Cuisiner, manger, s'éveiller Version imprimable

L'ermitage du Lotus Version imprimable

L’an cinq de l’ère Kenchô (1253), au début du huitième mois, le maître zen Dôgen quitte ses montagnes du nord du Japon. Malade et alité depuis de longs mois, il rejoint la grande cité de Kyôto pour y chercher quelque secours. Un fidèle laïque du nom de Kakunen l’accueille en sa demeure. Il mourra moins de trois semaines après dans la résidence de son hôte. Sa biographie rapporte un ultime geste peu avant de s’éteindre : il se lève et circumambule dans la pièce qui lui est réservée tout en psalmodiant des paroles du Bouddha extraites de l’un des chapitres conclusifs du Sûtra du Lotus :

« Dans le pays où vous vous trouverez, s’il en est qui l’acceptent [le Sûtra du Lotus], le gardent, le lisent, le récitent, le copient et pratiquent selon ce qui est exposé, à l’endroit où demeureront les volumes de ce texte, que ce soit dans un jardin ou dans une forêt, au pied d’un arbre, dans des quartiers monastiques ou dans une résidence laïque, dans un palais, une vallée de montagne ou un désert, il vous faudra chaque fois ériger une pagode et y faire offrande. Pourquoi cela ? Sachez qu’un tel endroit est le lieu de la voie, que là même les bouddhas obtiennent l’éveil complet et parfait sans supérieur, que là même les bouddhas mettent en branle la roue du dharma, que là même les bouddhas entrent dans l’extinction suprême [1]. »

Après avoir récité le passage, il prend un pinceau et calligraphie sur un pilier en bois « l’Ermitage du Livre du lotus du merveilleux dharma » (Myôhôrengekyôan), consacrant ainsi la résidence du disciple Kakunen. En ce lieu, même les bouddhas prêchent ; en ce lieu, même les bouddhas viennent mourir. Comme l’enseigne le sûtra, les bouddhas sont toujours convoqués par la foi en ce livre. L’anedocte est mentionnée pour la première fois dans la biographie étendue de Dôgen composée deux siècles après sa mort sans que l’on puisse en déterminer l’historicité [2]. Qu’importe. Dôgen est l’héritier d’une tradition japonaise qui révère le Sûtra du Lotus comme le cœur des enseignements du Bouddha. Ce moine a laissé de nombreux écrits rédigés en chinois ou en japonais, médités aujourd’hui au-delà même des cercles religieux de l’école zen, tant sa pensée paraît renouveler la pensée [3]. S’aventurer dans les méandres divagants de son écriture est toujours une épreuve ; elle se disloque, elle s’épure jusqu’à l’inintelligible, alors qu’à l’évidence chaque mot, chaque phrase, chaque paragraphe semble dominé par l’exigence. Il y a là comme une déroute qui exige du lecteur une humble opiniatreté. Lecture après lecture, on pressent cependant une œuvre fécondée par le Lotus. Il écrit : « Les volumes de ce texte sont le corps entier de l’Ainsi-venu. Révérer les volumes de ce texte revient à vénérer l’Ainsi-venu. Trouver les volumes de ce texte revient à trouver l’Ainsi-venu. Les volumes de ce texte sont les reliques de l’Ainsi-venu [4]. » Les passages strictement dévotionnels ne sont pas nécessairement les fragments les plus essentiels de son œuvre, ils fonctionnent comme des signes à la manière de cette calligraphie peinte sur un pilier d’une maison de Kyôto [5].

Notes :
1. Le Sûtra du Lotus, trad. du chinois par Jean-Noël Robert, Paris, Fayard, 1997, p. 337 (avec quelques modifications). Version originale chinoise, Taishô, IX, 262, p. 52a.
2. Il s’agit du Kenzeiki, la biographie de Dôgen rédigée par le moine Kenzei (1415-1474). Sur l’anedocte, cf. Mizuno Yaoko, Dôgen zenji no ningenzô, Tôkyô, Iwanami shoten, 1995, p. 189-191.
3. Masao Abe, A Study of Dôgen: His philosophy and Religion, Albany, SUNY Press, 1992. L’une des analyses les plus pertinentes qui ait été écrite sur Dôgen.
4. « Le Corps entier de l’Ainsi-venu », Shôbôgenzô (Mizuno Yaoko, éd.), Tôkyô, Iwanami shoten, 1991, volume 3, p. 349.
5. Sur la présence du Sûtra du Lotus dans l’œuvre de Dôgen, on lira le beau livre de Taigen Dan Leighton, Visions of Awakening Space and Time: Dogen and the Lotus Sutra, New York, Oxford University Press, 2007.
 
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La nature de bouddha Version imprimable

Pour Christophe et tous ceux qui souhaitent se confronter à la pensée et à l’écriture du maître zen Dōgen, je propose une traduction (provisoire) annotée des premières lignes de Busshō, «La nature de bouddha», l’un de ses plus célèbres essais.
Attention : mal de tête garanti. Ouppss!!


Texte original

(Je suis la version moderne établie par Mizuno Yaoko) :

釋迦牟尼佛言、一切衆生、悉有佛性。如來常住、無有變易。

これ、われらが大師釋尊の師子吼の轉法輪なりといへども、一切諸佛、一切祖師の頂[寧+頁]眼睛なり。參學しきたること、すでに二千一百九十年[當日本仁治二年辛丑歳]正嫡わづかに五十代[至先師天童淨和尚]、西天二十八代、代代住持しきたり、東地二十三世、世世住持しきたる。十方の佛祖、ともに住持せり。

世尊道の一切衆生、悉有佛性は、その宗旨いかん。是什麼物恁麼來の道轉法輪なり。あるいは衆生といひ、有情といひ、群生といひ、群類といふ。悉有の言は衆生なり、群有也。すなはち悉有は佛性なり。悉有の一悉を衆生といふ。正當恁麼時は、衆生の内外すなはち佛性の悉有なり。單傳する皮肉骨髓のみにあらず、汝得吾皮肉骨髓なるがゆゑに。

しるべし、いま佛性に悉有せらるる有は、有無の有にあらず。悉有は佛語なり、佛舌なり。佛祖眼睛なり、衲僧鼻孔なり。悉有の言、さらに始有にあらず、本有にあらず、妙有等にあらず、いはんや縁有妄有ならんや。心境性相等にかかはれず。しかあればすなはち、衆生悉有の依正、しかしながら業増上力にあらず、妄縁起にあらず、法爾にあらず、神通修證にあらず。もし衆生の悉有、それ業増上および縁起法爾等ならんには、諸聖の證道および諸佛の菩提、佛祖の眼睛も、業増上力および縁起法爾なるべし。しかあらざるなり。盡界はすべて客塵なし、直下さらに第二人あらず、直截根源人未識、忙忙業識幾時休なるがゆゑに。妄縁起の有にあらず、徧界不曾藏のゆゑに。徧界不曾藏といふは、かならずしも滿界是有といふにあらざるなり。徧界我有は外道の邪見なり。本有の有にあらず、亙古亙今のゆゑに。始起の有にあらず、不受一塵のゆゑに。條條の有にあらず、合取のゆゑに。無始有の有にあらず、是什麼物恁麼來のゆゑに。始起有の有にあらず、吾常心是道のゆゑに。まさにしるべし、悉有中に衆生快便難逢なり。悉有を會取することかくのごとくなれば、悉有それ透體脱落なり。


Essai de traduction

Le Bouddha Śākyamuni a dit : «À tous les êtres vivants en totalité est la nature de Bouddha, l’Ainsi-venu demeure en pérennité sans aucun changement.»

Outre qu’il s’agisse de la mise en branle de la roue du dharma, le rugissement du lion de notre grand maître, le vénéré Śākya, c’est le crâne et la prunelle de tous les bouddhas et de tous les maîtres-patriarches. [Cette parole] a été étudiée pendant deux mille cent quatre vingt-dix années (à présent la seconde année kanoto ushi de l’ère Ninji au Japon) par quelque cinquante générations d’héritiers authentiques (jusqu’à mon ancien maître, le révérend Jing de Tiantong). Tour à tour, vingt-huit générations sous les cieux occidentaux l’ont préservée. L’une après l’autre, vingt-trois générations dans les terres orientales l’ont préservée. Ensemble, les bouddhas et les patriarches des dix directions l’ont préservée.

Quel est le sens de la parole du Vénéré du monde : «À tous les êtres vivants en totalité est la nature de bouddha »? Il tient dans la parole qui tourne la roue du dharma : «Quel est l’être ainsi venu ?» On dit soit les êtres vivants, les êtres sensibles, tous les êtres ou toutes sortes d’êtres. L’expression «la totalité de ce qui est» désigne tout ce qui vit et tout ce qui est. La totalité de ce qui est, c’est la nature de bouddha. L’intégralité de la totalité de ce qui est s’appelle tout ce qui vit. À ce moment précis, l’intériorité et l’extériorité de tout ce qui vit est la totalité de ce qui est de la nature de bouddha. Il ne s’agit pas simplement de la peau, de la chair, des os et de la moelle transmis comme unicité, puisque «tu as reçu de moi peau, chair, os et moelle.»

Sachez que ce qui est qui est à présent totalement donné à être par la nature de bouddha n’est pas l’être d’un être [qui s’oppose au] néant. La totalité de ce qui est est un mot de bouddha, une expression de bouddha. Il s’agit de la prunelle des bouddhas et des patriarches, du nez des moines [zen] à la robe rapiécée. L’expression «la totalité de ce qui est» ne désigne pas plus un être émergent, un être originel ou un autre être merveilleux. À plus forte raison, comment pourrait-il désigner un être conditionné ou un être illusoire ? Il n’a rien à voir avec l’esprit et les objets mentaux, la nature essentielle et les aspects phénoménaux et ce genre de choses. Ainsi donc, [la rétribution] directe et indirecte de tout ce qui vit, la totalité de ce qui est, ne relève en rien du pouvoir génératif du karma, d’une coproduction conditionnée d’illusion, d’un ordre naturel des choses ni de l’exercice et de la réalisation des pouvoirs surnaturels. Si la totalité de ce qui est de tout ce qui vit relevait de la génération du karma, de la coproduction conditionnée ou de l’ordre naturel des choses, la réalisation de la voie des sages, l’éveil des bouddhas, la prunelle des bouddhas et des patriarches devraient relever du pouvoir génératif du karma, de la coproduction conditionnée ou de l’ordre naturel des choses. Il n’en n’est rien. Le monde entier est totalement dépourvu de poussières adventices ; immédiatement, il n’y a plus de seconde personne car «La personne ignore qu’elle tranche directement la racine / quand donc l’incessante conscience karmique s’arrêtera-t-elle ?» Il ne s’agit pas de l’être d’une coproduction conditionnée d’illusion car «Rien n’est dissimulé dans le monde entier». «Rien n’est dissimulé dans le monde entier» ne revient certainement pas à dire que «le monde en totalité est l’être». «Le monde entier est mon être» est la vue erronée d’un non-bouddhiste. Il ne s’agit pas de l’être d’un être originel puisqu’«il embrasse le passé et le présent.» Il ne s’agit pas d’un être apparu en un commencement puisqu’«Il n’admet pas une seule poussière.» Il ne s’agit pas d’un être d’individualité puisqu’«il rassemble». Il ne s’agit pas de l’être d’un être sans commencement car «Quel est l’être ainsi venu ?» Il ne s’agit pas d’un être apparu en un commencement car «Mon esprit constamment est la voie.» Vous devez savoir qu’au sein de la totalité de ce qui est «l’agilité de tout ce qui vit est difficile à saisir». Si on comprend ainsi la totalité de ce qui est, la totalité de ce qui est est percée et dépouillement.


