La nature de bouddha
Pour Christophe et tous ceux qui souhaitent se confronter à la pensée et à l’écriture du maître zen Dōgen, je propose une traduction (provisoire) annotée des premières lignes de Busshō, «La nature de bouddha», l’un de ses plus célèbres essais.
Attention : mal de tête garanti. Ouppss!!
Texte original
(Je suis la version moderne établie par Mizuno Yaoko) :
釋迦牟尼佛言、一切衆生、悉有佛性。如來常住、無有變易。
これ、われらが大師釋尊の師子吼の轉法輪なりといへども、一切諸佛、一切祖師の頂[寧+頁]眼睛なり。參學しきたること、すでに二千一百九十年[當日本仁治二年辛丑歳]正嫡わづかに五十代[至先師天童淨和尚]、西天二十八代、代代住持しきたり、東地二十三世、世世住持しきたる。十方の佛祖、ともに住持せり。
世尊道の一切衆生、悉有佛性は、その宗旨いかん。是什麼物恁麼來の道轉法輪なり。あるいは衆生といひ、有情といひ、群生といひ、群類といふ。悉有の言は衆生なり、群有也。すなはち悉有は佛性なり。悉有の一悉を衆生といふ。正當恁麼時は、衆生の内外すなはち佛性の悉有なり。單傳する皮肉骨髓のみにあらず、汝得吾皮肉骨髓なるがゆゑに。
しるべし、いま佛性に悉有せらるる有は、有無の有にあらず。悉有は佛語なり、佛舌なり。佛祖眼睛なり、衲僧鼻孔なり。悉有の言、さらに始有にあらず、本有にあらず、妙有等にあらず、いはんや縁有妄有ならんや。心境性相等にかかはれず。しかあればすなはち、衆生悉有の依正、しかしながら業増上力にあらず、妄縁起にあらず、法爾にあらず、神通修證にあらず。もし衆生の悉有、それ業増上および縁起法爾等ならんには、諸聖の證道および諸佛の菩提、佛祖の眼睛も、業増上力および縁起法爾なるべし。しかあらざるなり。盡界はすべて客塵なし、直下さらに第二人あらず、直截根源人未識、忙忙業識幾時休なるがゆゑに。妄縁起の有にあらず、徧界不曾藏のゆゑに。徧界不曾藏といふは、かならずしも滿界是有といふにあらざるなり。徧界我有は外道の邪見なり。本有の有にあらず、亙古亙今のゆゑに。始起の有にあらず、不受一塵のゆゑに。條條の有にあらず、合取のゆゑに。無始有の有にあらず、是什麼物恁麼來のゆゑに。始起有の有にあらず、吾常心是道のゆゑに。まさにしるべし、悉有中に衆生快便難逢なり。悉有を會取することかくのごとくなれば、悉有それ透體脱落なり。
Essai de traduction
Le Bouddha Śākyamuni a dit : «À tous les êtres vivants en totalité est la nature de Bouddha, l’Ainsi-venu demeure en pérennité sans aucun changement.»
Outre qu’il s’agisse de la mise en branle de la roue du dharma, le rugissement du lion de notre grand maître, le vénéré Śākya, c’est le crâne et la prunelle de tous les bouddhas et de tous les maîtres-patriarches. [Cette parole] a été étudiée pendant deux mille cent quatre vingt-dix années (à présent la seconde année kanoto ushi de l’ère Ninji au Japon) par quelque cinquante générations d’héritiers authentiques (jusqu’à mon ancien maître, le révérend Jing de Tiantong). Tour à tour, vingt-huit générations sous les cieux occidentaux l’ont préservée. L’une après l’autre, vingt-trois générations dans les terres orientales l’ont préservée. Ensemble, les bouddhas et les patriarches des dix directions l’ont préservée.
Quel est le sens de la parole du Vénéré du monde : «À tous les êtres vivants en totalité est la nature de bouddha »? Il tient dans la parole qui tourne la roue du dharma : «Quel est l’être ainsi venu ?» On dit soit les êtres vivants, les êtres sensibles, tous les êtres ou toutes sortes d’êtres. L’expression «la totalité de ce qui est» désigne tout ce qui vit et tout ce qui est. La totalité de ce qui est, c’est la nature de bouddha. L’intégralité de la totalité de ce qui est s’appelle tout ce qui vit. À ce moment précis, l’intériorité et l’extériorité de tout ce qui vit est la totalité de ce qui est de la nature de bouddha. Il ne s’agit pas simplement de la peau, de la chair, des os et de la moelle transmis comme unicité, puisque «tu as reçu de moi peau, chair, os et moelle.»
