Zuiôji Version imprimable

En 1988, je fis ma première retraite de méditation au Japon au monastère zen de Zuiôji qui se trouve dans l’île de Shikoku. Je me souviendrais toujours du premier repas servi dans la retraite. Au menu : juste du riz et des pommes de terre cuites à l’eau. Sans doute que le cuisinier n’avait rien d’autre ce jour-là. C’était horrible, les moines japonais mangent très vite et à peine avais-je commencé qu’ils avaient déjà fini leur bol. J’avais eu droit à une grande plâtrée et plus je mâchais, moins j’arrivais à ingurgiter. En attendant que je termine de manger, les moines s’étaient mis à méditer, mais je sentais bien qu’ils souriaient tous du coin de l’œil. Ah, ces étrangers, se disaient-ils sûrement!

Quelques temps après, je fis ma seconde retraite de méditation au Japon au monastère pour femmes de Nagoya. Je me souviendrais toujours du premier repas qui ressemblait plus à une dégustation gastronomique qu’à un repas zen tel qu’on l’imagine, plutôt frugal. On mangeait dans la salle de méditation de façon traditionnelle, assis les jambes croisées sur de longues estrades, mais les plats défilaient, tous plus raffinés les uns que les autres.

La pratique du dharma va à rebours de tous nos fonctionnements ordinaires, toujours dictés par nos désirs et nos préférences personnelles. L’étudiant de la voie pratique l’acceptation inconditionnelle. C’est succulent, parfait! C’est raté, parfait! Il n’y a que trois sortes d’ingrédients qu’il ne consomme pas : les compulsions, les frustrations, les illusions, tout ce qui se compose nos menus quotidiens, mais il le sait, le cuisinier lui a préparé bien d’autres choses.

Photographie : la salle de méditation du monastère de Zuiôji, reconnaissable entre toutes. C’est le seul temple au Japon où l’on suspend les bols à une baguette de bambou pour les faire sécher.


 

Dans une bouchée Version imprimable

La cuisine zen n’est pas une forme de diététique orientale comme peut l’être l’ancienne diététique chinoise ou la macrobiotique japonaise. On n’y parle ni de yin ni de yang, ni d’aliment chaud ni d’aliment froid. Certes, cette cuisine puise dans le fond chinois en combinant dans un même menu cinq couleurs, cinq saveurs et cinq modes de préparation, mais les cinq saveurs sont plutôt les saveurs réelles que les qualités dites acide, amère, sucrée, piquante ou salée des aliments dans la diététique chinoise (dans cette thérapeutique, la saveur des aliments ne se confond pas avec leur goût réel ; un aliment est dit acide, par exemple, par son influence sur tel organe).

La cuisine zen n’est même pas une forme d’alimentation, disons plutôt une pratique d’éveil. L’hôte et l’invité - le cuisinier et le pratiquant - développent, repas après repas, des qualités, l’un en préparant à manger, l’autre en mangeant. Leurs pratiques se rencontrent dès la première bouchée. La question n’est pas : est-elle bonne au goût, est-elle bonne pour la santé, mais est-elle bonne pour l’éveil ? Mieux, une bouchée suffit-elle pour s’éveiller ?

Les principes qui guident cette cuisine sont toujours dictés par le dharma, non par des considérations diététiques. Le cuisinier n’utilise pas de viande ni de poisson car il s’efforce de pratiquer l’amour et la compassion illimités. Bien sûr, il fera en sorte de ne pas donner d’aliment contaminés, que ce soit par des substances qui endommagent le corps ou par des états émotionnels négatifs (l’avidité, la haine et l’ignorance).

J’essaye de mettre en pratique ces principes, par exemple en ne choisissant pas les légumes que je prépare. Pourtant, j’ai bien choisi les producteurs, il s’agit de paysans sarthois qui s’efforcent de prendre soin de la Terre et qui ont choisi de se constituer en amap (association pour le maintien de l’agriculture paysanne). Je les connais, je les vois, je sais leurs peines et leurs joies, je sais leurs difficultés financières, je sais leur terre caillouteuse et difficile à cultiver. En mangeant de la sorte, je n’ingurgite au fond que leurs efforts infinis de me soutenir dans ma pratique. Chaque semaine, ils me donnent des légumes, parfois peu, parfois beaucoup, en fonction des aléas climatiques et des récoltes. S’il y a peu, je fais une soupe claire, s’il y a beaucoup, une soupe épaisse. Leur offrande est une invitation : Serais-je suffisamment inventif pour faire résonner ce souci du monde, peu importe le légume, qu’il soit abîmé ou non ?