Choix de traduction et explications

釋迦牟尼佛言、一切衆生、悉有佛性。如來常住、無有變易。
Le Bouddha Śākyamuni a dit : «À tous les êtres vivants en totalité est la nature de Bouddha, l’Ainsi-venu demeure en pérennité sans aucun changement.»

Une phrase du Sūtra du Nirvāṇa (au chapitre intitulé «Le bodhisattva Rugissement de lion»). Dōgen la donne dans sa forme originale chinoise sans proposer de lecture japonaise.
La phrase, fort simple, ne pose strictement aucune difficulté grammaticale et tout lecteur familier du chinois en restitue immédiatement le sens :
Le bouddha Śākyamuni a dit : «Tous les êtres vivants sans exception possèdent la nature de Bouddha, l’Ainsi-venu demeure en pérennité sans aucun changement.»
Mot à mot :
釋迦牟尼佛 Le bouddha Śākyamuni ; 言 dit / a dit ; 一切 tous / l’ensemble ; 衆生 les êtres vivants / les êtres ; 悉 tous / entièrement / sans exception ; 有 ont / possèdent ; 佛性 la nature de bouddha / la bouddhéité ; 如來 l’Ainsi-venu / le tathāgata (un épithète du Bouddha) ; 常 toujours / constant ; 住 demeure ; 無有 sans qu’il y ait / exempt de / dépourvu de ; 變易 changement / transformation.
Le redoublement 一切… 悉 «tous... sans exception» est une forme courante dans les textes bouddhistes chinois. 常住 est parfois traduit par «demeure éternel», mais la présence du Bouddha bien que fort longue au regard de la longévité humaine au point de paraître quasi-éternelle reste limitée. Jean-Noël Robert propose la belle formulation «demeure en pérennité» que je reprends.
Il faut bien souligner qu’il n’existe pas d’autre possibilité de lire la phrase. Pourtant, Dōgen lit autrement en jouant de l’équivocité du chinois. Au lieu de lire les deux caractères 悉有 comme un adverbe (悉 shitsu / kotogotoku, «tous») suivi d’un verbe (有 u / aru, «avoir»), il les considère comme une unité lexicale 悉有 lue shitsuu. Cette nouvelle lecture bouleverse évidemment la structure grammaticale de la phrase qui se lit alors «tous les êtres vivants, shitsuu est nature de bouddha».
En chinois, on trouve l’expression courante 萬有 man’u, «les dix mille êtres / les dix mille existences». En fait, Dōgen comprend 悉有 shitsuu comme une forme redoublée et signifiante de 衆生 shujō, «les êtres vivants». Ce terme de shujō est composé de deux caractères, 衆 qui signifie «tous, la multitude, la foule» et 生 «la vie». 衆生 shujō signifie très littéralement «tout ce qui vit». Dans son commentaire, Dōgen soulignera que la plupart des synonymes de shujō ont un préfixe qui indique une totalité : 群生 gunjō, lit. «tout ce qui vit», 群類 gunrui, lit. «toutes espèces», 群有, gun’u, lit. «tout ce qui est». 悉有 est lui-même composé de 悉, «tous» et 有, «les êtres / les existences». Faut-il simplement lire dans ce 悉有 shitsuu, «les êtres» ? Pas exactement puisqu’on le verra, il fait un usage particulier du caractère 有. Je réserve pour l’instant la question de la traduction de ce shitsuu pour revenir à la traduction française de la phrase du sūtra dans le contexte du chapitre. 有 est lu par Dōgen non dans le sens de «avoir, posséder» mais d’«être, exister» (les deux sens sont concurrents en chinois). Pour rendre en français le texte de Dōgen, nous sommes à la fois obligé de traduire la phrase chinoise (que Dōgen laisse en l’état, dans une position pourrait-on dire de pré-lecture) et le commentaire japonais (qui donne la lecture de la phrase). Toute traduction annihile nécessairement cet écart. Les traducteurs balancent entre deux positions. La première consiste à traduire la phrase chinoise comme il convient : «Tous les êtres vivants sans exception possèdent la nature de Bouddha, l’Ainsi-venu demeure en pérennité sans aucun changement.» Dans sa propre version, Carl Bielefeldt (Soto Zen Text Project) traduit de cette manière : «All living beings in their entirety have the buddha nature. The tathāgata always abides, without any change.» Bielefeldt garde le sens originel de la phrase chinoise (All living beings... have the buddha nature / tous les êtres vivants... ont la nature de bouddha) mais traduit l’adverbe 悉 par «in their entirety / dans leur intégralité» afin de créer la liaison avec le commentaire de Dōgen. Le risque évidemment est que le commentaire devienne incompréhensible au regard de la phrase d’origine. Une autre possibilité consiste à traduire selon la propre interprétation de Dōgen, mais la torsion sous sa plume de la langue chinoise n’est plus lisible. Dans Dôgen et les paradoxes de la bouddhéité (Droz, 1999), Pierre Nakimovitch fait un choix intéressant puisqu’il rend la formule possessive par le verbe être. Il traduit comme suit : «Le Buddha Śākyamuni dit : "À tous les existants en totalité est la bouddhéité ; l’Ainsi-venu, en permanence, demeure, sans être altéré."» Être, ici ne rend pas l’existence mais l’appartenance (être à = appartenir). Et plutôt que de traduire l’adverbe 悉 par «sans exception», il traduit par «en totalité», puisque Dōgen explore dans le paragraphe qui suit la question de la totalité. Il s’agit d’une solution élégante qui permet de garder le sens original tout en introduisant le verbe être et le mot de totalité. Je suis cette solution.


これ、われらが大師釋尊の師子吼の轉法輪なりといへども、一切諸佛、一切祖師の頂[寧+頁]眼睛なり。
Outre qu’il s’agisse de la mise en branle de la roue du dharma, le rugissement du lion de notre grand maître, le vénéré Śākya, c’est le crâne et la prunelle de tous les bouddhas et de tous les maîtres-patriarches.

われらが wareraga, «notre», pronom possessif pluriel. La formule «notre bouddha» n’est pas habituelle chez Dōgen. Quel est donc ce «nous» われら warera ? Le pronom paraît désigner les êtres vivants qui sont dans un rapport d’inclusion mutuellle avec le Bouddha. Cf. la célèbre phrase du Bouddha dans Le Sūtra du Lotus : 一切衆生。皆是吾子。«Les êtres vivants en leur ensemble sont tous mes enfants.»
釋尊 shakuson, «le vénéré Śākya», pour 釋迦世尊 Shakamuni seson, «le vénéré du monde Śākyamuni».
師子吼 shishiku, «le rugissement du lion». La parole du Bouddha est comparée au rugissement d’un lion qui fait trembler les animaux et arrête les oiseaux dans leur course.
轉法輪 tenbōrin, «la mise en branle de la roue du dharma», une métaphore pour l’enseignement d’un bouddha.
なりといへども nari to iedomo, «bien qu’il soit», forme conjonctive adversative.
頂[寧+頁]眼睛, chōnei ganzei (autre lecture chinnin ganzei), «le crâne et la prunelle». Chōnei se comprend comme la tête ou plus précisément le sommet de la tête. Le second idéogramme du composé est rare. Ganzei est le globe oculaire.
Dōgen utilise couramment ce genre de métaphore physique pour rendre l’enseignement vivant en tant qu’il se transmet. C’est même l’un de ses traits d’écriture. Cf. cette phrase exemplaire au chapitre Kankin du Shōbōgenzō :
« Les ustensiles de la maison de Bouddha furent tous authentiquement transmis [au vingt-septième patriarche]. Il préserva le crâne et la prunelle, le poing et le nez, la canne et le bol, la robe et le dharma, les os et la moelle et le reste.» (佛家の調度ことごとく正傳せり。頂[寧+頁]眼睛、拳頭鼻孔、拄杖鉢盂、衣法骨髓等を住持せり。)
祖師 soshi, «maître-patriarche», ici tous les maîtres de la lignée du zen.
一切諸佛、一切祖師 issai shobutsu, issai soshi, je traduis par «tous les bouddhas et tous les maîtres patriarches» mais l’expression originale est plus forte et renforce l’idée de totalisation, «l’ensemble de tous les bouddhas et tous les maîtres-patriarches».
On remarquera la progression de l’écriture qui articule le multiple (われら warera, «nous») à l’un (大師釋尊 daishi shakuson, l’unique Bouddha de notre univers) puis l’un (大師釋尊 daishi shakuson) au multiple (一切諸佛、一切祖師, issai shobutsu, issai soshi, «l’ensemble de tous les bouddhas, l’ensemble des maîtres-patriarches»).


參學しきたること、すでに二千一百九十年[當日本仁治二年辛丑歳]正嫡わづかに五十代[至先師天童淨和尚]、西天二十八代、代代住持しきたり、東地二十三世、世世住持しきたる。
[Cette parole] a été étudiée pendant deux mille cent quatre vingt-dix années (à présent la seconde année kanoto ushi de l’ère Ninji au Japon) par tout juste cinquante générations d’héritiers authentiques (jusqu’à mon ancien maître, le révérend Jing de Tiantong). Tour à tour, vingt-huit générations sous les cieux occidentaux l’ont préservée. L’une après l’autre, vingt-trois générations dans les terres orientales l’ont préservée.


參學しきたること sangaku shi kitaru koto, lit. «ce qui a été étudié» (kitaru est un suffixe verbal qui marque l’accompli ; l’étude a été épuisée jusqu’à son terme). Le verbe 參學す sangaku su, spécifique de la littérature zen, désigne l’étude totale du corps et de l’esprit.
すでに sudeni, je comprends l’adverbe comme la seule marque du passé.
, «à présent, aujourd’hui».
千一百九十年 nisen ippyaku kyūjū nen, «deux mille cent quatre vingt-dix années». Selon le comput de la tradition zen, la mort du Bouddha est placée en l’an 949 avant Jésus-Christ.
日本仁治二年辛丑歳 nihon ninji ninen kanoto ushi sai, «la seconde année kanoto ushi (= cadet du métal, bœuf) de l’ère Ninji du Japon», soit l’année 1241 de l’ère chrétienne. Les dates combinent habituellement l’année de l’ère et l’année du cycle sexagésimal.
正嫡 shōchaku, «authentique héritier», l’expression, abondamment utilisée par Dōgen, est ignorée de la littérature zen.
わづかに wazukani, «quelque, à peine, seulement». À prendre ici au sens de «tout juste».
先師天童淨和尚 senshi tendō jō oshō, «[mon] ancien maître, le révérend Jing de Tiantong», autrement dit Tiantong Rujing, le maître chinois de Dōgen dont il reçu la transmission. Il est usuel d’abréger le nom en ne gardant que le second idéogramme (Jing pour Rujing). 先師 senshi, est le qualificatif que l’on donne à son maître-racine après son décès.
西天二十八代… 東地二十三世... saiten nijūhachidai... tōchi nijūsanse..., «vingt huit générations sous les cieux occidentaux (= l’Inde)... vingt trois générations sur les terres orientales (= la Chine)...» de Mahākāśyapa à Bodhidharma, puis de Bodhidharma à Rujing.
Bodhidharma est compté à la fois comme la dernière génération indienne et la première génération chinoise.
代代住持しきたり… 世世住持しきたる daidai jūji shi kitari... seze jūji shi kitaru, lit. «l’ont préservée génération après génération... l’ont préservée génération après génération». Pour éviter les répétitions je traduis par «tour à tour», «l’une après l’autre». 世 se, est un parfait synonyme de 代, dai. Il n’a pas le sens, ici, de «siècle» ou d’«âge».
十方の佛祖、ともに住持せり jippō no busso, tomoni jūji seri, «Ensemble, les bouddhas et les patriarches des dix directions l’ont préservée.»
La parole a été préservée dans le temps (cinquante générations) et dans l’espace (les dix directions). Les termes de 代代 daidai, 世世 seze, renforcent l’idée de succession temporelle, l’adverbe ともに tomoni («les uns et les autres, tous, en commun»), celle de coprésence.


