pertinent car il remet en question l’un des piliers de la doxa du bouddhisme moderne. Plus que tout autre, l’interdépendance des phénomènes est présentée comme le principe essentiel du bouddhisme en parfait accord avec l’évidence généralisée de l’interdépendance dans la mondialisation. McMahan montre que l’interdépendance (entendue comme un jeu de relations et de boucles d’actions rétroactives) est un principe étranger au bouddhisme. La coproduction conditionnée n’est pas une description du monde mais une description du double processus d’individuation et de la souffrance, l’un se confondant avec l’autre. Le cercle de la souffrance est d’ailleurs fermé sur lui-même, indépendant de toute véritable interaction avec un autre que soi. Cette fermeture sur soi a d’ailleurs suscité des débats sur le solipsisme au sein même des traditions bouddhistes (existe-t-il un monde extérieur à la conscience ?). L’origine du concept d’interdépendance est bien à chercher ailleurs.

Le septième et huitième chapitre forment une nouvelle unité avant le dernier chapitre conclusif. « Meditation and modernity », le septième, est consacré au discours sur la méditation dont McMahan montre qu’il est double et contradictoire : la méditation est considérée comme le cœur du bouddhisme tout en étant une pratique qui peut être dissociée de ses aspects religieux ou moraux et être intégrée dans d’autres approches (thérapeutique par exemple). S’appuyant encore sur les réflexions de Charles Taylor sur « le tournant subjectiviste » caractéristique de la modernité, il retrace l’origine de ce double discours dans les processus modernes de privatisation, de désinstitutionnalisation et de détraditionalisation.

Le huitième chapitre, « Mindfulness, Literature, and the Affirmation of Ordinary Life », s’attache aux discours sur l’attention (mindfulness) et la pratique du quotidien dans lesquels McMahan lit une célébration tout au fait occidentale du monde (« the world-affirmation » opposé au refus du monde, « the world-denial ») et dont il entend les échos dans les œuvres littéraires de Virginia Woolf et de James Joyce. Il analyse également Siddhartha, le conte philosophique d’Hermann Hesse publié en 1922 qui influença la perception du bouddhisme en Occident.

Le neuvième chapitre conclusif « From Modern to Postmodern ? » se veut prospectif tout en révélant les tensions actuelles : entre les tenants d’un bouddhisme engagé et ceux d’un bouddhisme intimiste, entre ceux qui rompent avec toutes les formes traditionnelles et ceux qui retournent à ces formes, entre le bouddhisme populaire (« global folk buddhism ») absorbé et digéré par la société de consommation et un bouddhisme critique qui tente d’offrir des outils de compréhension et de transformation sociales et politiques.

L’ouvrage a connu un réel succès dans les pays anglo-saxons (à titre indicatif Google donne 415 000 résultats pour la recherche « The Making of Buddhist Modernism »). Il a fait l’objet de nombreuses recensions, notes et débats depuis sa parution en 2008. Son ton académique, ses multiples références à des auteurs anciens (Schelling), à des philosophes contemporains (Taylor, Gadamer, Heidegger) voire à des théologiens (Rudolph Bultmann et ses réflexions sur la démythologisation du christianisme) ne semblait pourtant pas le destiner à un grand public, mais il est servi par un esprit de synthèse, un souci pédagogique et une économie de notes (8 pages en fin de volume) qui rendent la lecture fluide et accessible. Les universitaires et tous ceux qui sont attentifs aux développements du bouddhisme (observateurs et pratiquants) y trouveront matière à réflexion.

The Making of Buddhist Modernism est l’une des toutes premières tentatives de compréhension du bouddhisme moderne dans le mouvement de la globalisation des valeurs. On pourrait le rapprocher de la thèse de doctorat du sociologue français Raphaël Liogier publiée sous le titre Le bouddhisme mondialisé (Ellipses, 2004) mais ce dernier livre, touffu et trop rapidement écrit, est loin d’égaler l’ouvrage de McMahan. Le concept d’hybridation, au cœur de son analyse, n’a guère été exploité jusqu’ici. Certes, quelques ouvrages se sont intéressés à l’intégration des valeurs de la modernité chez tel ou tel auteur bouddhiste, mais sans jamais appréhender le phénomène dans sa globalité ni surtout en explorer les lignes de forces et les tensions internes. The Making of Buddhist Modernism se démarque de livres publiés en français, a priori similaires, comme ceux déjà anciens du Père De Lubac (notamment La Rencontre du bouddhisme et de l'Occident, Aubier-Montaigne, 1952) ou ceux plus récents de Frédéric Lenoir (Le bouddhisme en France, La Rencontre du bouddhisme et de l'Occident, Fayard), leur approche étant essentiellement descriptive et/ou limitée à l’analyse sociologique. L’approche transversale des Religious Studies à l’Américaine permet un tout autre regard.