Un simple menu de saison Version imprimable

De temps à autre, je propose des ateliers de cuisine zen. J’adapte les recettes traditionnelles des cuisiniers zen d’antan à nos produits et à nos légumes. Hier, nous avions une journée d’étude et de pratique sur le thème bouddhisme et végétarisme. Pour l’occasion, j’ai préparé un simple menu de saison.
- Un riz au millet ;
- une soupe de courge butternut cuite dans un bouillon d’algues ;
- des choux de Bruxelles mijotés ;
- des rouleaux d’épinards marinés ;
- une salade de mâche et de noix avec quelques betteraves saumurées et des petits navets rôtis au miso ;
- un blanc-manger à la lavande accompagné de son macaron.
100 % bio, 100 % végane, 100 % amour, 100 % zen! Mais au fond, n'est-ce pas la même chose ? Un grand merci aux participants.

La méditation laïque, phénomène de société Version imprimable

À l'invitation de l'Institut d'Études Bouddhiques, j'ai donné une conférence le 20 juin 2015
 intitulée "La méditation laïque, phénomène de société". Les réflexions développées dans cette intervention s'inspirent de la postface de mon prochain livre, S'asseoir tout simplement. L'art de la méditation zen, à paraître le 24 septembre prochain aux Éditions du Seuil. Vous pouvez voir l'intégralité de la conférence dans la vidéo ci-dessous. Attention, elle dure trois heures!

Vous pouvez aussi écouter le fichier audio .

ou le télécharger à l'adresse :
http://www.bouddhismes.net/sites/default/files/audios/2015-06-20_conference-Rommeluere.mp3

Vous trouverez un premier compte rendu sur le site Vents & jardins.

N'hésitez pas à m'envoyer vos questions et/ou vos remarques.




L'argumentaire :

La méditation de pleine conscience, parfois qualifiée de méditation laïque, connaît un formidable essor depuis quelques années. Il s’agit d’une pratique de santé ou de mieux-être, dont les techniques sont inspirées du dharma (l’enseignement du Bouddha), mais qui s’en détache résolument. L’engouement qu’elle suscite est si puissant qu’il peut corriger les discours et les pratiques des instructeurs bouddhistes qui parlent désormais de méditation comme s’il s’agissait de cette seule pratique de pleine conscience. Il s’agit d’un véritable phénomène de société. La pleine conscience est légitimée par des médecins qui font figure d’autorités sociales, elle est relayée par des prescripteurs sociaux, les médias qui en vantent les bienfaits, elle est intégrée par l’entreprise. Une question surgit inévitablement : cette nouvelle forme de méditation remplit-elle une fonction sociale ?


La pleine conscience est à l’origine un outil développé et utilisé dans le cadre de programmes paramédicaux par un médecin américain, étudiant du dharma, Jon Kabat-Zinn. Ces protocoles codifiés répondaient implicitement aux normes modernes de la rationalité. Efficaces au moindre coût, ils devaient pouvoir s’appliquer à tous. Du programme au produit, il n’y a qu’un pas. Il a été franchi au début des années 2000, tout d’abord aux États-Unis. 
La méditation est désormais vendue comme un produit de consommation courant. Livres et CD inondent le marché. Formatée, elle est nécessairement simple, immédiate, compatible avec toutes les formes du désir, neutre d’un point de vue philosophique ou idéologique. Les programmes, repris tels quels, adaptés, revisités sont désormais proposés aux cadres d’entreprise, aux employés et à tout à chacun.

Depuis peu, cette marchandisation de la méditation suscite des interrogations légitimes à la fois des instructeurs de pleine conscience formés par Kabat-Zinn et ses collaborateurs dans le champ de la prise en charge thérapeutique, soucieux de déontologie, mais également des pratiquants du dharma. Nombre de ceux qui se réjouissaient hier de l’adoption de cet outil sont désormais perplexes devant une industrie qui a pour ainsi dire confisqué le mot de méditation.