世尊道の一切衆生、悉有佛性は、その宗旨いかん。
Quel est le sens (宗旨 sōshi) de la parole (道 ) du Vénéré du monde : «À tous les êtres vivants en totalité est la nature de bouddha »?

宗旨 sōshi, «le sens, le principe essentiel».
On notera le terme de 道 , «parole», puis dans le paragraphe といふ to iu, «on dit», 言 gon, «l’expression», et encore といふ to iu, «s’appelle». Dōgen nous convie à une exploration langagière. Le Bouddha parle.


是什麼物恁麼來の道轉法輪なり。
Il tient dans la parole (道 ) qui tourne la roue du dharma (轉法輪 tenbōrin): «Quel est l’être (物 butsu) ainsi venu ?»
Plus littéralement : «C’est la parole...»

Pour commencer, Dōgen rappelle une phrase extraite d’un fameux dialogue qu’il cite et commente souvent. Nanyue Huairang visite le sixième patriarche et celui-ci lui demande lui demande 是什麼物恁麼來 «Qu’est-ce qui vient ainsi ?» ou plus littéralement encore «quelle est cette chose/personne (物) qui vient ainsi ?»butsu ou motsu, signifie à la fois la chose, l’affaire, la personne (quelque chose d'existant dans sa dimension concrète. Le chinois possède l’expression 萬物 manbutsu, «les dix mille êtres»). En japonais, le terme est homophone de 佛 butsu, bouddha. Dōgen joue sciemment de cette homophonie dans Gabyō, un autre chapitre du Shōbogenzō daté de 1242, dont la toute première phrase est :
«Puisque tous les bouddhas (butsu) sont réalisés, toutes choses/tous les êtres (butsu) le sont.» (諸佛これ證なるゆゑに、諸物これ證なり。)
恁麼 inmo est une forme vulgaire pour 如 nyo, «ainsi». Dans l’expression 物恁麼來 butsu inmo rai, on peut donc également entendre 佛如來 butsu nyorai, «le bouddha ainsi-venu» comme le relèvent plusieurs auteurs modernes.
Dans le contexte du paragraphe, je traduis par «Quel est l’être ainsi venu ?» plutôt que par la traduction habituelle «Qu’est-ce qui vient ainsi ?»


あるいは衆生といひ、有情といひ、群生といひ、群類といふ。 
On dit soit les êtres vivants (衆生 shujō), les êtres sensibles (有情 ujō) tous les êtres (群生 gunjō) ou toutes sortes d’êtres (群類 gunrui).

On peut entendre dans ce «on dit» (といふ to iu) la réponse à la question qui précède «Quel est l’être ainsi venu ?» Cette interprétation est corroborée par les commentaires traditionnels, notamment celui de Kyōgō (début du XIVe siècle).
Dōgen liste une série de synonymes qui signifie tous «les êtres» et dont trois d’entre eux réfèrent à une totalité. Dans un autre contexte, on devrait simplement les traduire par «les êtres», mais pour les différencier et annoncer l’explication de Dōgen donnée dans la phrase suivante, je traduis par «êtres vivants», «êtres sensibles», «tous les êtres», «toutes sortes d’êtres» selon leur signification propre.


悉有の言は衆生なり、群有也。
L’expression (言 gon) «la totalité de ce qui est» (悉有 shitsuu) désigne tout ce qui vit (衆生 shujō) et tout ce qui est (群有 gun’u).

L’explication est enfin donnée par Dōgen, le terme de 悉有 shitsuu est calqué sur 衆生 shujō, les êtres, lit. «tout ce qui vit» et 群有 gun’u, les êtres, «lit. tout ce qui est». 悉有 shitsuu pourrait donc simplement être traduit par «les êtres», mais Dōgen souligne ici la dimension totalisante de l’existence. La plupart des traducteurs traduisent par des formules comme «la totalité de l’être» ou «l’être-en-totalité» mais celles-ci ont des accents qui peuvent être trompeurs, Dōgen ne développe nullement une ontologie de l’être. 有 u se comprends à la fois comme l’être et l’existence. Je traduis donc littéralement «la totalité de ce qui est» pour évacuer cette possible lecture ontologique. Dans un souci d’homogénéité, je traduis ensuite 衆生 shujō et 群有 gun’u dans leur sens littéral, «tout ce qui vit» et «tout ce qui est». Plus loin dans ce chapitre Busshō, Dōgen refuse de comprendre shujō comme les seuls êtres animés. Il a à l’évidence le sens littéral en tête, «tout ce qui vit» (voir ci-après).
gon, le terme lui-même mais également le dire du bouddha (cf. la phrase initiale 釋迦牟尼佛言, «Le Bouddha Śākyamuni a dit»).
En lieu et place de 群有 gun’u, plusieurs manuscrits donnent 即有 sokuu, «l’être en tant que tel», un néologisme de Dōgen qui fera l’objet d’un développement au cours du chapitre. Cette leçon ne semble guère cohérente dans ce passage et n’est pas retenue dans les éditions modernes du Shōbōgenzō.


すなはち悉有は佛性なり。
La totalité de ce qui est (悉有 shitsuu), c’est la nature de bouddha (佛性 busshō).

すなはち sunawachi, l’adverbe n’a ici qu’une valeur d’insistance (sinicisme). Je traduis donc par «c’est la nature de bouddha» plutôt que par «est la nature de bouddha».
Il convient évidemment de mettre en parallèle 衆生 shujō, «tout ce qui vit / les êtres vivants» et 佛性 busshō, l’un est l’autre. 性 shō, «la nature», ne doit pas être compris comme une essence, il représente la dimension vivante (生 shō, la vie) du Bouddha. Pour Dōgen, ce ne sont que des dénominations différentes pour une même réalité. Plus loin, il écrira qu’il ne convient pas de penser 有 u, «ce qui est/l’être», en relation avec le couplet 性相 shōsō, la nature (essentielle) en tant qu’elle s’oppose aux aspects (phénoménaux).


悉有の一悉を衆生といふ。
L’intégralité (一悉 isshitsu) de la totalité de ce qui est (悉有 shitsuu) s’appelle tout ce qui vit (衆生 shujō).

Le terme 一悉 isshitsu est ambigu, on peut le comprendre soit comme «une totalité» (au sens d’une fraction de la totalité) soit comme «la complète totalité» (l’intégralité de la totalité). Plusieurs manuscrits donnent la lecture alternative 一分 ichibun. En chinois 一分 ichibun, signifie à la fois «une part» et «le tout».
Les explications sont variables interprétant tantôt «une part» tantôt «le tout». Par exemple, Kyōgō, au début du XIVe siècle, écrit :
«Shitsuu no ichibun (悉有の一分) signifie une totalité sans limites et absolument pas une part opposée à deux.» (悉有の一分と云は、無邊際一分也、更に對二たる一分にてなし。Shōbōgenzō chūkai zensho, «L’Intégrale des commentaires du Shōbōgenzō», 4e volume, p. 91).
À l’inverse, un commentaire de l’époque Edo glose de la façon suivante : «Ichibun paraît vouloir dire quelque chose comme une fraction. Dans la continuité de ce texte, comprendre la totalité n’est pas contradictoire. Néanmoins, en l’état de l’étude, comprendre une fraction semble juste. Lorsqu’on regarde la suite, le sens de totalité devient inadéquat. La double lecture "la totalité" ou "la fraction" ne peuvent interférer si bien qu’on doit éviter une mauvaise compréhension. C’est pourquoi à la ligne suivante, le texte précise : "L’intériorité et l’extériorité de tout ce qui vit est la totalité de ce qui est de la nature de bouddha."» (一分者、猶言少分也、於今文勢、則見全分無妨、而於參學分上、見少分爲是、看取下文見全分義之爲无當、若夫見全見少不可相妨、而免邪見、故左行文云衆生内外即佛性悉有也等。Ibid., p. 294).
Cette seconde interprétation n’est possible que si l’on considère shujō, les êtres vivants, dans leur opposition avec les êtres inanimés, ils ne seraient donc qu’une part de tout ce qui est. Plus loin dans le chapitre, Dōgen donnera une longue interprétation de shujō qui inclut sans conteste les êtres inanimés. Il écrit notamment :
«Les herbes, les arbres, le pays sont l’esprit ; puisqu’ils sont l’esprit, ils sont tout ce qui vit (衆生 shujō) ; puisqu’ils sont tout ce qui vit, ils sont la nature de bouddha de l’être.» (草木國土これ心なり、心なるがゆゑに衆生なり、衆生なるがゆゑに有佛性なり。)
Dans sa version anglaise, Carl Bielefeldt traduit 一悉 isshitsu par «one entirety». Nishijima et Cross traduisent, eux, par «perfect totality» (Master Dogen’s Shobogenzo, Windbell Publications, book 2, p. 2). L’un opte pour le sens «une part», les autres pour «la totalité» (一 ichi peut également signifier parfait : ce qui est complet est parfait).
Je n’arrive pas à lire «one entirety», d’autant qu’auparavant Dōgen identifie shitsuu (tout ce qui est) avec shujō (tout ce qui vit).


正當恁麼時は、衆生の内外すなはち佛性の悉有なり。
À ce moment précis (正當恁麼時 shōtō immo ji), l’intériorité et l’extériorité de tout ce qui vit (衆生 shujō) est la totalité de ce qui est (悉有 shitsuu) de (の no) la nature de bouddha (佛性 busshō).

正當恁麼時 est une expression vulgaire chinoise, «à ce moment précis, en un tel moment».


單傳する皮肉骨髓のみにあらず、汝得吾皮肉骨髓なるがゆゑに。
Il ne s’agit pas simplement de la peau, de la chair, des os et de la moelle transmis comme unicité (單傳す tanden su), puisque «tu as reçu de moi peau, chair, os et moelle.»

La phrase fait référence aux paroles du premier patriarche Bodhidharma qu’il adresse à ses quatre disciples qui lui rendent successivement compte de sa compréhension. À chaque réponse, il répond tour à tour «tu as obtenu ma peau», «tu as obtenu ma chair», «tu as obtenu mes os» et finalement à Huike, son successeur, «tu as obtenu ma moelle». À l’encontre de l’interprétation classique, Dōgen ne considère pas ces quatre réponses comme l’affirmation de quatre degrés de compréhension plus ou moins profondes mais comme des figures équivalentes qui relèvent de la synecdoque (la partie pour le tout).
tan, est un synonyme de 一 ichi qui signifie à la fois «un, seul, simple» mais également «entier, total». L’expression 單傳 tanden, «la transmission unique» est comprise comme la transmission du maître au disciple, et dans un sens restreint comme la transmission donnée à un seul disciple (comme celle de Bodhidharma à Huike).
Dōgen fait résonner 單, «seul», et 汝吾, «toi et moi», 傳, «transmettre» et 得 «recevoir». Il écrit «il ne s’agit pas simplement», のみにあらず nomi ni arazu (forme restrictive). Dans cette phrase, Dōgen renverse la proposition de la phrase précédente, l’intérieur et l’extérieur (内外 naige) forment totalité, ici la totalité est un je et un tu (汝吾 jogo).
Par ailleurs 單傳 peut désigner la seule transmission de Bodhidharma à Eka alors que 汝得吾 celle des réceptions des quatre disciples de Bodhidharma.
Pour souligner ces jeux d’oppositions, je traduis 單傳す tanden su par «transmis comme unicité» et 汝得吾 jotokugo «tu as reçu de moi...»