Sa dimension démystifiante a sans doute également contribué à son succès. La démystification est d’autant forte que les propos de McMahan sont exempts de toute polémique. Il n’est ni critique de cette hybridation ni nostalgique des « temps anciens ». Le regard distancié de l’universitaire permet d’ouvrir de nouveaux champs de réflexions et de nouvelles perspectives. Il faut souligner que les travaux intellectuels, souvent attendus des scholars bouddhistes américains, contribuent à l’émergence d’une conscience bouddhiste américaine. À l’évidence McMahan s’adresse aussi (d’abord ?) un lectorat bouddhiste.
 

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Recension Version imprimable

La recension d'Alexis Lavis parue dans Le Monde des Religions de janvier-février.



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Le monde est fait d'histoires Version imprimable

David Loy, The World is made of Stories, Wisdom Publications, 2010, 116 pages.

« Le monde est fait d’histoires » (The World is made of Stories) est le dernier livre de David Loy. Dans sa très courte préface, il présente son livre comme « une nouvelle façon de comprendre le bouddhisme et une nouvelle compréhension bouddhiste du chemin. » Il s’agit d’une méditation sur la dimension narrative et fictionnelle de l’identité. Loy fait résonner d’une façon originale la pratique centrale du bouddhisme – la reconnaissance de la vacuité – avec les philosophies occidentales du langage et l’herméneutique. Bien qu’il s’agisse d’un livre qui puise à la fois dans la philosophie et le bouddhisme, il ne requiert pas ou peu de culture dans ces domaines. Comme l’illustre le titre, le style est simple et accessible : on ne parle ici que d’histoires. Même s’il se risque au détour d’une page à évoquer des distinctions de la philosophie contemporaine, ce n’est que fort brièvement et par allusions. Il mentionne par exemple la différence que fait Paul Ricœur entre ipséité et mêmeté (dans Soi-même comme un autre), celle de Paul Tillich entre le mythe vivant et le mythe brisé, celle de Jean-Paul Sartre entre le pour-soi et l’en-soi. Ces allusions fonctionnent comme de brefs repères qui à peine signalés, s’évanouissent. Elles n’alourdissent nullement la lecture, même pour le néophyte. Éventuellement, il pourra les approfondir – ou pas.

Le livre est bref, à peine une centaine de pages. Sa structure est inhabituelle puisqu’il est composé de fragments qui alternent avec des citations empruntées à la littérature mondiale qui leur font écho. Ce procédé d’écriture rend le livre vivant, accessible et incisif. Bien qu’ils construisent, dans leur agencement, une argumentation, chaque fragment de David Loy se suffit à lui-même. Ils sont courts, parfois une simple phrase, une demi-page pour les plus longs. Ils prennent la forme d’aphorismes à méditer : « Dire que nous ne pouvons rien dire du nirvâna, c’est dire quelque chose du nirvâna. » (p. 8). Les citations sont également choisies pour leur qualité aphoristique. Un exemple : « La théologie est une branche de la littérature fantastique. » (Jorge Luis Borges, p. 13). La sélection des auteurs est fort variée : on y retrouve évidemment des philosophes, tout particulièrement ceux qui ont renouvelé la pensée contemporaine comme Nietzsche, Wittgenstein, Ricœur, Arendt ou MacIntyre, des maîtres de spiritualité, qu’ils soient bouddhistes (Nâgârjuna, Dôgen) ou qu’ils appartiennent à d’autres traditions (Maître Eckhart, Ibn’Arabî), mais également ceux qui font profession de raconter des histoires, des écrivains et des romanciers comme Shakespeare, Philip K. Dick ou Susan Sontag. Ces choix ont leur signification : nous partageons tous des histoires.

Ces fragments-citations sont regroupés en quatre chapitres dont l’enchaînement est peu marqué. « Au commencement étaient les histoires », le premier chapitre introductif, explore la dimension narrative de nos vies, comment nous vivons, comment nous vibrons, comment nous nous construisons par et pour des histoires. Le monde n’est pas un ensemble de faits mais une façon de les interpréter. Se changer, se transformer suppose une nouvelle façon de se raconter sa propre histoire. Le second chapitre « Une vie contée » explore comment les modèles narratifs nous modèlent dans notre concrétude, pour le meilleur comme pour le pire : « Lorsque qu’une jeune anorexique se regarde dans le miroir et qu’elle ne voit que des kilos en trop, elle se regarde dans un récit de société sur l’attirance et la sexualité. Une possibilité de guérison : Se rendre compte qu’elle peut changer cette histoire et le rôle qu’elle y joue.» (fragment cité in extenso, p. 26). Quelques réflexions critiques développées par Loy dans d’autres ouvrages, comme la marchandisation du monde et l’aliénation de la conscience, sont brièvement évoquées. Dans ce second chapitre, il aborde la question de la transformation ou plutôt de la libération de soi dans une perspective plus bouddhiste. La possibilité de la libération repose sur l’absence de fixité (no-thing-ness écrit Loy, l’inexistentialité) et sa reconnaissance. Le troisième chapitre, « Le pouvoir des histoires, les histoires de pouvoir », porte sur les idéologies et la force de leur pouvoir narratif. Le quatrième chapitre, « Les grandes histoires » est consacré aux méta-récits que forment plus particulièrement les religions. On le voit, Loy s’intéresse surtout à la dimension sociale et culturelle des formes narratives et comment elles informent collectivement les sociétés. Le fil conducteur est la question (fort bouddhiste) de l’enchaînement et de la libération : comment des histoires, des récits, des mythes, des idéologies peuvent autant nous libérer que nous meurtrir.