Mots-clés : , , , , , , , , , , ,

Dharma et éthique Version imprimable

Émission Sagesses Bouddhistes du 21 juin 2015 (France 2).




Mots-clés : , , , ,

Souvenirs de Lanau (5) Version imprimable

Dans les traditions bouddhistes japonaises, il existe toujours une part des enseignements qui ne peut être dite que dans le cadre d’une transmission directe de personne à personne. Ils ne sont généralement pas mentionnés dans les textes ou, s’ils le sont, ce n’est que de manière allusive ou incomplète. On parle d’instructions secrètes (kuden, lit. «transmission orale», kuketsu, lit. «enseignement oral» ou encore menju kuketsu, «enseignement oral face à face»). À l’époque médiévale, seuls les disciples autorisés pouvaient entrer dans la chambre de leur maître et recevoir en privé ces instructions secrètes. Dans les écoles zen, elles portaient généralement sur les kōan, les rituels ou encore sur des instructions particulières.

À l’époque Tokugawa (XVIIe-XVIIIe siècle), le pouvoir shogunal imposa que les différentes lignées issues du maître zen Dōgen se reconnaissent dans une même école sōtō (à l’époque, on disait plutôt tōjō) avec une hiérarchie et des règles communes, ce qui n’était pas le cas jusqu’alors. Les rituels, les enseignements propres à chaque lignée disparurent progressivement. De nos jours, des instructions secrètes sont encore données, mais uniquement lors du rituel de la transmission du dharma (denpō shitsunai, lit. «la transmission du dharma à l’intérieur de la chambre»). Il s’agit d’une cérémonie secrète qui se déroule dans la chambre fermée du maître. Celui-ci reconnaît formellement son disciple comme son héritier. À cette occasion, le maître transmet trois livres et trois documents secrets.

Dans la tradition du kesa nyohōe, du moins dans la lignée du maître zen Kōdō Sawaki, on enseigne deux instructions secrètes (kuden). L’une porte sur la manière de faire le nœud d’attache extérieure, l’autre sur le positionnement des interbandes. Intentionnellement, les explications écrites sont allusives ou absconses de sorte que des explications orales s’avèrent toujours nécessaires.

Mots-clés : , , , , , , ,

Souvenirs de Lanau (4) Version imprimable

«La robe conforme au dharma» (nyohōe) est un modèle de kesa qui suit les instructions premières du Bouddha. Il se caractérise en premier par sa couleur. Elle ne doit pas susciter l’envie ni même attirer le regard.

Dans son Étude du kesa nyōhoe, Tomoe Katagiri résume les principes qui président au choix de la couleur :
«Une couleur qui ne suscite pas le désir des sens est conforme au
nyohō. Des envies esthétiques sont produites par les cinq couleurs primaires, le bleu, le jaune, le rouge, le blanc et le noir. Nous n’utilisons donc pas ces couleurs pour le kesa. Les couleurs adéquates pour un kesa sont modestes, elles ne créent pas de sentiment de luxe, d’avidité ou de jalousie dans l’esprit humain. En même temps cette couleur modeste montre la différence entre les disciples du Bouddha et les laïcs. On n’utilise pas les couleurs que les gens préfèrent comme que les couleurs vives, car alors notre vie est libre de l'avidité, de la colère et de l'auto-illusion. C’est dans ce but que le tissu du kesa est teint dans une couleur mêlée ou indéterminée. Une couleur primaire et des couleurs différentes, deux voire plus, sont mélangées pour créer une couleur terne difficile à définir. Ce mélange de couleurs est la règle de la teinture.»
(Color which doesn’t create sensual desire is in accord with nyoho. We create aesthetic impulses from the five primary colors, blue, yellow, red, white, and black. Therefore, we refrain from using these colors in the kesa. The colors which conforms to the kesa is modest and does not create a feeling of luxury, greed or jealousy in the human mind. At the same time this modest color shows the difference between the disciples of the Buddha and lay people. The point is to refrain from using people’s favorite colors, such as bright colors, because then our life is free from greed, anger and self-delusion. For this purpose the kesa material is dyed to an impure or blended color. A primary color and two and more different colors are blended to create a dull color which is hard to define. This blending of colors is the rule of dyeing.)