しるべし、いま佛性に悉有せらるる有は、有無の有にあらず。
Sachez que ce qui est (有 u) qui est à présent (いま ima) totalement donné à être (悉有せらるる shitsuu seraruru) par (に ni) la nature de bouddha (佛性 busshō) n’est pas l’être (有 u) d’un être [qui s’oppose au] néant (有無 umu).

Une phrase difficile. Dōgen transforme la forme nominative shitsuu 悉有 en une forme verbale shitsuu su suffixée de l’auxiliaire du passif raru (悉有せらる shitsuu seraru). On pourrait mieux traduire par «être totalement existentialisé».
On peut vaguement hésiter sur le sens de la particule ni, mais elle introduit bien un complément d’agent (佛性に = «par la nature de bouddha»). A l’époque Edo, on retraduisit le Shōbōgenzō en chinois et le syntagme 佛性に悉有せらるる有は est rendu par 爲佛性所悉有有 (forme passive + complément d’agent). Nishijima et Cross traduisent par «which is totally possessed by the Buddha-nature», avec 有 au sens d’avoir, ce qui ne paraît pas congruent avec l’ensemble de l’explication de Dōgen.
有無 umu, «l’être et le néant, l’existence et l’inexistence».
Après avoir révélé «la totalité de ce qui est», il importe de savoir (しるべし shirubeshi). Il s’agit de lever les mécompréhensions.


悉有は佛語なり、佛舌なり。
La totalité de ce qui est (悉有 shitsuu) est un mot de bouddha, une expression de bouddha.

佛舌 butsuzetsu, lit. «la langue de bouddha». Je comprends l’expression dans un sens figuré.


佛祖眼睛なり、衲僧鼻孔なり。
Il s’agit de la prunelle des bouddhas et des patriarches, du nez des moines [zen] à la robe rapiécée.

Voir ci-dessus, «le crâne et la prunelle».
衲僧 nōsō (lecture alternative nassō), «les moines à la robe rapiécée», le terme désigne spécifiquement les moines zen.


悉有の言、さらに始有にあらず、本有にあらず、妙有等にあらず、いはんや縁有妄有ならんや。
L’expression (言 gon) «la totalité de ce qui est» (悉有 shitsuu) ne désigne pas plus un être émergent (始有 shiu), un être originel (本有 hon’u) ou un autre être merveilleux (妙有 myōu). À plus forte raison, comment pourrait-il désigner un être conditionné (縁有 en’u) ou un être illusoire (妄有 mōu) ?

La philosophie bouddhiste utilise le terme de u 有. Par exemple dans des expressions comme 本有 hon’u, «l’être l’originel» (la source des phénomènes), ou 妙有 myōu, «l’être merveilleux» (la réalité absolue). Jouant librement des termes, Dōgen écarte toute métaphysique qui considérerait l’existence dans sa dimension absolue ou relative.
Si 本有 hon’u, «l’être originel», est un terme courant de la philosophie bouddhiste (dans l’école Yogācāra, il désigne la conscience de tréfonds) 始有 shiu, «l’être émergent» qui s’oppose à lui est un terme forgé par Dōgen. Un commentaire l’interprète comme 本無今有 honmu konnu, «[ce qui est] originellement inexistant mais actuellement existant». Dōgen réfute toute métaphysique de l’existence en tant qu’elle s’oppose à une essence.
本有 hon’u, «l’être originel», est interprété comme 本分 honbun, «l’état originel». Dōgen réfute toute métaphysique de l’essence.
妙有 myōu, «l’être merveilleux», est interprété comme 雖有如幻即空 «existant mais semblable à une magie autrement dit vide». Dōgen réfute toute métaphysique de la vacuité.
縁有 en’u, «l’être conditionné», est interprété comme 因縁所正底 «ce qui est produit de causes et de conditions». Dōgen réfute toute métaphysique de la coproduction conditionnée.
妄有 mōu, l’être illusoire», est interprété comme 外計妄執我有見 «la conception de l’existence d’un soi [née] d’un l’attachement illusoire à une extériorité (?)». Dōgen réfute toute métaphysique du non-soi.


心境性相等にかかはれず。
Il n’a rien à voir avec l’esprit et les objets mentaux (心境 shinkyō), la nature essentielle et les aspects phénoménaux (性相 shōsō) et ce genre de choses.

心境 shinkyō, le sujet et l’objet. Dans le bouddhisme, la relation du sujet et de l’objet est comprise comme le lien qui unit l’esprit (心 shin) et son objet mental (境 kyō, lit. «le domaine [de l’esprit]»).
性相 shōsō, le nouménal et le phénoménal, l’essence opposée à l’existence. 性 shō, la nature, 相 shōsō, l’aspect.
等 le suffixe indique une énumération non limitée (etc., et le reste, ou d’autres) : l’être n’est pas entravé par les conceptions métaphysiques.


しかあればすなはち、衆生悉有の依正、しかしながら業増上力にあらず、妄縁起にあらず、法爾にあらず、神通修證にあらず。
Ainsi donc, [la rétribution] directe et indirecte (依正 eshō) de tout ce qui vit, la totalité de ce qui est (衆生悉有 shujō shitsuu), ne relève en rien du pouvoir génératif du karma (業増上力 gozōjōriki), d’une coproduction conditionnée d’illusion (妄縁起 mōengi), d’un ordre naturel des choses (法爾 hōni) ni de l’exercice et de la réalisation des pouvoirs surnaturels (神通修證 jinzū shushō).

依正 eshō, lit. «l’indirect et le direct», la rétribution du karma dans son double aspect : la condition (naître dans un lieu, une famille, etc.) et l’identité (être un homme, une femme, etc.).
業増上力 gozōjōriki, «le pouvoir génératif du karma / des actes».
妄縁起 mōengi, «la coproduction conditionnée illusoire/fausse/erronée». Le qualificatif de 妄 , «faux», associé à 縁起 engi, «la coproduction conditionnée», surprend. En relation avec la phrase précédente, l’expression est à comprendre comme la coproduction qui produit un «être illusoire».
法爾 hōni, variante 法尒, le terme traduit le sanskrit niyati, la nécessité, le destin.
神通修證 jinzū shushō, autrement dit la maîtrise des pouvoirs magiques.


もし衆生の悉有、それ業増上および縁起法爾等ならんには、諸聖の證道および諸佛の菩提、佛祖の眼睛も、業増上力および縁起法爾なるべし。
Si la totalité de ce qui est de tout ce qui vit relevait de la génération du karma, de la coproduction conditionnée ou de l’ordre naturel des choses, la réalisation de la voie des sages, l’éveil des bouddhas, la prunelle des bouddhas et des patriarches devraient relever du pouvoir génératif du karma, de la coproduction conditionnée ou de l’ordre naturel des choses.

Dans cette phrase, nous avons 衆生の悉有 «la totalité de ce qui est de (の no) tout ce qui vit», alors que dans la phrase précédente nous avons 衆生悉有 qui peut être comprise comme une apposition («tout ce qui vit, tout ce qui est») ou une forme génitive sous-entendue («tout ce qui est de tout ce qui vit»).


しかあらざるなり。
Il n’en est rien.

Plus littéralement : «Il n’en va pas ainsi».


盡界はすべて客塵なし、直下さらに第二人あらず、直截根源人未識、忙忙業識幾時休なるがゆゑに。
Le monde entier est totalement dépourvu de poussières adventices (客塵 kyakujin) ; immédiatement, il n’y a plus de seconde personne car «La personne ignore qu’elle tranche directement la racine / quand donc l’incessante conscience karmique (業識 gosshiki) s’arrêtera-t-elle ?»

すべて subete, «totalement».
客塵 kyakujin, les passions extérieures à l’esprit lui-même.
第二人あらず daininin arazu, «il n’y a pas de seconde personne», une expression zen.
直截根源人未識、忙忙業識幾時休, Dōgen forge un distique qui respecte les règles de la prosodie chinoise à partir de deux phrases de la littérature zen. La première est extraite du Shōdōka, «Le Chant de la réalisation de la voie» :
直截根源佛所印, «Trancher directement la racine est marqué du sceau du Bouddha.»
La seconde d’un dialogue entre les maître Guishan et Yangshan (Shōyōroku, «Le recueil de la Sérénité», cas 37) :
一切衆生但有業識茫茫無本可據, «Tous les êtres vivants ont une incessante consciente karmique sans pouvoir reposer sur quoi que ce soit».
À l’expression métaphysique, il oppose la poésie et l’expression zen.


妄縁起の有にあらず、徧界不曾藏のゆゑに。
Il ne s’agit pas de l’être d’une coproduction conditionnée d’illusion car «Rien n’est dissimulé dans le monde entier».

徧界不曾藏 «Rien n’est dissimulé dans le monde entier», une phrase du maître zen Shishuang Qingzhu 石霜慶諸 (807-888) que Dōgen cite souvent.


徧界不曾藏といふは、かならずしも滿界是有といふにあらざるなり。
«Rien n’est dissimulé dans le monde entier» ne revient certainement pas à dire que «le monde en totalité (滿界 mankai) est l’être».

滿界 mankai, lit. l’univers entier. Je traduis «le monde en totalité» pour souligner qu’il s’agit d’une autre expression que 徧界 henkai.


徧界我有は外道の邪見なり。
«Le monde entier est mon être» (徧界我有 henkai gau) est la vue erronée (邪見 jaken) d’un non-bouddhiste (外道 gedō).

徧界我有 henkai gau, la formule est fort ambiguë. Bielefeldt traduit par «throughout the realms is my being», Nishijima et Cross par «the Entire Universe is my possession». On peut comprendre «le monde entier est ma possession» ou «le monde entier est l’existence d’un soi», voire «le monde entier, existence d’un soi». Certains commentaires y voient la désignation de la philosophie indienne Sāṃkhya qui oppose prakriti, la nature sans conscience, et puruṣa, le principe conscient. Il n’est pas sûr qu’il faille identifier une doctrine spécifique de l’Inde.
外道 gedō, lit. «en dehors de la voie», les doctrines hétérodoxes indiennes.


本有の有にあらず、亙古亙今のゆゑに。
 Il ne s’agit pas de l’être d’un être originel puisqu’«Il embrasse le passé et le présent».

亙古亙今 kanko kankon, «il embrasse le passé et le présent», une expression chinoise.


始起の有にあらず、不受一塵のゆゑに。
Il ne s’agit pas d’un être apparu en un commencement puisqu’«Il n’admet pas une seule poussière».

不受一塵 fujūichijin, «il n’admet pas une seule poussière», une phrase du maître zen Guishan Lingyou 潙山靈祐 (771-853).


條條の有にあらず、合取のゆゑに。
Il ne s’agit pas d’un être d’individualité (條條の有 jōjō no u) puisqu’«il rassemble (合取 gasshu)».

條條 jōjō (lecture alternative 倏倏 shukushuku) est une forme distributive, «chaque chose». Le néologisme de Dōgen 條條の有 jōjō no u est glosée par Kyōgō : «C’est comme de dire qu’il ne s’agit pas d’une existence particularisée et individualisée.» (ひとつつつをのれをのれとある有にあらずと云心なり。) Bielefeldt traduit par «the being of individual instances.»


無始有の有にあらず、是什麼物恁麼來のゆゑに。
Il ne s’agit pas de l’être d’un être sans commencement (無始有 mushiu) car «Quel est l’être (物 butsu) ainsi venu ?»

Voir ci-dessus.


始起有の有にあらず、吾常心是道のゆゑに。
Il ne s’agit pas d’un être apparu en un commencement car «Mon esprit constamment est la voie».

吾常心是道 lit. «mon esprit constamment est la voie» ou encore «mon esprit constant est la voie» selon la lecture de 常, adverbe (tsuneni) ou qualificatif (tsune no). Il s’agit d’une forme modifiée de la célèbre maxime zen 平常心是道 «l’esprit quotidien est la voie».
Quelques manuscrits de ce chapitre gardent la leçon 平常心是道 reprise par l’édition moderne d’Etō Sokuō.