Sachez que ce qui est qui est à présent totalement donné à être par la nature de bouddha n’est pas l’être d’un être [qui s’oppose au] néant. La totalité de ce qui est est un mot de bouddha, une expression de bouddha. Il s’agit de la prunelle des bouddhas et des patriarches, du nez des moines [zen] à la robe rapiécée. L’expression «la totalité de ce qui est» ne désigne pas plus un être émergent, un être originel ou un autre être merveilleux. À plus forte raison, comment pourrait-il désigner un être conditionné ou un être illusoire ? Il n’a rien à voir avec l’esprit et les objets mentaux, la nature essentielle et les aspects phénoménaux et ce genre de choses. Ainsi donc, [la rétribution] directe et indirecte de tout ce qui vit, la totalité de ce qui est, ne relève en rien du pouvoir génératif du karma, d’une coproduction conditionnée d’illusion, d’un ordre naturel des choses ni de l’exercice et de la réalisation des pouvoirs surnaturels. Si la totalité de ce qui est de tout ce qui vit relevait de la génération du karma, de la coproduction conditionnée ou de l’ordre naturel des choses, la réalisation de la voie des sages, l’éveil des bouddhas, la prunelle des bouddhas et des patriarches devraient relever du pouvoir génératif du karma, de la coproduction conditionnée ou de l’ordre naturel des choses. Il n’en n’est rien. Le monde entier est totalement dépourvu de poussières adventices ; immédiatement, il n’y a plus de seconde personne car «La personne ignore qu’elle tranche directement la racine / quand donc l’incessante conscience karmique s’arrêtera-t-elle ?» Il ne s’agit pas de l’être d’une coproduction conditionnée d’illusion car «Rien n’est dissimulé dans le monde entier». «Rien n’est dissimulé dans le monde entier» ne revient certainement pas à dire que «le monde en totalité est l’être». «Le monde entier est mon être» est la vue erronée d’un non-bouddhiste. Il ne s’agit pas de l’être d’un être originel puisqu’«il embrasse le passé et le présent.» Il ne s’agit pas d’un être apparu en un commencement puisqu’«Il n’admet pas une seule poussière.» Il ne s’agit pas d’un être d’individualité puisqu’«il rassemble». Il ne s’agit pas de l’être d’un être sans commencement car «Quel est l’être ainsi venu ?» Il ne s’agit pas d’un être apparu en un commencement car «Mon esprit constamment est la voie.» Vous devez savoir qu’au sein de la totalité de ce qui est «l’agilité de tout ce qui vit est difficile à saisir». Si on comprend ainsi la totalité de ce qui est, la totalité de ce qui est est percée et dépouillement.
Choix de traduction et explications
釋迦牟尼佛言、一切衆生、悉有佛性。如來常住、無有變易。
Le Bouddha Śākyamuni a dit : «À tous les êtres vivants en totalité est la nature de Bouddha, l’Ainsi-venu demeure en pérennité sans aucun changement.»
Une phrase du Sūtra du Nirvāṇa (au chapitre intitulé «Le bodhisattva Rugissement de lion»). Dōgen la donne dans sa forme originale chinoise sans proposer de lecture japonaise.
La phrase, fort simple, ne pose strictement aucune difficulté grammaticale et tout lecteur familier du chinois en restitue immédiatement le sens :
Le bouddha Śākyamuni a dit : «Tous les êtres vivants sans exception possèdent la nature de Bouddha, l’Ainsi-venu demeure en pérennité sans aucun changement.»
Mot à mot :
釋迦牟尼佛 Le bouddha Śākyamuni ; 言 dit / a dit ; 一切 tous / l’ensemble ; 衆生 les êtres vivants / les êtres ; 悉 tous / entièrement / sans exception ; 有 ont / possèdent ; 佛性 la nature de bouddha / la bouddhéité ; 如來 l’Ainsi-venu / le tathāgata (un épithète du Bouddha) ; 常 toujours / constant ; 住 demeure ; 無有 sans qu’il y ait / exempt de / dépourvu de ; 變易 changement / transformation.
Le redoublement 一切… 悉 «tous... sans exception» est une forme courante dans les textes bouddhistes chinois. 常住 est parfois traduit par «demeure éternel», mais la présence du Bouddha bien que fort longue au regard de la longévité humaine au point de paraître quasi-éternelle reste limitée. Jean-Noël Robert propose la belle formulation «demeure en pérennité» que je reprends.