Les textes classiques utilisent des termes comme une couleur teinte (zenshiki), une couleur non-primaire (fushôshiki) ou une couleur cassée (ejiki). On n’utilise pas l’une des cinq couleurs primaires (le noir, le blanc, le jaune, le rouge et le bleu) et la teinte doit être sombre et mélangée.

Les différents codes disciplinaires indiens (vinaya) préconisent des teintes parfois différentes les unes des autres. Dans la tradition de Jiun sonja (1718-1804), reprise par le maître zen Kōdō Sawaki, on utilise trois teintes qui portent le nom de mokuran, aoiro et ejiki. On les appelle communément
«les trois couleurs conforme au dharma».



Le terme de mokuran («magnolier» en japonais) désigne la couleur la plus traditionnelle des robes bouddhiques dont le tissu était originellement teint dans une décoction d’écorces de magnolier. C’est la couleur ocre de la tradition theravāda (photographie ci-dessus). Au Japon, le terme, réservé aux robes bouddhiques, désigne une gamme de couleurs qui va du brun au doré. Dans la lignée de Jiun sonja, la couleur est toujours fauve ou rousse comme sur cette photographie de kesa cousus par des disciples de Jiun sonja et conservés au temple de Chōeiji. (Cliquez sur l'image).


Les Chinois comme les Japonais ne font la différence entre le bleu et le vert et le terme d’aoiro peut tout à la fois désigner une teinte bleue ou verte. Dans les textes japonais sur le kesa, cependant, le terme est normalement interprété comme un vert foncé. Dans La robe conforme au dharma des Mūlasarvāstivādin, un texte explicatif rédigé dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’auteur écrit : «La couleur aoiro n’est pas un vert jaunâtre, elle se rapproche de la couleur aiguille de pin (matsubairo, un ton vert Véronèse).» Dans son Étude sur le kesa, Echū Kyūma, disciple de Sawaki, l’interprète comme un bleu foncé ou un vert foncé et utilise indifféremment ces deux teintes.

Enfin, ejiki désigne un gris très foncé ou un noir avec des reflets de couleur comme l’est le kesa à vingt-cinq bandes de D
ōgen conservé au Kōfukuji. «La couleur doit être de la noirceur du thé», précise encore l’auteur de La robe conforme au dharma des Mūlasarvāstivādin.

À l’époque moderne, les écoles bouddhistes japonaises se différencient par des modèles différents de kesa. Le kesa est appréhendé comme un vêtement ecclésiastique qui marque une appartenance à une école déterminée. Les couleurs indiquent normalement une hiérarchie, plus le rang est élevé, plus les couleurs sont chatoyantes. Cette tradition du nyohōe échappe à cette perspective ecclésiastique. Elle témoigne toujours et encore de la culture de l’humilité et de la simplicité des disciples du Bouddha.

Mots-clés : , , , , , , ,

Souvenirs de Lanau (3) Version imprimable

P. me demande des précisions complémentaires sur les termes traditionnels employés dans les textes décrivant la couture du kesa, notamment sur la différence entre les robes dites kassetsue, chōyōe et nyohōe.

Kassetsue («la robe coupée-cousue») et chōyōe («la robe de bandes appliquées») désignent des kesa cousus selon deux modes d’assemblage différents :

- Dans le premier, on coupe autant de pièces que de dankyaku (les parties représentant les casiers de la rizière) qui sont ensuite recousues ensemble, soit vingt-sept pièces pour un neuf bandes par exemple. Voir la première figure ci-dessous.

- Dans le second, on applique et l’on coud les pièces dites («les interbandes», les parties représentant les diguettes de la rizière) sur un fond constitué d’une seule pièce ou de plusieurs pièces cousues au point invisible. Voir la seconde figure ci-dessous.





Nyohōe («la robe conforme au dharma») désigne un style. Dans un sens général, il s’agit d’un kesa confectionné selon les instructions premières du Bouddha. Le terme désigne plus particulièrement une forme de kesa que l’on retrouve avec de légères variations dans les écoles japonaises shingon, zen, tendai et jōdō. Elle présente un certain nombre de traits caractéristiques :

- le kesa est de forme rectangulaire ;
- les attaches sont posées aux tiers de la longueur ;
- on n'utilise pas d'anneau ou de métal dans le système d’attache ;
- la couleur est sombre et mélangée.

L’image ci-dessous est celle d'un nyohōe de l’école jōdō. Vous pouvez cliquer sur l'image.



