Je préparais récemment une causerie sur la lecture ou plutôt sur la non-lecture du Shôbôgenzô ("Le trésor de l’œil du vrai dharma"), l’œuvre épaisse et difficile de Dôgen (1200-1253), le fondateur de l’école au Japon. Quiconque s’intéresse aujourd’hui au zen est plus ou moins sommé de se frotter à ce livre où le maître zen explore les multiples facettes du réel. Mais l’entreprise est ardue car le lecteur est immédiatement confronté à un problème essentiel : l’agencement des mots ne fait pas sens. Ce n’est pas même une question de culture bouddhique, de comprendre les termes et les concepts : les moines zen japonais eux-mêmes le confessent, ils n’y comprennent pas grand chose ! Et pourtant, il ne s’agit pas de simples divagations couchées sur le papier. Le lecteur ressent bien le soin tout particulier de l’écriture et la volonté d’une expression. Après de nombreuses années de fréquentation du texte, des commentaires traditionnels, des diverses traductions proposées, je me demande finalement s’il n’y aurait pas lieu au fond d’être, non un lecteur, mais un non-lecteur de Dôgen.

Déjà, sans lire l’original japonais, l’accès au texte est très difficile. Dôgen fait un usage très déroutant de sa propre langue qu’il triture jusqu’à l’extrême, laissant souvent les traducteurs en peine. Une simple phrase, pourtant fort simple, suffira à démontrer l’ampleur de la tâche. Pour préparer cette causerie, Je relisais l’ouverture du Shôbôgenzô dans la traduction française de Yoko Orimo. Les deux premières phrases du premier chapitre sont données comme suit :

Au moment favorable où les existants sont la loi de l’Éveillé, il y a l’Éveil et l’égarement, il y a la pratique, il y a les naissances et les morts, il y a les éveillés et les êtres.
Au moment favorable où les dix mille existants ne sont plus en moi, il n’y a ni Éveil ni égarement, il n’y a ni éveillés ni êtres, il n’y a ni apparaître ni disparaître.

(La vraie Loi, trésor de l’Œil : Textes choisis du Shôbôgenzô, Éditions du Seuil, 2004, p. 46)

Mon attention est attirée par l’expression "ne sont plus en moi", puisque Dôgen n’évoque jamais d’une manière ou d’une autre une spatialisation du moi (du moins, à ma connaissance). Je reprends alors la propre traduction de Bernard Faure dont je sais la précision des mots. Il traduit le même passage de la manière suivante :

Lorsque tous les dharmas sont la Loi bouddhique, il y a illusion et éveil, pratique, naissance, mort, Buddhas et êtres sensibles.
Lorsque les dix mille dharmas sont dénués de moi, il n’y a ni illusion ni éveil, ni Buddhas ni êtres sensibles, ni naissance ni extinction.

(La vision immédiate : Nature, éveil et tradition selon le Shôbôgenzô, Éditions Le Mail, 1987, p. 113)

Bigre, fis-je ! "Sont dénués de moi", voilà qui n’a pas du tout le même sens que "ne sont plus en moi".

Force est de reprendre l’original qui est :
諸法の佛法なる時節、すなはち迷悟あり、修行あり、生あり、死あり、諸佛あり、衆生あり。
萬法ともにわれにあらざる時節、まどひなくさとりなく、諸佛なく衆生なく、生なく滅なし。
Shohô no buppô naru jisetsu, sunawachi meigo ari, shugyô ari, shô ari, shi ari, shobutsu ari, shujô ari.
Bampô tomoni ware ni arazaru jisetsu, madoi naku satori naku, shobutsu naku shujô naku, shô naku metsu nashi.


La phrase mystère est : 萬法ともにわれにあらざる時節, bampô tomoni ware ni arazaru jisetsu. L’un traduit par "Au moment favorable où les dix mille existants ne sont plus en moi", et l’autre par "Lorsque les dix mille dharmas sont dénués de moi."

Il y a d’abord ce 時節 jisetsu traduit par Orimo par "au moment favorable". Jisetsu désigne en chinois une période de temps, le moment où commence une période de temps ou encore un anniversaire. Par exemple, l’expression 八時節 "les huit jisetsu" désigne les deux équinoxes, les deux solstices et le début des quatre saisons. Jisetsu est un moment particulier dans le déroulement temporel. On trouve par exemple dans un texte zen l’expression 不待時節 jisetsu o matazu, "ne pas attendre un moment particulier".

Dans la phrase de Dôgen, jisetsu est utilisé comme une conjonction de temps mais j’ai bien du mal à y entendre un avantage ou une positivité ("un moment favorable"). Certes Dôgen aurait pu simplement utiliser les conjonctions 時 toki ou 時に toki ni, "lorsque", mais je n’arrive pas à lire plus loin qu’une simple scansion du temps, certes plus forte qu’un simple "lorsque" mais assez loin d’un "moment favorable". Il s’agit d’un moment.

萬法 bampô : les dix mille dharmas. Dharma est à prendre au sens de chose, d’existence et bampô, "les dix mille dharmas" est un synonyme de 諸法 shohô, "les dharmas" ou "tous les dharmas" de la première phrase.

ともに tomoni est un adverbe qui n’est traduit ni par Orimo ni par Faure. Il signifie "ensemble, en commun, les uns avec les autres".