まさにしるべし、悉有中に衆生快便難逢なり。
Vous devez savoir qu’au sein de la totalité de ce qui est «l’agilité de tout ce qui vit est difficile à saisir ».

快便難逢 kaibin nanfu, très lit. «il est difficile de rencontrer l’agilité», une formule courante dans la littérature zen chinoise au sens de «il est difficile de saisir la (sa) chance».
La phrase 衆生快便難逢 est difficile... Bielefeldt propose «Living beings are hard conveniently to meet» considérant 快便 kaibin comme une forme adverbiale, Nishijima et Cross proposent «It is difficult for living beings to meet easy convenience». Je la comprends moi-même 衆生の快便、逢ひ難し。et prends 快便 dans sa littéralité.
快便 kaibin est parfois glosé par 方便 hōben, «les méthodes habiles, l’habileté dans les moyens».


悉有を會取することかくのごとくなれば、悉有それ透體脱落なり。
Si on comprend (會取 uishu) ainsi la totalité de ce qui est (悉有 shitsuu), la totalité de ce qui est (悉有 shitsuu) est percée et dépouillement (透體脱落 tōtai datsuraku).

Le terme de 透體 tōtai n’apparaît qu’une seule fois sous la plume de Dōgen (dans cette phrase). Il convient de le comprendre comme un substitut de 脱體 dattai, «le dépouillement, la libération».


Traduction provisoire. Critiques et remarques bienvenues. Je vous remercie de ne pas copiercoller.

Ouvrages consultés :
Shōbōgenzō chūkai zensho, «L’Intégrale des commentaires du Shōbōgenzō», Shōbōgenzō chūkai zensho kankōkai, vol. 4, chapitre Busshō, p. 71-359.
Ōkubo Dōshū, Dōgen zenji zenshū, Chikuma Shobō, vol. 1, chapitre Busshō, p. 14-35.
Etō Sokuō, Shōbōgenzō, Meicho Fukyūkai, vol. 1, chapitre Busshō, p. 315-344.
Mizuno Yaoko, Shōbōgenzō, Iwanami Shoten, vol. 1, chapitre Busshō, p. 72-126.
Ishii Kyōji, Shōbōgenzō, Kawade shobō shinsha, vol. 1, chapitre Busshō, p. 50-133.
Carl Bielefeldt, Buddha Nature, Soto Zen Text Project.
http://hcbss.stanford.edu/research/projects/sztp/translations/shobogenzo/translations/bussho/title.html
Nishijima Gudō, Chōdō Cross, Master Dogen’s Shobogenzo, Windbell Publications, book 2, 1996.
Pierre Nakimovitch, Dôgen et les paradoxes de la bouddhéité, Droz, 1999.


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Dogeneries Version imprimable

Un lecteur de ce blog étudie l’un des textes les plus fameux du maître zen Dôgen, le  chapitre Busshô, «La Nature de bouddha» de son Shôbôgenzô et plus particulièrement le début du chapitre. Dans ce passage inaugural, Dôgen commente une phrase du Sûtra du nirvâna, en jouant sur le double sens du verbe 有, «avoir» et «être». Mais n’ayant pas accès à l’original, ce lecteur se trouve confronté à la disparité des traductions existantes.

Il est difficile de goûter à la pensée de Maître Dôgen sans lire les langues chinoise et japonaise. Son écriture, très particulière, fine et ciselée, est un travail dans la matière même du langage. Souvent, comme dans ce chapitre
«La Nature de bouddha», l’un de ses textes les plus importants, il utilise l’équivocité de la langue chinoise pour faire surgir à neuf une nouvelle compréhension.

Dans cette langue chinoise, un même mot peut revêtir des significations parfois fort différentes selon sa fonction syntaxique. Par exemple le caractère 道 peut signifier «la voie» (c’est le fameux dao) s’il s’agit d’un nom, et «dire, parler» s’il s’agit d’un verbe (on a également la forme substantivée, « la parole»). La structure de la phrase mais également le contexte permettent d’attribuer un sens. Ainsi la répétition des deux caractères 道道 peut signifier «parler de la voie», mais également «la voie du discours» (sachant, en faisant très simple, qu’en chinois la phrase suit la forme sujet + verbe + complément et que le génitif précède le nom). Il n’est pas toujours facile de comprendre le sens d’un syntagme ou d’une phrase, et ce d’autant plus que la ponctuation est relativement récente dans l’écriture chinoise. Les Chinois et leurs successeurs Japonais, Coréens, Vietnamiens qui écrivaient également en chinois ont donc développé une tradition du commentaire et de la glose pour interpréter leurs propres textes et en lever les éventuelles difficultés.

Un exemple. Dans le chapitre Ryûgin, «Le rugissement du dragon», Dôgen écrit en chinois une succession de trois caractères 不道道. Précédé de l’adverbe négatif 不 réservé aux verbes et aux adjectifs, le premier 道 apparaît nécessairement comme un verbe, et par déduction, le second 道 comme son complément d’objet, mais la phrase signifie-t-elle «[il] ne dit pas la voie» ou «[il] ne dit pas la parole» ? Les deux lectures sont possibles. Le contexte de la phrase semble conduire à opter pour la première interprétation, bien qu’elle ne soit pas totalement assurée. Il faut donc se reporter aux gloses explicatives, par exemple celle donnée par Zôkai dans ses Notes personnelles (1779), l’un des principaux commentaires du Shôbôgenzô. L’ambiguïté devait demeurer même aux yeux de ce moine, puisqu’il doit gloser mot à mot 不道 par «ne pas dire», 道 par «la voie» et l’ensemble 不道道 par «il ne dit pas la voie ni...» (Shôbôgenzô chûkai zensho, «L’Intégrale des commentaires du Shôbôgenzô», 7e volume, p. 574). Les gloses ne sont pas nécessairement justes, elles fixent cependant un sens au sein d’une tradition.

Vous n’êtes pas rebuté ? Demain, je posterai une lecture ligne à ligne du début du chapitre Busshô, «La Nature de Bouddha», consacré à la totalité. Il s’agit d’un texte difficile où chaque mot, chaque phrase porte sens. Vous aurez ainsi un aperçu de son écriture.

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La quête Version imprimable

L'univers d’internet double et paraît supplanter la vie réelle. Pourtant rien ne peut la remplacer : sauter d’hyperlien en hyperlien peut nous donner le fantasme que nous sommes les uns et les autres connectés ou que nous sommes en prise avec le monde, mais il s’agit de liens illusoires qui à chaque instant peuvent s’effacer et s’oublier. Sur un coup de tête, je peux faire disparaître d’un seul clic tous mes « amis » sur Facebook sans qu’il m’en coûte vraiment. Mais qui sont mes amis sur Facebook ? Dans la vie réelle, mes amitiés, elles, ne peuvent s’abolir si facilement, car elles sont entremêlées de souvenirs, de projets, de désirs et aussi d’émotions et de sensations. Nos liens ont des histoires ; nos liens tissent notre vie.

En fait, nous avons besoin d’ancrer nos questionnements dans notre chair. Un échange de questions et de réponses sur le zen par internet, quelle que soit l’intensité des questions et la pertinence des réponses, n’ont aucune commune mesure avec un véritable dialogue. Le questionnement suppose de vous mettre réellement en chemin. Vous endossez votre pardessus, vous quittez physiquement votre territoire, vos repères et votre confort, vous traversez des espaces inconnus au risque d’avoir froid, d’être fatigué, d’être désorienté ou même d’être perdu, car c’est tout votre être qui se met alors en chemin. Le questionnement devient l’affaire de votre corps et de votre esprit. Et enfin vous frappez à une porte et vous êtes là, devant quelqu’un qui vit, tout comme vous.

Si vous être touché par la voie du zen et par le dharma, je ne peux que vous recommander de vous mettre en quête dans votre corps et dans votre esprit. Cela sera plus difficile, cela sera plus long, mais le chemin n’existe qu’ainsi. Il y a une dizaine d’années, j’étais avec Gudô, le vieil homme, dans le centre zen qu’il animait à Tôkyô. Un peu mélancolique, il me dit : « Je reste toute la journée dans ma chambre et j’attends que quelqu’un vienne frapper à ma porte. Mais personne ne vient. » Le maître zen attend toujours qu’on vienne frapper à sa porte, non seulement la journée, mais la nuit aussi. Pourquoi ne vous mettriez-vous pas en quête ?

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Big mind, big trouble Version imprimable

Ces derniers temps, l’aventure du zen aux États-Unis ressemble à un mauvais feuilleton américain.

À l’automne dernier, Eidô Shimano, un maître japonais qui enseignait aux États-Unis depuis près de cinquante ans, « abbé » de deux grands centres zen, fut contraint de démissionner de l’ensemble de ses fonctions et de se retirer dans des conditions pathétiques. Depuis de longues années, Shimano était régulièrement accusé d’abus sur ses disciples, mais sa personne n’avait guère été remise en cause. En mai 2010 cependant, Robert Aitken, son ancien condisciple et l’un des premiers acteurs du zen aux États-Unis, lui adressait une lettre ouverte lui demandant de répondre clairement de ses agissements passés. Dans le même temps, des lettres de Robert Aitken sur les comportements de Shimano furent rendues publiques. Ces lettres avaient été versées en 2003 à l’Université d’Hawaii avec l’ensemble de la documentation personnelle d’Aitken dans un carton portant la mention « confidentiel – ne pas ouvrir ». Mais en 2008, Aitken décida de les rendre accessibles. Ces lettres qui couvrent la période 1964-1984 furent alors cataloguées et diffusées et montrent l’envers d’un décor assez sordide. L’affaire pris une ampleur particulière et finit assez tristement à la fin de l’année 2010, la plupart des enseignants zen américains devant exhorter Shimano à démissionner alors que celui-ci restait sourd à tous les appels.

Voici quelques jours, le 8 février plus exactement, l’un des plus fameux maîtres zen américains, Dennis Merzel, plus connu sous le nom de Genpo rôshi, annonçait à son tour l’abandon de sa condition de « prêtre bouddhiste » (Buddhist Priest) pour cause d’infidélité conjugale. Sa lettre adressée à sa communauté et plus largement à la communauté bouddhiste est actuellement publiée sur son site internet. Le ton, entre repentir et contrition, est tout à fait typique d’une Amérique encore très puritaine qui ne pardonne guère les relations adultères. Il suivra, comme il le souhaite désormais, une thérapie d’une durée indéfinie (sous-entendu pour soigner son addiction au sexe ; Genpo avait déjà eu plusieurs relations notoires de ce type par le passé).

