Le commentaire d’elisabeth-g au billet précédent Les êtres qui y sont sont tous mes enfants aborde un point fondamental qui mériterait de longs et nécessaires développements : comment lire et interpréter les textes bouddhistes ? Elle est essentielle car elle pose la question du sens même de la parole dans la tradition de l’Eveillé.

En bouddhisme, et plus encore dans les textes sacrés où l’on voit s’exprimer des bouddhas et des bodhisattvas, la parole est nécessairement en situation, elle s’adresse toujours à quelqu’un de particulier et au-delà de simplement lui parler, cette parole a pour but de le provoquer, de susciter en lui le bouleversement intérieur. Parler en bouddhiste, ce n’est ni affirmer des principes ni lancer des credo face à un interlocuteur sommé d’écouter les croyances qui nous animent mais de laisser s’ouvrir un espace d’élévation intérieure.

La parole est foncièrement un "moyen habile", un upâya pour reprendre le terme sanskrit. Le terme s’appliquait primitivement à la seule parole, puis son sens s’est progressivement élargi à tous les moyens mis en œuvre par les bouddhas ou les bodhisattvas pour le bien des êtres. Lorsqu’on lit qu’un bouddha proclame qu’"il n’y a pas de soi", cela ne signifie nullement qu’il "croit" lui-même à l’inexistence du soi, mais que cette parole lui paraît dans ce moment-là, la meilleure pour laisser entendre l’ultime qui l’anime ou pour y conduire son interlocuteur. Qui peut dire que dans l’ultime, il n’y a pas de soi ?

Les bouddhistes se sont très vite posé la question de la lecture des textes car les écrits sont éminemment contradictoires. Dans le
canon Theravâda, le Bouddha peut ainsi affirmer tantôt que le karman opère, tantôt qu’il n’opère pas, tantôt il se montre nihiliste, tantôt éternaliste. Comment s’y retrouver : le Bouddha serait-il un être à ce point fantasque et versatile, ou bien qu’il serait à l’occasion un fieffé menteur ? En réalité, dans la lecture bouddhiste, la question ne se pose pas en termes de vrai ou de faux mais de relatif et d’absolu. L’exégèse a très vite défini deux formes de discours, d’une part les discours "de sens définitif" où les bouddhas et les bodhisattvas dévoilent pleinement l’ultime, d’autre part les discours "de sens provisoire" où ils travestissent et altèrent leurs enseignements selon les capacités d’écoute de leur auditoire.

Dans la lecture d’un texte, les commentateurs essayent donc tout d’abord de déterminer si l’on a affaire à un discours de sens définitif ou de sens provisoire. La question a pris encore plus d’importance dans le Grand Véhicule où les textes sacrés sont variés et forts différents dans leurs enseignements. Peu sont rejetés comme réellement apocryphes. Chaque école a ainsi donné sa propre lecture des textes et de leurs imbrications mutuelles, déterminant, non leur part d’authenticité, mais disons plutôt d’"ultimité". Ainsi de nombreuses d’écoles bouddhistes au Japon placent
Le Sûtra du Lotus
au pinacle des enseignements de l’Eveillé, le considérant comme son enseignement final et suprême. Mais l’exégèse du Lotus distingue encore deux parties dans le livre, la première qui relèverait encore du provisoire puisque le Bouddha s’y présente sous une forme humaine, la seconde qui relèverait seule de l’ultime, le Bouddha s’y dévoilant dans cette partie sous sa forme supra-humaine.

Tout cela peut paraître compliqué, pourtant la question est essentielle. Faute de méconnaître ce rôle de la parole, de nombreuses mécompréhensions apparaissent en Occident. En lisant un texte bouddhiste, nous le lisons évidemment avec nos propres grilles de lecture, si nous lisons que le bouddha y affirme quelque chose, nous pensons donc qu’il y "croit". Dans notre culture, une parole religieuse ou spirituelle est entendue comme parole universelle, elle doit être dite et affirmée indépendamment des lecteurs ou des auditeurs. Tel n’est pas le cas en bouddhisme.

Un texte bouddhiste ne peut être lu qu’en l’articulant avec les textes qui l’accompagnent ou les textes qui l’ont commenté. L’ensemble de ces textes dessinent une cartographie de l’ultime propre à chaque tradition. Et chaque texte n’a de sens qu’en résonance avec cet ultime qu’il entend à sa manière peu ou prou dévoiler.

Aujourd’hui, beaucoup de livres paraissent sur le bouddhisme, les auteurs extraient plus ou moins consciemment des passages d’enseignements cherchant une compatibilité avec tout un tas de théories plus ou moins variées (en général sur le thème "voyez comme le bouddhisme est moderne"). Evidemment on trouvera facilement ici ou là des phrases qui vont dans le sens de telle ou telle idée. Mais est-ce faire là justice à l'enseignement de l'Eveillé ? Le pire, c’est les anthologies, on sélectionne tout ce qui fait plaisir, un peu de bouddhisme ancien, un peu de zen, un peu de tibétain et cela fait un joli patchwork poétique à la guimauve.


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