Plus spécifiquement encore, le terme désigne dans l'école sōtō, les kesa utilisés dans les lignées des maîtres zen Sawaki Kōdō (1880-1965) et Hashimoto Ekō (1890-1965) par opposition aux kesa officiels de l’école sōtō.

Mots-clés : , , , , , ,

Souvenirs de Lanau (2) Version imprimable

Voici une photographie du kesa à vingt-cinq bandes de Dōgen conservé au Kōfukuji, un temple fondé par le maître zen Gida Daichi (1290-1367) dans l’actuelle préfecture de Kumamoto. Ce kesa a été successivement transmis par Dōgen, Kōun Ejō, Tettsu Gikai, Keizan Jōkin et Meihō Sotetsu jusqu’à Daichi. Il est authentifié par un document de transmission qui précise que ce kesa a été cousu par Dōgen lui-même.

[cliquez sur l'image]


Quelques détails techniques, en reprenant les termes traditionnels de la confection du kesa  : dimensions 195 cm x 110 cm ; robe coupée-cousue (kassetsue) ; quatre pièces longues et une pièce courte par bande (shichō ittan) ; pas de doublure, pas d’attache, pas d’anneau ; couleur bleu-noir dite tetsuonando iro ; les interbandes sont ouvertes (kaiyō) ; le cadre est cousu avec deux tours de couture (nidō) ; les bordures du cadre (en) sont larges de 3 cm ; les pièces d’angle appliquées (kakuchō) sont larges de 4,5 cm ; Les bandes des bords extérieurs sont plus larges que les autres bandes. Il s'agit d'une "robe conforme au dharma" (
nyohōe).

Mots-clés : ,

Souvenirs de Lanau (1) Version imprimable

J’étais la semaine dernière au Centre zen de Lanau, dans le Cantal, à l’invitation de Guy Mokuhō Mercier pour co-animer une retraite de cinq jours consacrée à l’étude et la pratique du kesa. C’était la toute première fois qu’une telle retraite était proposée en France. Je remercie tous les participants pour leur attention constante lors de ces journées.

Une remarque complémentaire : Quelques personnes portaient le kesa assez court. Évidemment, la taille doit être adaptée à la stature de la personne, ni trop grande, ni trop petite. Le bas du kesa tombe généralement à environ quinze / vingt-cinq centimètres du sol. Si l’on dispose de suffisamment de tissu, la règle veut que le kesa fasse trois coudées par cinq (on l’appelle alors «la catégorie supérieure», jap. jōbon). Si l’on a moins de tissu deux virgule soixante-quinze coudées par quatre soixante-quinze («la catégorie médiane», jap. chūbon). Si l’on dispose de moins de tissu encore, deux virgule cinq coudées par quatre virgule cinq («la catégorie inférieure», jap. gebon).

Mais comment mesure-t-on la coudée ? Les avis divergent. Dans le Document de transmission sur la robe bouddhique de Chikyō risshi (début XIXe siècle), un texte que j’ai traduit, la coudée désigne la longueur du coude jusqu’aux doigts de la personne concernée. Dans La robe conforme au dharma des Mūlasarvāstivādin de Shitateya Rihei (fin XIXe siècle), un autre texte traduit, la coudée est une unité de mesure fixée à un shaku cinq sun, soit 45 cm environ. Les auteurs font également une distinction entre «la coudée étendue» (jap. kenchū) comptée du coude jusqu’à l’extrémité des doigts et «la coudée poing fermé» (jap. shochū) avec les doigts repliés.

Dans la lignée de Sawaki Kōdō (1880-1965), on utilise la mesure de la coudée de la personne concernée avec une taille finale de trois coudées par cinq. L’expérience montre cependant qu’un kesa cousu sur la base de trois coudées étendues par cinq coudées étendues est un peu trop grand.

Les trois principaux héritiers de Sawaki en matière de kesa utilisent chacun des méthodes de calcul légèrement différentes pour déterminer la taille la plus adaptée.

- Kyūma Echū  (1934) prend la moyenne entre la coudée ouverte et la coudée fermée.
- Mizuno Yaoko (1921-2010) minore la coudée étendue d’un dixième ou d’un vingtième.
- Okamoto Kōbun (1925) utilise la méthode dite de la mesure directe pour déterminer la longueur du kesa et fait une règle de trois pour garder la proportion de trois par cinq. La mesure directe est une méthode décrite par le maître zen Mokushitsu Ryōhō (1775-1833), elle consiste à prendre directement la mesure en comptant d’une main à une autre.

