J’ai passé des années de la sorte
Au point d’en oublier de manger et de dormir
(Ryôkan)

Assis droit, la respiration harmonisée, l’esprit disposé, nous approfondissons instant après instant, mois après mois, année après année, le silence et la luminosité de l’esprit.

Bien sûr, nous n’éprouvons pas toujours ce silence et cette luminosité. De nombreux états peuvent encore surgir, parfois la pensée succède à la pensée dans une sorte de flot plus ou moins continu. À ce moment-là, on peut ressentir comme nous sommes traversés par ce flux, plus que nous le créons ou nous le suscitons. Dans le cours ordinaire de la vie quotidienne, la pensée m’apparaît comme ma pensée, le fruit de mes propres réflexions, cette manière singulière qui n’appartient qu’à moi d’appréhender le monde. Mais une fois assis dans l’espace de la méditation, du fait même qu’on ne se propose pas de réfléchir intentionnellement à quelque chose, la pensée qui émerge apparaît sous une forme beaucoup moins articulée. Elle ressemble plus à un flux animé de mouvements plus ou moins importants qui s’emballent ou se calment. Je ne la ressens plus comme ma propre pensée, mais comme une succession de pensées impersonnelles qui surgissent au gré des circonstances et des événements : aujourd’hui, j’ai eu tel souci, j’ai fait telle rencontre. Des images reviennent, s’accrochent à la conscience, vont et viennent sous la forme de réminiscences. Des pensées sans penseur.

Dans certaines formes de méditation, on conseille de prendre la posture du spectateur qui regarde ces pensées aller et venir. La pratique de la méditation zen, elle, est différente. Selon une métaphore classique, l’esprit du méditant est présenté comme un miroir pur et brillant sur lequel passent des ombres. Notre pratique consiste, non à contempler, observer les ombres, mais à révéler le miroir pur et lumineux de l’esprit. Si une pensée surgit, il convient de la transpercer.

Dans son tout premier texte consacré à la méditation, le Fukanzazengi, le maître zen Dôgen s’est contenté de reprendre trois phrases clés du Zazengi (« Les principes de la méditation assise »), le manuel de méditation qu’utilisaient les moines chinois de son époque :

身相既定氣息亦調。念起即覺。覺之即失。久久忘縁自成一片。

Mot à mot : corps - forme - déjà - établir - respiration - encore - accorder / pensée – surgir – aussitôt– éveiller / éveiller – aussitôt – disparaître / longuement – oublier – objets – naturellement  - devenir - unité

Qu’on lit en japonais : Shinsô sudeni sadamari, kisoku mo mata totonoe. Nen okoraba sunawachi kaku seyo, kore o kaku seba sunawachi shissu. Hisabisa ni en o bôji, onozukara ippen to naran.

Et que je traduis comme suit : « Une fois la posture établie, la respiration est également accordée. Lorsqu’une pensée surgit, prenez-en conscience, lorsqu’on en prend conscience, elle disparaît. À force, on oublie les objets extérieurs et l’on devient naturellement unifié. »

Ces phrases laconiques méritent qu’on s’y attarde puisqu’il s’agit des seules phrases du texte qui évoquent le contenu même de la méditation.  Aucune méthode n’est donnée sinon cet unique conseil, kaku seyo. Carl Bielefeldt, qui se consacre depuis des années à traduire l’œuvre de Dôgen, les traduit par : « Once you have settle your posture, you should regulate your breathing. Whenever a thought occurs, be aware of it ; as soon as you are aware of it, it will vanish. If you remain for a long period forgetful of objects, you will naturally become unified. » (Dôgen’s Manual of Zen Meditation, University of California Press, p. 181).

La vie est un processus : la pensée surgit. Devant ce surgissement de la pensée, que va-t-on faire ?  S’agit-il de la poursuivre, de l’entretenir ? Non, il s’agit bien qu’elle s’estompe, qu’elle s’évanouisse (
shissu a également le sens de « laisser échapper, perdre, négliger ») pour laisser émerger la pureté et la nudité du cœur.

Cette perte passe, non par une contemplation de la pensée, mais par un mouvement de rupture faite « sur le champ » (
sunawachi) et dans le même mouvement, « aussitôt » (sunawachi), la pensée disparaît. Le terme de kaku utilisé dans ce contexte est difficile à traduire et faute de mieux je me rabats sur « prendre conscience », mais qui ne rend pas assez compte de l’immédiateté du processus. Le premier sens de kaku est « s’éveiller ». Le terme a d’autres sens comme « éprouver une sensation » (de la fatigue, de la douleur), ou « s’apercevoir » (de son erreur). Kaku seyo, « prenez conscience » (dans sa lecture japonaise, le verbe est à l’impératif) commande un saut dans le champ de la conscience, à la manière d’un rêveur qui s’éveille et qui passe de la vie nocturne à la vie diurne.

On pourrait dire aussi, s’ajuster au silence.



À suivre...
Photographie : © 2011, Alexander James, www.DistilEnnui.com.
 

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