Owning My Responsibility
A Personal Statement from Genpo Merzel

I have chosen to disrobe as a Buddhist Priest, and will stop giving Buddhist Precepts or Ordinations, but I will continue teaching Big Mind. I will spend the rest of my life truly integrating the Soto Zen Buddhist Ethics into my life and practice so I can once again regain dignity and respect. My actions have caused a tremendous amount of pain, confusion, and controversy for my wife, family, and Sangha, and for this I am truly sorry and greatly regret. My behavior was not in alignment with the Buddhist Precepts. I feel disrobing is just a small part of an appropriate response.
I am also resigning as an elder of the White Plum Asanga. My actions should not be viewed as a reflection on the moral fabric of any of the White Plum members.
As Genpo Merzel, I will continue to bring Big Mind into the world and to train and facilitate people who wish to study with me. I will not give up on, and will still be available for people who wish to continue studying with me as just an ordinary human being who is working on his own shadows and deeply rooted patterns.
With great humility I will continue to work on my own shadows and deeply rooted patterns that have led me to miss the mark of being a moral and ethical person and a decent human being. I appreciate all the love and support as well as the criticism that has been shared with me. Experiencing all the pain and suffering that I have caused has truly touched my heart and been the greatest teacher. It has helped open my eyes and given me greater clarity around my own dishonest, hurtful behavior as well as my sexual misconduct. I recently entered therapy and plan to continue indefinitely with it. I am in deep pain over the suffering I have caused my wife, children, students, successors and Sangha.
With Sadness and Love,
D. Genpo Merzel


Avec Bernard Glassman, Genpo est l’un des deux principaux disciples et successeurs de Taizan Maezumi (1931-1995), un maître zen japonais qui s’était établi aux États-Unis à la fin des années cinquante. Maezumi avait la particularité d’avoir reçu trois transmissions, celle de son père, un prêtre de l’école Sôtô, celle de Yasutani rôshi, le fondateur de l’école Sambô Kyôdan, et celle de Kuroda rôshi, un maître laïc de l’école Rinzai. Tout en appartenant formellement à l’école Sôtô, l’enseignement de Maezumi est une synthèse des traditions japonaises Sôtô et Rinzai. Aujourd’hui, la mouvance issue de Maezumi est l’une des plus importantes composantes du zen américain. Ses enseignants sont pour la plupart réunis dans l’association White Plum Asanga. Ses membres sont à ce jour au nombre de quatre-vingt treize, tous successeurs dans la lignée de Maezumi. Après la mort prématurée de son maître, Glassman avait présidé le White Plum Asanga. Lorsque Glassman démissionna de l’école zen japonaise Sôtô dont le cadre formel lui paraissait trop étroit pour le développement de nouvelles formes d’enseignement du zen, il démissionna également de son poste de président du White Plum Asanga. Il en laissa alors naturellement la direction à Genpo, son premier condisciple. Au cours de ces dernières années, Genpo a fait preuve d’une activité débordante, ses retraites réunissant des centaines de participants, malgré une grave maladie qui le tint éloigné quelques temps. Tout particulièrement, son enseignement s’était recentré depuis plus d’une dizaine d’années autour d’un programme de thérapie spirituelle intitulé Big Mind. Sa vision même du zen a été remodelée par la création de ce programme dont il pense qu’il ouvre une nouvelle voie pour le zen en Occident. Le centre zen de Salt Lake City où il enseignait depuis plusieurs années et qui portait initialement le nom de Kanzeon Zen Center avait été lui rebaptisé Big Mind Western Zen Center.

Face aux rumeurs persistantes, Genpo reconnut en janvier dernier avoir depuis plusieurs années une relation suivie avec l’une de ses disciples. Il ne s’agit cependant pas d’une simple affaire d’adultère. Fin 2009, ladite disciple avait en effet reçu de Genpo sa transmission, autrement dit il l’avait reconnue comme l’un de ses successeurs officiels. Dans le même temps, il l’avait également promu au rang de « vice-abbé » du centre (Genpo étant lui-même l’abbé). Évidemment, on peut imaginer l’ampleur du trouble au sein de la communauté. Depuis quelques jours, le site internet de Genpo a fondu comme neige au soleil, la plupart des pages, notamment celle relative au vice-abbé, ont disparu. Le compte Twitter genporoshi dans lequel Genpo se qualifiait lui-même de « maître zen, visionnaire et fondateur de la méthode Big Mind » (Zen Master, Visionary, and founder of the Big Mind Process), a été fermé. Seul le compte genpomerzel reste accessible bien qu’il soit inactif depuis le 8 février. L’épouse de Genpo aurait demandé le divorce.

Il est toujours délicat d’interpréter ce genre d’événement. Un enseignant zen n’en reste pas moins un être humain et ne peut être exempt d’erreurs. Mais le plus frappant dans cette lettre ouverte demeure la volonté inébranlable et revendiquée de Genpo de continuer à enseigner le programme Big Mind. La séduction, le travestissement et l’addiction ne concerneraient donc qu’une affaire d’adultère. Big Mind est inspiré de la méthode du Dialogue Intérieur (Voice Dialogue), une forme de thérapie développée dans les années 1980 par deux psychothérapeutes jungiens américains, Hal et Sidra Stone. Elle consiste à prendre conscience des multiples aspects de sa propre personnalité, à les personnifier et à les faire dialoguer pour les intégrer dans une nouvelle conscience de soi. Genpo reprend cette méthode dans une perspective zen, chacun devant pouvoir reconnaître l’esprit vaste (big mind) qui n’est autre que la dimension éveillée de tout être humain. Si la méthode est sans doute fort utile et enrichissante, les arguments de Genpo pour la promouvoir sont pour le moins mirobolants. Elle permettrait, affirme-t-il, de réaliser l’éveil sans avoir besoin de méditer, oui ce fameux et si rare éveil que Genpo lui-même avait mis tant d’années à obtenir! Il suffirait d’une journée Big Mind ; non, même pas une journée, une demi-journée suffirait ! Comme on peut l’imaginer, ce genre de déclaration suscita rapidement les critiques et les controverses. Depuis quelques années, le discours de Genpo s’est largement tempéré. Il ne parle plus officiellement que « d’expériences » bien que l’éveil soit toujours plus ou moins sous-entendu. Dans cette vidéo de 2009 (ci-dessous), Genpo explique devant un large parterre que sa méthode leur fera économiser une vingtaine d’années de pratique dans un monastère, il suffit de trois heures (ce qui déclenche les hourras et l'enthousiasme - sur la vidéo à 0,47 et 2,36 minute). Si la quasi-totalité des critiques visait surtout l’outrance publicitaire, seul un pratiquant du zen de la tradition Linji/Rinzai, Ron Henshall, s’intéressa à la question fondamentale : l’expérience de Big Mind peut-elle être considérée d’un point de vue zen comme l’expérience de l’éveil ? (dans un article intitulé « Kensho and the Unborn Buddha Mind ») Il en doutait, mais son analyse peu étoffée manque d’argumentations.





Genpo se fit ensuite connaître pour ses retraites zen VIP : dans un hôtel de luxe (avec piscine précisaient les dépliants), Genpo enseignait à un groupe restreint de cinq personnes pendant cinq jours. Il en coûtait aux participants la coquette somme de 50.000 dollars (par personne s’entend). Les critiques furent également très vives. Depuis deux ans, le site de Genpo affichait des sessions « sacrifiées » à 25.000 dollars et ces derniers mois leur prix n’était même plus précisé. Genpo s’est toujours défendu en disant que cet argent servait uniquement à promouvoir Big Mind et à entretenir son centre, il s’agissait d’une autre manière de collecter des fonds (fundraising) pour le développement de ses activités. Malheureusement, Genpo n’a jamais communiqué publiquement sur les comptes de Big Mind. Il y a peu encore, son site affirmait que près de cent mille personnes avaient participé à ses stages (non les stages VIP mais les stages classiques de Big Mind). Comme leur prix moyen est d’environ 150 dollars, on imagine le montant des sommes en jeu et ce, même si le chiffre de cent mille participants est exagéré.

Avant le 8 février, le site de Genpo se caractérisait par sa dimension marchande, ventes de CD et de livres. On y trouvait tout ce qui fait un bon site publicitaire : la biographie édifiante du maître, les témoignages des participants conquis. Une page énumérait les tarifs « conseillés » pour devenir disciple de Genpo, recevoir son ordination de laïc ou de moine. Des tarifs étaient également proposés pour les mariages, les funérailles et même les bénédictions des nouveaux-nés. À l’évidence, Genpo conçoit le développement du zen et de Big Mind sur un modèle entrepreneurial. Tous les ressorts de la séduction et de la promesse sont utilisés. À la manière américaine, le promoteur de la méthode doit sans doute lui-même témoigner de son succès par sa propre réussite matérielle. Genpo ne faisait pas mystère de ses trois maisons, de ses deux voitures et de sa Harley-Davidson avec laquelle il se rendait chaque jour au centre zen.





Genpo s’est-il défroqué (disrobed) ce 8 février où s’est-il défroqué il y a bien, bien longtemps ? Dans le bouddhisme, la robe est le signe visible du renoncement. Le moine renonce non seulement aux biens matériels mais plus profondément encore à toute forme de séduction et de promesse. Traditionnellement, le moine coud et teint lui-même son vêtement fait de haillons. Aujourd’hui, des Occidentaux choisissent d’épouser ce mode de vie où revêtant la robe, il ne vivent plus que de dons et ne disposent d’aucune ressource personnelle.

Un doute cependant surgit, s’agit-il d’une escroquerie dont Genpo serait sans doute lui-même la première victime ou serait-ce une nouvelle stratégie adaptée aux conditions du monde moderne pour développer l’enseignement du Bouddha ? La publicité, l’argent seraient autant de moyens habiles pour entraîner le monde dans une voie spirituelle. Ce fut l’argument constant de Genpo durant toutes ces années pour répondre au feu des critiques. Au fond, nul autre que lui ne peut finalement savoir s’il s’est dupé, s’il a dupé le monde ou si ses choix étaient l’expression de son activité éveillée. Souvent la réalité n'est ni tout à fait blanche ni tout à fait noire. Aujourd’hui, il souhaite continuer Big Mind mais dans une dimension séculière, précise-t-il.

Néanmoins, il faut bien souligner l’essentiel : le bouddhisme est nécessairement l’abandon de toute forme de séduction et de promesse. La séduction et la promesse sont les ressorts habituels du désir. S’exercer en bouddhisme consiste précisément à voir comment le désir, le manque et la frustration sont intimement liés et sont les racines de notre angoisse fondamentale. Il ne vise nullement à les entretenir mais à les dépasser. Dans la relation maître-disciple, où les projections peuvent être particulièrement fortes, il appartient au maître de couper d’emblée toute forme de séduction. Telle est la pratique traditionnelle du zen. Si on innove en la matière, c’est à ses risques et périls (et malheureusement au péril d'autrui).

On pourrait penser que ce nouvel épisode dans l’épopée du zen américain n’est qu’un épiphénomène, lié notamment à la culture américaine et qu’il ne nous concerne guère. Pourtant, pour qui fréquente un tant soit peu les centres bouddhistes ici ou là sait que bon nombre d’entre eux font aujourd’hui de la séduction et de la promesse leur fond de commerce. Le bouddhisme est devenu une entreprise comme une autre, le public est un marché. Les « maîtres » se multipliant beaucoup ces derniers temps, le marché est devenu très concurrentiel et chacun rivalise de titres et de réclames pour attirer le chaland. Peu ont le brio et le charisme de Genpo qui lui permet de drainer les foules, la séduction et la promesse sont plus insidieuses, il n’empêche.

Le maître zen Kôdô Sawaki disait : « L’étude du bouddhisme est l’étude de la perte. Le Bouddha Shâkyamuni en est un bon exemple. Il abandonna son royaume, sa belle femme, son enfant mignon, ses splendides habits et il devint un mendiant aux pieds nus et à la robe usée. Tous les bouddhas et les patriarches ont volontairement enduré la perte. Qu'un prêtre bouddhiste veulle réussir en ce monde est une grave erreur. N’importe comment, nous les moines, nous sommes tous des mendiants de la tête au pied. » (Kôshô Uchiyama, The Zen teaching of Homeless Kodo, Sôtôshû Shumuchô, 1990, p. 42).

Il n’est pas sûr que Genpo partage cette vision de l’éveil. Même aujourd'hui.

À ce moment, on peut simplement souhaiter que Genpo et les personnes impliquées grandissent dans l'épreuve.

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Billet invité

Un texte de Florian Leroy, pratiquant de la Voie, pour faire écho au texte d'Erto Fumagalli.

Bouddha n’est pas plus dans le mystère que lui, elle, nous et tous les autres. Disons que nous ne sommes pas moins dans le mystère que lui, disons que nous sommes mystère comme lui. Bouddha est ce que nous sommes et que nous n’avons pas encore vu ! Car il s’agit bien de ça, voir ... non ?