Moi-même, je prends la moyenne entre la coudée ouverte et de la coudée fermée en ajustant si possible cette mesure en faisant essayer un kesa à la personne. La bonne mesure est généralement plus proche de la coudée ouverte que la moyenne.


Mots-clés : ,

la pédagogie du Bouddha Version imprimable

Le dharma est un mot que l’on pourrait rendre par une vague formule comme la pédagogie du Bouddha (l’Éveillé en sanskrit). On pourrait tout aussi bien renoncer à le traduire pour en souligner l’altérité. Le bouddhisme n’est ni une doctrine, ni un système de croyances, ni une conception du monde à la manière des religions monothéistes. Cette pédagogie interroge inlassablement notre besoin de sens et en quoi ce besoin masque une angoisse existentielle. Tout être humain pressent que son être est une béance ouverte sur un néant intérieur. Il se sait non seulement promis à la mort, mais il devine qu’il n’éprouverait qu’insignifiance et absurdité à contempler sans détours son insécurité. Les doctrines, les croyances, en maillant la réalité de significations, permettent de juguler cette angoisse, mais n’en délivrent pas. Le dharma n’est donc pas un nouveau ou un autre système de pensée. Il se donne à vivre comme une épreuve de l’angoisse existentielle, faisant le pari que chacun peut s’en affranchir dans la joie, l’amour et la générosité partagés. Sans doute faudrait-il un jour congédier définitivement ce terme de bouddhisme qui obscurcit plus qu’il ne libère sa dimension résolument a-doctrinale.

Mots-clés : , , ,

La Voie de l’Éveil, la Voie de l’Action Version imprimable

La prime parole du Bouddha (l’Éveillé en sanskrit) restera à jamais inaccessible. Les premiers textes bouddhistes datent de la généralisation de l’écriture en Inde peu avant le début de l’ère chrétienne, trois siècles environ après son « extinction » (le nirvâna) et montrent déjà des disparités liées à la multiplication des écoles. Toutes les traditions indo-himalayennes et extrême-orientales connues aujourd’hui sont issues d’un mouvement de réforme, sans doute transversal à plusieurs écoles, né à cette même époque en Inde et qui s’intitule la Voie de la Grandeur (mahâyâna, ou « Grand Véhicule »). Ses origines restent mystérieuses et les historiens ne savent eux-mêmes décider s’il apparut dans le Nord ou bien dans le Sud du sous-continent. Car ces réformistes prirent grand soin de s’effacer devant leurs propres livres, sans cesse magnifiés, comme si tout devait se résorber en eux. Jusqu’à présent, on a peu souligné le rôle déterminant du passage de l’oral à l’écrit dans l’émergence de ce courant réformé qui donna par la suite naissance à toutes les écoles bouddhistes, du Tibet au Japon. Toutes les ressources de l’écriture furent alors mises à contribution pour explorer à neuf la signification des enseignements.

Dans un contexte de controverses évidentes, ces Livres entendent restaurer, disent-ils, les enseignements du Bouddha contre certaines mésinterprétations de l’époque. D’anciens mots se densifient, d’autres surgissent. Une triade apparaît : en sanskrit, prajñâ, karuna et upâya ; en français, la sagesse, la compassion et les moyens habiles, si l’on s’en tient à une traduction courante. La sagesse ne peut être expérimentée sans la compassion, l’une soutient l’autre ; leur mûrissement conjoint s’épanouit dans une parfaite habileté à agir dans la multitude des situations. Ces trois termes condensent à eux seuls la voie de l’Éveil telle qu’elle est toujours appréhendée par les écoles actuelles. Comment donc les faire pleinement résonner dans nos langues ? La sagesse du Bouddha n’a rien d’une modération ou d’une quelconque prudence. Sa compassion n’est pas un pâtir ; le terme de karuna fut d’ailleurs adopté pour sa quasi-homophonie avec karana, l’agir. Pourquoi ne pas se permettre des formules plus audacieuses, plus expressives, qui, sans être littérales, préserveraient et même rehausseraient, ici, leur sens profond. Des formes verbales plutôt que des noms pour dire un processus. Puisque l’adepte de la Grandeur, proclament tous ces Livres, travaille à même la matière du réel, dans ses frémissements, dans ses incendies et ses bruissements. Il est l’alchimiste qui transforme la Terre en or.