Et puis vient l’expression problématique われにあらざる ware ni arazaru. La copule "être" (A est B) se dit なり nari en japonais. Ce mot provient de にあり ni ari ("être /se trouver (ari) dans (ni)"). La forme négative, "n’est pas", est ならず narazu (nara, forme indéterminée de nari + suffixe verbal négatif zu) ou plus communément にあらず ni arazu (particule ni + ara, forme indéterminée de ari + suffixe verbal négatif zu).

Si l’on devait retraduire depuis le français "les dix mille dharmas ne sont pas X" on traduirait inévitablement par bampô X ni arazu (forme négative de nari). Mais, si l’on devait retraduire "les dix mille dharmas ne sont pas dans X" on traduirait également avec la forme homonyme bampô X ni arazu (forme négative du verbe ni ari, "être dans/se trouver dans").

Note : Dans la phrase de Dôgen, ni arazaru est la forme dite déterminante de ni arazu. Elle est nécessaire devant la conjonction jisetsu et ne modifie en rien le sens du verbe.

"N’est pas", "ne se trouve pas dans" : Le sens est évidemment différent. Comment décider ? Les Japonais de l’époque utilisaient aussi non seulement le syllabaire japonais mais des idéogrammes chinois pour certaines formes grammaticales. Mais d’une manière générale, Dôgen utilise le syllabaire pour les formes ni ari ou nari. L’ambiguïté reste entière dans son écriture. Mais cette seconde phrase est écrite en parallèle de la première où, pour le coup, il n’existe aucune difficulté. Il s’agit de la copule être (nari) et non du verbe se trouver dans (ni ari) :

諸法の佛法なる時節 shohô no buppô naru jisetsu : Lorsque / Au moment où (jisetsu) les dharmas / tous les dharmas (shohô) sont (naru forme déterminante de nari) le dharma du bouddha (buppô).

Je ne pense donc pas que l’on puisse traduire le ni ari de la seconde phrase par "être dans / se trouver dans". Dans la nouvelle version de sa traduction publiée il y a peu, Yoko Orimo propose "Au moment favorable où aucun des dix mille existants n’est plus en moi" (Shôbôgenzô, La vraie Loi, Trésor de l’Œil, tome 3, Éditions Sully, 2007, p. 15). Le rajout de "aucun" correspond à la traduction de l’adverbe tomoni. Orimo conserve "n’est plus en moi" même si elle précise en note que d’autres traductions sont possibles comme "aucun des dix mille existants n’est plus le moi".

Mais si les dharmas ne sont pas, que ne sont-ils pas ? Dôgen dit われ ware qui n’est autre que le pronom personnel de la première personne ("je" comme sujet, "moi" comme complément). Dôgen fait un usage subtil de différents termes de la personne et distingue le je, le moi et le soi. Une première lecture de bampô tomoni ware ni arazaru jisetsu donnerait "Lorsque tous les dharmas ne sont pas moi" mais le moi en question désigne-t-il bien ici l’appropriation du locuteur ? Car immédiatement, le contexte rappelle la célèbre formule chinoise sur la vacuité des phénomènes, 諸法無我 shohô muga, "tous les dharmas sont dénués d’un soi", où le sanskrit âtman est rendu par le pronom personnel je
.

Dôgen semble avoir en tête l’expression. Le moi est rendu par la lecture japonaise われ ware écrit avec le syllabaire plutôt que par l’utilisation de l’idéogramme chinois 我 (lu ware en japonais). Il s’agit donc pas de lire "tous les dharmas ne sont pas moi" mais bien "tous les dharmas ne sont pas un/le moi". Il est intéressant de noter que, dans cette reprise de la formule, Dôgen fait un glissement significatif, puisqu’il délaisse "tous les dharmas n’ont pas de soi" au profit de "les dix mille dharmas ne sont pas le soi" (finalement, Faure fait une erreur de traduction avec son "les dix mille dharmas sont dénués de moi" ou du moins passe-t-il à côté de l’inflexion faite). Dôgen fera une relecture similaire d’une fameuse phrase du Sûtra du Nirvâna, "tous les êtres ont la nature de bouddha" qui deviendra sous sa plume "tous les êtres sont la nature de Bouddha".

Vous comprenez sans doute maintenant toute la difficulté d’entrer dans ce texte. Je m’arrête tout provisoirement sur une proposition de traduction : "Au moment où tous les dix mille dharmas ne sont pas du moi" qui, au demeurant, n’est pas encore très éclairante. Car quel est ce moi dont il est question ? L’un des disciples directs de Dôgen a laissé un commentaire détaillé du Shôbôgenzô. Il glose cette phrase comme suit : "Ce moi est le moi des dix mille dharmas. Cette négation de ne pas être un moi ou un mien ne désigne pas non plus l’absence d’un avoir opposé à un avoir."

Voici comment d’autres traducteurs se sont frottés au texte :
When the myriad dharmas are each not of the self (Chôdô Cross & Gudô Nishijima, Master Dogen’s Shobogenzo, Windbell Publications, 1994)
When myriad things are all not self (Thomas Cleary, Shôbôgenzô: Zen Essays by Dôgen, University of Hawaii Press, 1986)
As a myriad things are without an abiding self (Kazuaki Tanahashi (ed.), Moon on a Dewdrop: Writings of zen Master Dôgen, North Point Press, San Francisco, 1985)

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