Voir que les contes, les mythes, les légendes, les fées, les dragons, les princes et les princesses ne sont pas que dans les livres. Nos vies mêmes sont des contes, des mythes, des légendes, avec des démons à affronter, des fées à repérer, des princes ou princesses à embrasser... à qui sait voir.

Bouddha n’est pas une personne, Bouddha est personne, il n’est pas à l’extérieur, ni même à l’intérieur, il n’est pas dans le lointain passé, ni même dans un futur proche... Bouddha est dans le regard - Bouddha est regard. Capacité à "s’émerveiller" ou ’s’étonner" (j’hésite), pas esthétiquement parlant, mais (méta)-physiquement  et (méta)-psychiquement parlant. Être capable de "s’étonner" de ce qui est Vu et de CE qui voit. Être capable de voir le monde (dit extérieur comme dit intérieur) comme des "ornementations" de l’Espace-Vie ou de l’Espace- Esprit,  l’un comme l’autre étant totalement intriqué comme les deux faces d’une même pièce (en écrivant, je me dis que le langage est décidément pauvre pour dire...)

Alors, il n’y a plus de l’ordinaire mais de l’extra-ordinaire... rien de banal  (on oublie trop facilement que derrière la forme de notre table de salon se cache l’infinité des étoiles et derrière la forme des étoiles, l’infinité du vide), l’extra-ordinaire devient lui même ordinaire... Alors il n’y a pas  monsieur X qui vit mais Bouddha ou Présence ou Regard qui voit monsieur X vivre... sa pièce, ses histoires, ses drames, ses rôles.

Le regard est coulisse et plateau dans le même temps.
C’est être dans une position étrange.

Oui c’est cela, être-ange, voir le monde non, depuis les yeux mais depuis un point de vue ailé, subversif... qui ne veut pas dire détaché.

Le Monde ici étant : la matière, l’énergie, le physique, le psychisme, les perceptions, les sensations, les émotions, les pensées, la moindre petite pensée, les autres, le moi,  l’ego, les egos, la personne, les personnalités, le paysage, le décor, les tendances, les réactions, les histoires... bref la Vie qui bouge, l’Esprit qui bouge, ce "je ne sais quoi" qui bouge et que je suis et ne suis pas.

Le regard est dilaté, pas centré, pas con-centré, pas ego-centré mais dilaté à l’infini petit comme à l’infini grand on ne sait plus "qui l’on est", "où l’on est", "ce que c’est" … et ce n’est pas un problème car "le problème" est vu pour ce qu’il est, une "ornementation" de la (divine) comédie qui n’a pas pris encore conscience d’elle même... Nous sommes encore à l’époque de la tragédie (Nietzsche).

"On ne voit qu’avec le cœur, l’essentiel étant invisible pour les yeux." Extrait du Petit Prince, un autre bouddha.

Florian Leroy

Où s'achève Mozart Version imprimable

Billet invité

La traduction française du texte d’Erto Taigô Fumagalli n’a pas tardé. Erto vit en Italie et enseigne le zen. Il m’avait envoyé ce texte que lui a inspiré sa participation au récent séminaire des enseignants du zen Sôtô. Toute amélioration de la traduction bienvenue. Version originale ici.


Où s’achève Mozart

Les prophéties annoncées dans les chapitres neuf et dix du Sûtra du Lotus sont l’horizon vers lequel nous nous dirigeons : désire ardemment ce que le Bouddha veut t’accorder et il te l’accordera ; jouis un seul instant d’un seul vers du Sûtra du Lotus et tu atteindras l’anuttara samyak sambodhi ; vénère le sûtra et fait généreusement des offrandes aux Bouddhas du passé, du présent et du futur et tu obtiendras la condition suprême du Bouddha parfaitement réalisé. En d’autres termes, fais ce que le Bouddha attend de toi et la réserve au trésor s’ouvrira.  

Et que veut le Bouddha veut que nous fassions ? Que nous conseille-t-il ? Il nous conseille d’avoir foi en lui, de croire en lui à travers sa célébration et sa parole. Le Bouddha ne nous annonce rien d’autre que la condition suprême du Bouddha parfaitement réalisé.

Une lecture eschatologique de ces chapitres du Sûtra du Lotus pourrait donner à penser qu’il suffirait d’offrir avec joie de l’encens, des cierges, des fleurs et des hymnes pour obtenir dans le futur la condition suprême du Bouddha parfaitement réalisé. Une lecture allégorique, elle, non seulement nous conforterait dans l’idée qu’avec le temps, la pratique de la foi nous ferait accéder à la condition suprême du Bouddha parfaitement réalisé, elle nous obligerait également à rationaliser, souvent en termes de morale, ce que le récit sous-entendrait. Les récits du Sûtra du Lotus sont des paraboles et doivent être lues comme telles. Elles ne sous-entendent rien, ce sont des événements de langage, des créations poétiques qui surgissent avec force dans une pratique salvatrice pour faire voler en éclats les certitudes de celui qui compte sur la stabilité des traditions, la régularité de la pratique religieuse et même la solidité des institutions sociales.

Les paraboles ont un rôle subversif, elles sont l’urgence d’une provocation inéluctable pour celui qui les écoutent ou qui les lit, parce qu’elles le protègent de la scansion du temps apocalyptique, en le projetant dans l’ici et maintenant où règne la nature de Bouddha.

Les paraboles ne peuvent se mettre en équation, il n’y a rien à résoudre sinon des occasions à vivre de manière subversive pour que se réalise cet autre monde, saint et chaotique.

Dans ce monde désenchanté, rusé et désabusé, les paraboles du passé peuvent-elles encore remplir le rôle pour lequel elles ont été dites ? Il semble que non. En Occident, elles ne réussissent pas à provoquer de scandales ou de conversions, du moins à la vitesse espérée (une plante pousserait plus vite en lui tirant dessus) ; en Orient, les vitalités originelles se sont épuisées tout comme l’est celle du sermon sur la montagne de Jésus pour les pays chrétiens. Les temples japonais se vident et pas simplement du fait de la crise économique ou démographique. Que faire ? Si on recommençait par les biographies. Rien n’est plus une parabole que sa propre vie. D’ailleurs, la vie de Bouddha lui-même est une parabole, la parabole. De la même manière, nos vies, jour après jour, sont l’occasion d’une subversion et d’une émancipation.…

"Sans savoir
tu peux rencontrer le mal
tu ne peux voir
tu peux juste faire un pas en avant
et mourir"
(Gaia, une fillette de 7 ans, 2010)

La Vie jaillit avec force dans nos vies, elle fait voler en éclats nos certitudes, elle se moque de nous, c’est un casse-tête qui nous enivre, elle nous terrorise de mystères, elle nous fait rouler dans le mercantilisme, elle nous précipite dans la nostalgie comme ceux qui ont quitté leur pays en laissant derrière eux les odeurs, les couleurs, les goûts, les formes, les relations et qui en arrivant dans un autre, trouve une langue, des maisons différentes, de la nourriture, des fêtes différentes, des regards et aussi des maladies différentes, et qui se retrouvent à se balancer entre ce qu’ils étaient et qu’ils ne seront plus et ce qu’ils ne sont pas encore. Un sentiment d’inéluctable surgit et comme tous les sentiments qui nous transportent vers quelque chose d’impossible à atteindre, la nostalgie peut nous pousser au désespoir. Mais on peut aussi réfléchir à une nostalgie qui ne contiendrait pas nécessairement le désespoir. Une nostalgie qui laisserait la porte ouverte à la tentation d’un autre destin et qui laisserait entrevoir un autre monde qui ne serait plus impossible d’aimer, un jour.

Ainsi, comme il n’est nul lieu où aller, il n’y a nulle vie à laisser pour une autre. Il y a par contre, un présent à orner du passé "en aimant et en faisant ce qu’on veut", comme l’enseigne Saint Augustin ou comme l’invite le chaman à "se réveiller au rêve" et... Mahâkashâpa sourit à la fleur qui s’ouvre devant ses yeux.

Mais que vient faire Mozart dans tout ça ? Rien. Je me demande où son esprit s’est achevé. Sûrement dans les interprétations magistrales, exécutées avec virtuosité par les professeurs et les chefs d’orchestre, mais sa fougue créatrice ? Écoute, écoute... Ne marche pas sur les traces des anciens ; cherche ce qu’ils cherchaient, nous murmure Bashô et avec lui Charlie Parker et Jimmy Hendrix.

Dans notre vie, tout nous montre que nous sommes cherchés, laissons-nous alors rattraper de temps en temps, pour ensuite à nouveau nous dissimuler et recommencer le jeu du début. C’est un jeu que l’on peut jouer en suivant la tradition mais aussi en s’en détachant et même en la trahissant.

Erto Taigô Fumagalli
Lugano, 27 octobre 2010



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À défaut de traduction française, je reçois une version espagnole du texte italien d'Erto Fumagalli. Eh bien...

Dónde se acaba Mozart


Las profecías que están expuestas en los capítulos noveno y décimo del Sutra del Loto son el horizonte hacia el que vamos: Desea ardientemente aquello que el Señor Buda quieres que te conceda y te lo dará; deleítate, incluso por un solo instante, de una sola línea del Sutra del Loto y lograras la Anuttara-Samyak-Sambodhi, venera los sutras y ofrece generosos done a los Buda del pasado, del presente y del futuro, y alcanzaras el estado supremo de Buda perfectamente realizado. En otras palabras, haz aquello que el Buda espera que hagas y el cofre del tesoro se abrirá.


¿Y que cosa espera el Señor Buda, que nosotros hagamos? ¿Nos sugiere algo? Nos sugiere tener fe en él, creer en él a través de su celebración y la de su palabra. No nos plantea otra cosa el Señor Buda, si no la Suprema condición de Buda perfectamente realizada.


Una lectura escatológica de estos capítulos del Sutra del loto podría hacernos pensar que sería suficiente ofrecer con alegría incienso, velas, flores y cantos, para conseguir en un futuro la Suprema condición de Buda perfectamente realizada. Una lectura alegórica, no solo podría consolidar la idea de que con el transcurrir tiempo nuestra fe practicada nos haría acceder a la Suprema condición de Buda perfectamente realizado, sino que nos induciría a racionalizar, a menudo en términos morales, lo que el relato implica. Los relatos del Sutra del Loto son parábolas y como tales deben ser leídas:  No implican nada, son acontecimientos del lenguaje, de las creaciones poéticas que irrumpen con fuerza en la praxis soteriológica para desarticular la seguridad de quien cuenta con la estabilidad de las tradiciones, la regularidad de la práctica religiosa y hasta la solidez de las instituciones sociales.


Las parábolas tienen un papel subversivo, son una provocación urgente e ineludible por quien las escucha o para la ley, ya que sustraen de la articulación del tiempo apocalíptico catapultándolos en el aquí y ahora, dónde la Naturaleza de Buda reina.


Las parábolas no son para tratar como ecuaciones matemáticas, no hay nada que resolver, sino ocasiones de vivir de modo subversivo para actualizar aquel territorio distinto, santo y caótico.


En este mundo desencantado, avispado, desengañado, ¿pueden todavía desarrollar las parábolas del pasado la función para la que han sido formuladas? Parece que no. ¿En occidente no logran provocar escándalo y conversión o, por lo menos, no a la velocidad esperada (crecerá más de prisa una planta, estirándola?), en oriente se han vaciado de la vitalidad original, exactamente como el discurso de la montaña de Jesús en los países cristianos. Los templos japoneses se están vaciando, y no, por cierto, a causa de la crisis económica o demográfica. ¿Qué hacer? ¿Y si recomenzáramos con las biografías individuales? ¿Qué hay más parecido a las parábolas que la propio vida? Por otra parte, la vida del Señor Buda es una parábola, la Parábola. De la misma forma, nuestras vidas, día tras día, son ocasiones de subversión, de emancipación.