Pour tenter de traduire au mieux cette résolution à la sagesse et la compassion, disons que l’adepte de la Grandeur aspire à se libérer de ses peurs et à prendre soin du monde. La Voie de l’Éveil est conçue comme un chemin dédoublé : sur le premier, il s’exerce à se défaire des plus fondamentales de ses peurs, la peur de mourir, la peur de ne pas être reconnu, la peur de ne pas être aimé ; sur l’autre, il s’exerce à prendre soin de ceux qui meurent, de ceux qui ne sont pas reconnus, de ceux qui ne sont pas aimés. Le chemin débute par l’acceptation inconditionnelle de sa propre fragilité et vulnérabilité. Mais l’acceptation, seule, ne suffit pas. Les Livres de la Grandeur sont une collection de méthodes, de pratiques et d’enseignements pour s’appliquer, jour après jour, à l'audace de se libérer des peurs et de prendre soin du monde. Une fois les réticences, les restrictions levées, le double chemin ne fait plus qu’un. Car plus je suis tendre, moins j’ai de crainte ; et moins j’ai de crainte, plus je suis tendre. Finalement, le chemin s’accomplit sous la forme d’une habileté. Car nous vivons dans l’épaisseur du monde où l’existence est action. Quelles que soient les situations, les conditions ou les personnes rencontrées, l’adepte accompli n’est plus jamais démuni. Il ne se fatigue plus, il ne se désespère plus. Le monde souffre, il le guérit et le fait resplendir. La Voie de l’Éveil devient la Voie de l’Action. C’est l’upâya, un terme sanskrit qui provient d’un verbe upe, "s’engager", avec les mêmes acceptions qu’en français : s’engager dans une voie, s’engager pour autrui. L’upâya signe la destinée de la Voie de l’Éveil.

Pour un disciple du Bouddha, que peut signifier en ce XXIe siècle cheminer dans l’art de la Grandeur, sinon encore et toujours se réconcilier avec la vie, mais d’une façon plus vaste encore. L’existence humaine possède une triple dimension. Elle est à la fois personnelle, interpersonnelle et sociale. Le personnel, c’est la sphère des émotions, des sentiments et des pensées. L’interpersonnel, c’est la sphère des interactions, avec pour chacun d’entre nous une certaine manière d’être en relation avec ses propres gestes et ses propres paroles. Dans nos sociétés modernes, le social, c’est aussi la sphère citoyenne et politique, puisque nous ressentons notre co-appartenance et notre co-participation à cette société. Les écoles bouddhistes se sont développées dans des contextes traditionnels où les formes sociales apparaissaient sans prise possible comme s’il s’agissait d’une donnée extérieure. Les enseignements s’adressaient naturellement aux deux premières sphères : il s’agissait de se libérer de ses compulsions, de ses frustrations et de ses illusions, et de persévérer dans la tendresse et le souci des autres. Mais ce souci s’exprimait sans véritablement prendre compte la production et l’institutionnalisation des valeurs et des normes qui régissent le vivre-ensemble. La troisième sphère ne pouvait être vue. Dans nos sociétés modernes, elle est non seulement visible mais tangible : l’ordre et le devenir social et politique nous appartiennent solidairement. Je peux moi-même choisir de magnifier des formes, des valeurs, les partager ou encore les refuser. Un disciple du Bouddha ne peut que reprendre à neuf la signification de cette triade fondamentale, prajñâ, karuna et upâya, et intégrer pleinement cette troisième sphère dans son chemin d’éveil et d’action. Lorsque la vie devient pesante, lourde, altérée par des conditions de travail, des conditions économiques difficiles, chacun d’entre nous doit se sentir interpellé par une responsabilité partagée. Comment un disciple du Bouddha pourrait-il l’ignorer ? Il lui appartient de révéler les souffrances sociales et d’œuvrer, individuellement et collectivement, à leur dénouement. Bref, il ne peut que s’engager.

Le 8 avril, jour de la naissance du Bouddha.

Mots-clés : , , , , , , , ,