Il faut bien souligner qu’il n’existe pas d’autre possibilité de lire la phrase. Pourtant, Dōgen lit autrement en jouant de l’équivocité du chinois. Au lieu de lire les deux caractères 悉有 comme un adverbe (悉 shitsu / kotogotoku, «tous») suivi d’un verbe (有 u / aru, «avoir»), il les considère comme une unité lexicale 悉有 lue shitsuu. Cette nouvelle lecture bouleverse évidemment la structure grammaticale de la phrase qui se lit alors «tous les êtres vivants, shitsuu est nature de bouddha».
En chinois, on trouve l’expression courante 萬有 man’u, «les dix mille êtres / les dix mille existences». En fait, Dōgen comprend 悉有 shitsuu comme une forme redoublée et signifiante de 衆生 shujō, «les êtres vivants». Ce terme de shujō est composé de deux caractères, 衆 qui signifie «tous, la multitude, la foule» et 生 «la vie». 衆生 shujō signifie très littéralement «tout ce qui vit». Dans son commentaire, Dōgen soulignera que la plupart des synonymes de shujō ont un préfixe qui indique une totalité : 群生 gunjō, lit. «tout ce qui vit», 群類 gunrui, lit. «toutes espèces», 群有, gun’u, lit. «tout ce qui est». 悉有 est lui-même composé de 悉, «tous» et 有, «les êtres / les existences». Faut-il simplement lire dans ce 悉有 shitsuu, «les êtres» ? Pas exactement puisqu’on le verra, il fait un usage particulier du caractère 有. Je réserve pour l’instant la question de la traduction de ce shitsuu pour revenir à la traduction française de la phrase du sūtra dans le contexte du chapitre. 有 est lu par Dōgen non dans le sens de «avoir, posséder» mais d’«être, exister» (les deux sens sont concurrents en chinois). Pour rendre en français le texte de Dōgen, nous sommes à la fois obligé de traduire la phrase chinoise (que Dōgen laisse en l’état, dans une position pourrait-on dire de pré-lecture) et le commentaire japonais (qui donne la lecture de la phrase). Toute traduction annihile nécessairement cet écart. Les traducteurs balancent entre deux positions. La première consiste à traduire la phrase chinoise comme il convient : «Tous les êtres vivants sans exception possèdent la nature de Bouddha, l’Ainsi-venu demeure en pérennité sans aucun changement.» Dans sa propre version, Carl Bielefeldt (Soto Zen Text Project) traduit de cette manière : «All living beings in their entirety have the buddha nature. The tathāgata always abides, without any change.» Bielefeldt garde le sens originel de la phrase chinoise (All living beings... have the buddha nature / tous les êtres vivants... ont la nature de bouddha) mais traduit l’adverbe 悉 par «in their entirety / dans leur intégralité» afin de créer la liaison avec le commentaire de Dōgen. Le risque évidemment est que le commentaire devienne incompréhensible au regard de la phrase d’origine. Une autre possibilité consiste à traduire selon la propre interprétation de Dōgen, mais la torsion sous sa plume de la langue chinoise n’est plus lisible. Dans Dôgen et les paradoxes de la bouddhéité (Droz, 1999), Pierre Nakimovitch fait un choix intéressant puisqu’il rend la formule possessive par le verbe être. Il traduit comme suit : «Le Buddha Śākyamuni dit : "À tous les existants en totalité est la bouddhéité ; l’Ainsi-venu, en permanence, demeure, sans être altéré."» Être, ici ne rend pas l’existence mais l’appartenance (être à = appartenir). Et plutôt que de traduire l’adverbe 悉 par «sans exception», il traduit par «en totalité», puisque Dōgen explore dans le paragraphe qui suit la question de la totalité. Il s’agit d’une solution élégante qui permet de garder le sens original tout en introduisant le verbe être et le mot de totalité. Je suis cette solution.
これ、われらが大師釋尊の師子吼の轉法輪なりといへども、一切諸佛、一切祖師の頂[寧+頁]眼睛なり。
Outre qu’il s’agisse de la mise en branle de la roue du dharma, le rugissement du lion de notre grand maître, le vénéré Śākya, c’est le crâne et la prunelle de tous les bouddhas et de tous les maîtres-patriarches.