"Sin saber,

el mal puedes encontrar.

No puedes ver,

puedes dar sólo un paso  adelante

y después puedes morir"

(Gaia, una niña de 7 años, 2010)


La vida irrumpe con fuerza en nuestra vida, desquicia nuestras seguridades, se burla de nosotros, es un rompecabezas que nos enerva, nos aterroriza de misterio, nos hace rodar en lo mercantil, precipitar en la nostalgia como sucede a los que partiendo de su país dejan olores, colores, gustos, formas, relaciones y llegando a otro encuentran una lengua diferente, casas diferentes, comidas diferentes, fiestas diferentes, miradas diferentes, hasta enfermedades diferentes y se encuentran oscilando entre lo que han sido, y que ya no podrán ser, y lo que todavía no son. Un sentimiento de irrimediabilidad aflora, y, como todos los sentimientos que transportan hacia algo imposible de alcanzar, la nostalgia puede llevar a la desesperación. Pero se puede pensar también en una nostalgia que no comporta, necesariamente, la desesperación. Una nostalgia que deja abierta la puerta a la seducción de otro destino, a penetrar un territorio desconocido, pero no por ello imposible de amar, un día.


Así como no hay lugar a donde ir, no hay ninguna vida pasada que dejar por una nueva; hay, sin embargo, un presente para contaminar con el pasado  "amando y haciendo lo que quieras", como enseña San Agustín o, como exhortó un día chamán , "despertándose al sueño" y ... Mahakasyapa sonrió a la flor que apareció ante sus ojos.


¿Pero qué tiene eso  que ver con Mozart? Ninguno. Me pregunto donde ha terminado su espíritu. Ciertamente, en las magistrales réplicas  seguidas, con talento virtuoso, por los los profesores y maestros de la orquesta, ¿pero su impulso creativo? Escucha, escucha ... "No caminar sobre las huellas de los antiguos; busca lo que ellos buscaban" susurra Bashô, y con él Charlie Parker y Jimi Hendrix.


Todo en nuestra vida nos dice que estamos buscando, encontrémonos, entonces, de vez en cuando, para luego de nuevo escondernos y recomenzar el juego de nuevo. Juego que puede ser jugado con modos y formas que calcan la tradición, pero que también se alejan o incluso la traicionan.

Erto Taigô Fumagalli.

Dov’è finito Mozart Version imprimable

Erto Taigô Fumagalli, qui était présent au séminaire organisé par le Centre Européen du Bouddhisme Sôtô Zen des 17-19 octobre dernier m’envoie ce beau texte inspiré de la participation à ce séminaire et me permet de le reproduire ici. Si l’un d’entre vous peut le traduire, je posterais la version française illico, car c'est en italien! Erto vit à Lugano en Suisse. (Reproduit avec son aimable autorisation).

Dov’è finito Mozart

Le profezie che ci vengono prospettate nei capitoli nono e decimo del Sutra del Loto sono l’orizzonte verso il quale ci dirigiamo: Desidera ardentemente ciò che il Signore Buddha ti vuole concedere e te lo concederà; gioisci anche per un solo istante di un solo verso del Sutra del loto e conseguirai l’Anuttara-samyak-sambodhi, venera il Sutra e offri generosamente doni ai Budha del passato, del presente e del futuro, e conseguirai la Suprema condizione di Buddha perfettamente realizzato. In altre parole, fa quello che il Buddha si aspetta che tu faccia e lo scrigno del tesoro s’aprirà.

E cosa si aspetta, il Signore Buddha, che noi si faccia? Cosa ci suggerisce? Ci suggerisce di aver fede in lui, di credere in lui attraverso la celebrazione sua e della sua parola. Non altro ci prospetta il Signore Buddha, se non la Suprema condizione di Buddha perfettamente realizzato.

Una lettura escatologica di questi capitoli del Sutra del loto ci potrebbe far pensare che sarebbe sufficiente offrire con gioia, incenso, candele, fiori e canti, per ottenere in futuro la Suprema condizione di Buddha perfettamente realizzato. Una lettura allegorica, non solo potrebbe consolidare l’idea che con il trascorrere del tempo la nostra fede praticata ci farebbe accedere alla Suprema condizione di Buddha perfettamente realizzato, ma ci indurrebbe a razionalizzare, spesso in termini moralistici, ciò che il racconto sottende. I racconti del Sutra del loto sono parabole e come tali vanno lette: Non sottendono nulla, sono degli eventi del linguaggio, delle creazioni poetiche che irrompono con forza nella prassi soteriologica per scardinare la sicurezza di chi conta sulla stabilità delle tradizioni, la regolarità della pratica religiosa e persino la solidità delle istituzioni sociali.

Le parabole hanno un ruolo sovversivo, sono una provocazione urgente e ineludibile per chi l’ascolta o la legge, poiché li sottraggono dalla scansione del tempo apocalittico catapultandoli nel qui e ora, dove la Natura di Buddha regna.

Le parabole non sono da trattare come equazioni matematiche, non c’è nulla da risolvere, ma occasioni da vivere in modo sovversivo per attualizzare quel territorio altro, santo e caotico.

In questo mondo disincantato, smaliziato, disilluso, le parabole del passato possono ancora svolgere la funzione per la quale sono state formulate? Sembra di no. In occidente non riescono a provocare scandalo e conversione o, per lo meno, non alla velocità attesa (crescerà più in fretta una pianta, tirandola?), in oriente si sono svuotate della vitalità originale esattamente come il discorso della montagna di Gesù nei paesi cristiani. I templi giapponesi si stanno svuotando e non certo a causa della crisi economica o demografica! Che fare? E se ricominciassimo dalle biografie individuali? Cosa c’è di più parabolico della propria vita? Del resto, la vita del Signore Buddha è parabola, la Parabola. Allo stesso modo le nostre vite, giorno dopo giorno, sono occasioni di sovversione, di emancipazione…..

“Senza sapere
il male puoi incontrare
tu non puoi vedere
puoi fare solo un passo avanti
e, puoi morire”
(Gaia, una bambina di 7 anni, 2010)

La vita irrompe con forza nella nostra vita, scardina le nostre sicurezze, si burla di noi, è un rompicapo che ci inebria, ci terrorizza di mistero, ci fa rotolare nel mercantile, precipitare nella nostalgia come succede a coloro che partendo dal loro paese lasciano odori, colori, gusti, forme, relazioni e arrivando in un altro trovano una lingua diversa, case diverse, cibi diversi, feste diverse, sguardi diversi, persino malattie diverse e si ritrovano a oscillare tra ciò che sono stati e che non potranno più essere e ciò che ancora non sono. Un sentimento di irrimediabilità affiora, e, come tutti i sentimenti che trasportano verso qualcosa di impossibile da raggiungere, la nostalgia può portare disperazione. Però si può pensare anche ad una nostalgia che non comporti, necessariamente, la disperazione. Una nostalgia che lasci aperta la porta alla tentazione di un destino altro, di penetrare un territorio sconosciuto, ma non per questo impossibile da amare, un giorno.

Così come non c’è nessun luogo in cui andare, non cʼè nessuna vita passata da lasciare per una nuova, c’è, invece, un presente da contaminare con il passato “amando e facendo quello che si vuole”, come insegna Sant Agostino, o, come esortò un giorno lo sciamano, “risvegliandosi al sogno” e....Mahakasyapa sorrise al fiore che apparì davanti ai suoi occhi.

Ma che c’entra Mozart? Nulla. Mi chiedo dove sia finito il suo spirito. Certamente nelle magistrali repliche eseguite, con virtuoso talento, dai professori e maestri d’orchestra, ma il suo impeto creativo? Ascolta, ascolta…”Non camminare sulle tracce degli antichi; cerca quello che cercavano”, ci sussurra Bashô e con lui Charlie Parker e Jimi Hendrix.

Tutto della nostra vita ci dice che siamo cercati, facciamoci trovare, allora, di tanto in tanto, per poi di nuovo celarci e ricominciare il gioco d’accapo. Gioco che può essere giocato con modi e forme che ricalcano la tradizione, ma che anche si discostano o addirittura la tradiscono.

Erto Taigô Fumagalli
Lugano, 27 ottobre 2010

Transformer la terre en or Version imprimable

La plupart des traditions religieuses sont fondées sur la croyance en un double monde : le monde d’ici, celui que nous connaissons, et un autre monde, en deçà ou au-delà du monde vivant, le plus souvent accessible après la mort. La vie religieuse est dès lors conçue comme une vie préparatoire ou annonciatrice de l’autre monde. Dans le zen, nous ne croyons pas à un autre monde. Quant à ce monde-ci, nous n’avons aucun jugement de valeur : Est-il bon ? Est-il mauvais ? Ces jugements, plutôt que de nous renseigner sur la réalité, la dissimulent à nos yeux obscurcis. Pratiquer la voie n’est rien d’autre qu’un mouvement qui nous entraîne à la compréhension et à la transformation de nous-mêmes et du monde.

Le pessimisme, souvent prêté au bouddhisme, est une merveilleuse invention pour nous empêcher de nous coltiner au réel. Le pessimisme est un regard « à distance », en retrait du monde, il y a ce que je suis et ce que le monde est. Hors la pratique du bouddhisme conduit à ressentir pleinement comme je ne suis jamais à distance du monde. Sans sujet, il n’y a pas d’objet. Sans objet, il n’y a pas de sujet. Le moi et le monde émergent dans un même processus cognitif. Il ne s’agit donc pas de se détacher du monde mais de le convertir (et de se convertir) par un mouvement intérieur. Dans le zen, nous disons qu’il nous faut « transformer la terre entière en or ».

Dans le premier chapitre du Sûtra de Vimalakîrti, Shâriputra le pessimiste se plaint de ne voir que ronces, épines et roches blessantes autour de lui. Le Bouddha Shâkyamuni presse alors le sol de son orteil, ce qui a pour effet de parer l’univers d’ornements précieux. Le Bouddha s’adresse alors à Shâriputra et lui dit : « Ô Shâriputra, contemple un instant la pureté de cette terre de Bouddha dans toute sa splendeur ! » Notre pratique consiste à presser l’orteil sur le sol que resplendisse toute la beauté du monde. Rien d’autre.

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Être la pluie et la rosée Version imprimable

Un serrmon du maître zen Giun (1253-1333), 5e abbé du monastère d'Eiheiji :

上堂。感應道交。山呼谷響。因果絶待。果熟花開。菩提本無樹。明鏡亦非臺。毎常行異類。又且好輪迴。不見古徳道。煩惱海中爲雨露。無明山上作雲雷。於此薦得。鑊湯爐炭吹教滅。劍樹刀山喝令摧。

Essai de traduction :

Montée en salle.
La réceptivité et la réponse communient ; la montagne appelle, la vallée lui fait écho. La cause et l’effet sont [l’un à l’autre] incomparables ; le fruit mûrit, la fleur s’ouvre. L’éveil, originellement n’a pas d’arbre, le miroir clair pas plus de support. Voyageant continuellement parmi la variété des êtres, on doit encore parcourir le cercle des existences. N’avez vous pas entendu ce qu’un ancien disait :
Dans l’océan des passions, être la pluie et la rosée
Sur la montagne de l’ignorance, être le nuage et le tonnerre
Si ici même vous pouvez le comprendre, d’un souffle vous éteindrez les chaudrons bouillonnants et les charbons des fourneaux [des enfers], d’un cri vous fracasserez les arbres [dont les feuilles sont des] épées et des montagnes de sabres.


Toute suggestion ou amélioration bienvenue. Référence : canon sino-japonais de Taishô, VXXXII, n° 2591, p. 463a.

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