Le livre s’adresse à tout lecteur intéressé par le bouddhisme et/ou la philosophie. Son écriture montre aussi que le bouddhisme peut aujourd’hui se penser autrement, et s’ouvrir à la pensée occidentale, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités.





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Libre de soi, libre de tout Version imprimable

Libre de soi, libre de tout, le livre du maître zen Shunryû Suzuki (1904-1971) est sorti voici quelques jours. J'en ai écrit la préface que je vous livre ici. Je vous remercie de ne pas la copiercoller (© Les Éditions du Seuil).





Shunryu Suzuki était un maître zen japonais. On pourrait mieux dire un homme simple et généreux qui transmit à l’Occident une voie ancestrale fondée sur la méditation et la bonté du cœur. Son père était un moine sans le sou, une sorte de petit curé de campagne qui appartenait à
l’école Sôtô, la plus importante des écoles zen japonaises fondée au XIIIe siècle par le maître Dôgen. En 1872, le gouvernement impérial japonais avait autorisé le mariage des bonzes de toutes les écoles bouddhistes et, en quelques dizaines d’années, la plupart d’entre eux s’étaient mariés. Suzuki naquit la vingt-septième année de l’ère Meiji (1904) dans le temple paternel qui se trouvait dans la préfecture de Kanagawa, non loin de Tôkyô. Il grandit dans un univers singulier aux règles séculaires, premier fils d’un moine déjà âgé. L’enfant voulut à son tour suivre la voie du Bouddha. Son père l’envoya alors auprès de son ancien disciple, Soon Suzuki, qui était l’abbé de Zoun’in, un temple dans la préfecture voisine de Shizuoka.

Le jeune garçon fut ordonné novice le jour de son treizième anniversaire. Le maître lui rasa le crâne et lui donna le double nom religieux de Shôgaku Shunryu ce qui signifie « Montagne sacrée auspicieuse », « Haut Tertre excellent ». Soon était taciturne et rude, il avait surnommé son nouvel élève « Le Concombre tordu ». De jeunes novices avaient aussi rejoint le temple, mais, les uns après les autres, tous s’en allèrent. Seul le jeune Shunryu resta. Adolescent, il s’exerça au zen sous la férule de Soon et dans d’autres temples encore. Ce premier apprentissage s’acheva en 1926, année où il reçut la transmission du dharma : Lors d’un rituel traditionnel, son maître l’authentifiait comme l’héritier d’une lignée de moines qui, de proche en proche, remontait jusqu’au Bouddha Shâkyamuni. En 1929, Soon se retirait et Shunryu prit à son tour la direction du temple de Zoun’in.

L’itinéraire de Shunryu se poursuivit selon les règles de l’école Sôtô. En 1930, il entra au monastère d’Eiheiji, l’un des deux sièges de l’école, pour une période d’entraînement intensive de méditation et d’étude. Là, il devint l’assistant de Ian Kichizawa (1865-1955) qui deviendra son second maître. Ian était l’un des grands enseignants zen de l’époque, un spécialiste de l’œuvre et de la pensée du maître Dôgen. En 1931, il entra pour une nouvelle période d’entraînement au monastère de Sôjiji, le second siège de l’école. Par la suite, il mena la vie traditionnelle des chefs de temple japonais. Chaque moine se devait alors d’avoir une épouse pour le seconder dans ses tâches quotidiennes et lui donner des enfants, au moins un garçon pour reprendre le temple, puisque la charge était devenue plus ou moins héréditaire. Un premier mariage fut arrangé, mais l’épouse malade ne put tenir son rang. Le mariage fut annulé. Il se remaria ensuite en 1935.

L
es années passaient, ponctuées de joie, la naissance de ses enfants, mais aussi de douleurs et de drames, comme la perte de sa seconde femme, tuée par un moine au tempérament trouble dans un accès de démence, et le suicide de l’une de ses filles qui ne pouvait se remettre du décès de sa mère.