われらが wareraga, «notre», pronom possessif pluriel. La formule «notre bouddha» n’est pas habituelle chez Dōgen. Quel est donc ce «nous» われら warera ? Le pronom paraît désigner les êtres vivants qui sont dans un rapport d’inclusion mutuellle avec le Bouddha. Cf. la célèbre phrase du Bouddha dans Le Sūtra du Lotus : 一切衆生。皆是吾子。«Les êtres vivants en leur ensemble sont tous mes enfants.»
釋尊 shakuson, «le vénéré Śākya», pour 釋迦世尊 Shakamuni seson, «le vénéré du monde Śākyamuni».
師子吼 shishiku, «le rugissement du lion». La parole du Bouddha est comparée au rugissement d’un lion qui fait trembler les animaux et arrête les oiseaux dans leur course.
轉法輪 tenbōrin, «la mise en branle de la roue du dharma», une métaphore pour l’enseignement d’un bouddha.
なりといへども nari to iedomo, «bien qu’il soit», forme conjonctive adversative.
頂[寧+頁]眼睛, chōnei ganzei (autre lecture chinnin ganzei), «le crâne et la prunelle». Chōnei se comprend comme la tête ou plus précisément le sommet de la tête. Le second idéogramme du composé est rare. Ganzei est le globe oculaire.
Dōgen utilise couramment ce genre de métaphore physique pour rendre l’enseignement vivant en tant qu’il se transmet. C’est même l’un de ses traits d’écriture. Cf. cette phrase exemplaire au chapitre Kankin du Shōbōgenzō :
« Les ustensiles de la maison de Bouddha furent tous authentiquement transmis [au vingt-septième patriarche]. Il préserva le crâne et la prunelle, le poing et le nez, la canne et le bol, la robe et le dharma, les os et la moelle et le reste.» (佛家の調度ことごとく正傳せり。頂[寧+頁]眼睛、拳頭鼻孔、拄杖鉢盂、衣法骨髓等を住持せり。)
祖師 soshi, «maître-patriarche», ici tous les maîtres de la lignée du zen.
一切諸佛、一切祖師 issai shobutsu, issai soshi, je traduis par «tous les bouddhas et tous les maîtres patriarches» mais l’expression originale est plus forte et renforce l’idée de totalisation, «l’ensemble de tous les bouddhas et tous les maîtres-patriarches».
On remarquera la progression de l’écriture qui articule le multiple (われら warera, «nous») à l’un (大師釋尊 daishi shakuson, l’unique Bouddha de notre univers) puis l’un (大師釋尊 daishi shakuson) au multiple (一切諸佛、一切祖師, issai shobutsu, issai soshi, «l’ensemble de tous les bouddhas, l’ensemble des maîtres-patriarches»).
參學しきたること、すでに二千一百九十年[當日本仁治二年辛丑歳]正嫡わづかに五十代[至先師天童淨和尚]、西天二十八代、代代住持しきたり、東地二十三世、世世住持しきたる。
[Cette parole] a été étudiée pendant deux mille cent quatre vingt-dix années (à présent la seconde année kanoto ushi de l’ère Ninji au Japon) par tout juste cinquante générations d’héritiers authentiques (jusqu’à mon ancien maître, le révérend Jing de Tiantong). Tour à tour, vingt-huit générations sous les cieux occidentaux l’ont préservée. L’une après l’autre, vingt-trois générations dans les terres orientales l’ont préservée.
參學しきたること sangaku shi kitaru koto, lit. «ce qui a été étudié» (kitaru est un suffixe verbal qui marque l’accompli ; l’étude a été épuisée jusqu’à son terme). Le verbe 參學す sangaku su, spécifique de la littérature zen, désigne l’étude totale du corps et de l’esprit.
すでに sudeni, je comprends l’adverbe comme la seule marque du passé.
當 tō, «à présent, aujourd’hui».
千一百九十年 nisen ippyaku kyūjū nen, «deux mille cent quatre vingt-dix années». Selon le comput de la tradition zen, la mort du Bouddha est placée en l’an 949 avant Jésus-Christ.
日本仁治二年辛丑歳 nihon ninji ninen kanoto ushi sai, «la seconde année kanoto ushi (= cadet du métal, bœuf) de l’ère Ninji du Japon», soit l’année 1241 de l’ère chrétienne. Les dates combinent habituellement l’année de l’ère et l’année du cycle sexagésimal.
正嫡 shōchaku, «authentique héritier», l’expression, abondamment utilisée par Dōgen, est ignorée de la littérature zen.
わづかに wazukani, «quelque, à peine, seulement». À prendre ici au sens de «tout juste».
先師天童淨和尚 senshi tendō jō oshō, «[mon] ancien maître, le révérend Jing de Tiantong», autrement dit Tiantong Rujing, le maître chinois de Dōgen dont il reçu la transmission. Il est usuel d’abréger le nom en ne gardant que le second idéogramme (Jing pour Rujing). 先師 senshi, est le qualificatif que l’on donne à son maître-racine après son décès.
西天二十八代… 東地二十三世... saiten nijūhachidai... tōchi nijūsanse..., «vingt huit générations sous les cieux occidentaux (= l’Inde)... vingt trois générations sur les terres orientales (= la Chine)...» de Mahākāśyapa à Bodhidharma, puis de Bodhidharma à Rujing.
Bodhidharma est compté à la fois comme la dernière génération indienne et la première génération chinoise.
代代住持しきたり… 世世住持しきたる daidai jūji shi kitari... seze jūji shi kitaru, lit. «l’ont préservée génération après génération... l’ont préservée génération après génération». Pour éviter les répétitions je traduis par «tour à tour», «l’une après l’autre». 世 se, est un parfait synonyme de 代, dai. Il n’a pas le sens, ici, de «siècle» ou d’«âge».
十方の佛祖、ともに住持せり jippō no busso, tomoni jūji seri, «Ensemble, les bouddhas et les patriarches des dix directions l’ont préservée.»
La parole a été préservée dans le temps (cinquante générations) et dans l’espace (les dix directions). Les termes de 代代 daidai, 世世 seze, renforcent l’idée de succession temporelle, l’adverbe ともに tomoni («les uns et les autres, tous, en commun»), celle de coprésence.
世尊道の一切衆生、悉有佛性は、その宗旨いかん。
Quel est le sens (宗旨 sōshi) de la parole (道 dō) du Vénéré du monde : «À tous les êtres vivants en totalité est la nature de bouddha »?
宗旨 sōshi, «le sens, le principe essentiel».
On notera le terme de 道 dō, «parole», puis dans le paragraphe といふ to iu, «on dit», 言 gon, «l’expression», et encore といふ to iu, «s’appelle». Dōgen nous convie à une exploration langagière. Le Bouddha parle.
是什麼物恁麼來の道轉法輪なり。
Il tient dans la parole (道 dō) qui tourne la roue du dharma (轉法輪 tenbōrin): «Quel est l’être (物 butsu) ainsi venu ?»
Plus littéralement : «C’est la parole...»
Pour commencer, Dōgen rappelle une phrase extraite d’un fameux dialogue qu’il cite et commente souvent. Nanyue Huairang visite le sixième patriarche et celui-ci lui demande lui demande 是什麼物恁麼來 «Qu’est-ce qui vient ainsi ?» ou plus littéralement encore «quelle est cette chose/personne (物) qui vient ainsi ?» 物 butsu ou motsu, signifie à la fois la chose, l’affaire, la personne (quelque chose d'existant dans sa dimension concrète. Le chinois possède l’expression 萬物 manbutsu, «les dix mille êtres»). En japonais, le terme est homophone de 佛 butsu, bouddha. Dōgen joue sciemment de cette homophonie dans Gabyō, un autre chapitre du Shōbogenzō daté de 1242, dont la toute première phrase est :
«Puisque tous les bouddhas (butsu) sont réalisés, toutes choses/tous les êtres (butsu) le sont.» (諸佛これ證なるゆゑに、諸物これ證なり。)
恁麼 inmo est une forme vulgaire pour 如 nyo, «ainsi». Dans l’expression 物恁麼來 butsu inmo rai, on peut donc également entendre 佛如來 butsu nyorai, «le bouddha ainsi-venu» comme le relèvent plusieurs auteurs modernes.
Dans le contexte du paragraphe, je traduis par «Quel est l’être ainsi venu ?» plutôt que par la traduction habituelle «Qu’est-ce qui vient ainsi ?»
あるいは衆生といひ、有情といひ、群生といひ、群類といふ。
On dit soit les êtres vivants (衆生 shujō), les êtres sensibles (有情 ujō) tous les êtres (群生 gunjō) ou toutes sortes d’êtres (群類 gunrui).
On peut entendre dans ce «on dit» (といふ to iu) la réponse à la question qui précède «Quel est l’être ainsi venu ?» Cette interprétation est corroborée par les commentaires traditionnels, notamment celui de Kyōgō (début du XIVe siècle).