Dans sa jeunesse, Shunryu avait appris l’anglais. En 1956, on lui proposa une première fois de venir aux États-Unis afin de prendre un poste à Sôkôji, un temple de l’école Sôtô fondé dans les années 1930 à San Francisco pour la communauté japonaise, mais ses obligations dans son propre temple ne lui permirent pas à ce moment-là d’accepter. La proposition lui fut renouvelée en 1958. Cette fois-là, il n’hésita guère. En mai 1959, il arrivait sur la côte ouest américaine. Il avait cinquante-cinq ans et n’était guère familier des manières occidentales. Il s’installa à Sôkôji sans idée particulière. Mais un vent nouveau soufflait en Californie. Alan Watts, l’écrivain libertaire, venait de publier Le bouddhisme zen et Jack Kerouac, captivé par l’Orient, Les Clochards célestes. Le bouddhisme et le zen fascinaient une nouvelle génération d’Américains.

À peine Shunryu était-il arrivé qu’une jeune femme lui rendit visite pour lui demander quelques conseils, car son mari voulait se rendre au Japon étudier le zen. Il les invita à se joindre à sa méditation puisqu’il méditait tous les matins à 5 h 45. La rumeur se propagea – un moine pratiquait le zazen, la méditation zen ! –  et très vite un petit groupe de Californiens se joignit à la méditation matinale. Puis il annonça qu’il proposerait une seconde méditation à 17 h 30. En février 1960, il animait une première retraite de méditation longue de trois jours dans l’enceinte du temple. L’aventure avait commencé. Le moine japonais ordinaire devenait une figure américaine. En 1962, Shunryu fut officiellement promu nouvel abbé de Sôkôji. En 1963, il ordonnait un premier Américain comme moine bouddhiste, alors qu’il n’avait jamais eu de disciples au Japon hormis son fils promis à la succession du temple. En 1967, il inaugurait le premier monastère zen hors des terres japonaises, le
Centre de Tassajara, dans les montagnes californiennes, puis en 1969 le Centre Zen de San Francisco (aujourd’hui l’un des plus grands centres zen américains). Au début de l’année 1971, on lui diagnostiqua un cancer. Il mourut le 4 décembre de la même année dans son pays d’adoption où il avait vécu douze ans, le temps d’un cycle du calendrier asiatique.

En 1970, ses disciples publièrent Esprit zen, esprit neuf [1], une compilation de ses enseignements. Son célèbre portrait en noir et blanc reproduit sur la quatrième de couverture de l’édition américaine (p. 15 de l’édition française) tranche avec les photographies officielles. Shunryu n’est pas rasé depuis plusieurs jours, son regard est perçant, il sourit, mais ses traits sont tirés. La photographie fut prise pendant une session de pratique au Centre de Tassajara. Ce portrait témoigne de la pratique du zen : être vivant, réel, sans apprêt ni fioriture. C’est ce qu’il l’enseignait. Dans un biographie émouvante intitulée Le Concombre tordu [2], David Chadwick, qui fut aussi son disciple, narre une vie à bien des égards austère et difficile. De son enfance passée dans les carcans d’un Japon encore féodal aux tragédies qui ont jalonné son existence, le parcours de Shunryu n’est pas forcément de ceux qui portent à la quiétude. Et pourtant.

Son enseignement témoigne d’une joie et d’une liberté infinies. Il marche à son tour sur les traces des hommes de la voie du passé. Ceux-là ne cherchaient pas à s’échapper de la vie mais à l’illuminer, peu importe les difficultés et les souffrances. La voie du zen prend appui sur la méditation, s’asseoir droit, immobile et silencieux sans refuser ni quémander quoi que soit, l’esprit vaste. L’exercice invite à délaisser les échappatoires, les travestissements et les bavardages du quotidien afin de voir la réalité à nu, « les choses comme c’est », pour reprendre une expression que Shunryu utilisait souvent. Il n’a jamais rien écrit. Il parlait à la façon des moines zen, improvisant autour d’un thème, d’une histoire zen ou d’un évènement sur tel ou tel aspect du bouddhisme ou du zen.

Esprit zen, esprit neuf
, un recueil court, avait été compilé par ses disciples à partir d’enseignements oraux. Libre de soi, libre de tout, qui le prolonge et qui est enfin offert au public francophone, reprend d’autres enseignements oraux, peu retouchés également pour garder la vivacité de la parole. Quelque chose bat dans ces paroles. On serait tenté de dire la force, la tendresse, l’humilité et l’immédiateté. Elles expriment la puissance du zen.

[1] Paris, Seuil, « Points Sagesses », 1977.

[2]
D. Chadwick, Crooked Cucumber : the Life and Zen teaching of Shunryu Suzuki, Broadway Books, 1999.

Reproduction interdite (© Les Éditions du Seuil).

 


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