Dōgen liste une série de synonymes qui signifie tous «les êtres» et dont trois d’entre eux réfèrent à une totalité. Dans un autre contexte, on devrait simplement les traduire par «les êtres», mais pour les différencier et annoncer l’explication de Dōgen donnée dans la phrase suivante, je traduis par «êtres vivants», «êtres sensibles», «tous les êtres», «toutes sortes d’êtres» selon leur signification propre.
悉有の言は衆生なり、群有也。
L’expression (言 gon) «la totalité de ce qui est» (悉有 shitsuu) désigne tout ce qui vit (衆生 shujō) et tout ce qui est (群有 gun’u).
L’explication est enfin donnée par Dōgen, le terme de 悉有 shitsuu est calqué sur 衆生 shujō, les êtres, lit. «tout ce qui vit» et 群有 gun’u, les êtres, «lit. tout ce qui est». 悉有 shitsuu pourrait donc simplement être traduit par «les êtres», mais Dōgen souligne ici la dimension totalisante de l’existence. La plupart des traducteurs traduisent par des formules comme «la totalité de l’être» ou «l’être-en-totalité» mais celles-ci ont des accents qui peuvent être trompeurs, Dōgen ne développe nullement une ontologie de l’être. 有 u se comprends à la fois comme l’être et l’existence. Je traduis donc littéralement «la totalité de ce qui est» pour évacuer cette possible lecture ontologique. Dans un souci d’homogénéité, je traduis ensuite 衆生 shujō et 群有 gun’u dans leur sens littéral, «tout ce qui vit» et «tout ce qui est». Plus loin dans ce chapitre Busshō, Dōgen refuse de comprendre shujō comme les seuls êtres animés. Il a à l’évidence le sens littéral en tête, «tout ce qui vit» (voir ci-après).
言 gon, le terme lui-même mais également le dire du bouddha (cf. la phrase initiale 釋迦牟尼佛言, «Le Bouddha Śākyamuni a dit»).
En lieu et place de 群有 gun’u, plusieurs manuscrits donnent 即有 sokuu, «l’être en tant que tel», un néologisme de Dōgen qui fera l’objet d’un développement au cours du chapitre. Cette leçon ne semble guère cohérente dans ce passage et n’est pas retenue dans les éditions modernes du Shōbōgenzō.
すなはち悉有は佛性なり。
La totalité de ce qui est (悉有 shitsuu), c’est la nature de bouddha (佛性 busshō).
すなはち sunawachi, l’adverbe n’a ici qu’une valeur d’insistance (sinicisme). Je traduis donc par «c’est la nature de bouddha» plutôt que par «est la nature de bouddha».
Il convient évidemment de mettre en parallèle 衆生 shujō, «tout ce qui vit / les êtres vivants» et 佛性 busshō, l’un est l’autre. 性 shō, «la nature», ne doit pas être compris comme une essence, il représente la dimension vivante (生 shō, la vie) du Bouddha. Pour Dōgen, ce ne sont que des dénominations différentes pour une même réalité. Plus loin, il écrira qu’il ne convient pas de penser 有 u, «ce qui est/l’être», en relation avec le couplet 性相 shōsō, la nature (essentielle) en tant qu’elle s’oppose aux aspects (phénoménaux).
悉有の一悉を衆生といふ。
L’intégralité (一悉 isshitsu) de la totalité de ce qui est (悉有 shitsuu) s’appelle tout ce qui vit (衆生 shujō).
Le terme 一悉 isshitsu est ambigu, on peut le comprendre soit comme «une totalité» (au sens d’une fraction de la totalité) soit comme «la complète totalité» (l’intégralité de la totalité). Plusieurs manuscrits donnent la lecture alternative 一分 ichibun. En chinois 一分 ichibun, signifie à la fois «une part» et «le tout».
Les explications sont variables interprétant tantôt «une part» tantôt «le tout». Par exemple, Kyōgō, au début du XIVe siècle, écrit :
«Shitsuu no ichibun (悉有の一分) signifie une totalité sans limites et absolument pas une part opposée à deux.» (悉有の一分と云は、無邊際一分也、更に對二たる一分にてなし。Shōbōgenzō chūkai zensho, «L’Intégrale des commentaires du Shōbōgenzō», 4e volume, p. 91).
À l’inverse, un commentaire de l’époque Edo glose de la façon suivante : «Ichibun paraît vouloir dire quelque chose comme une fraction. Dans la continuité de ce texte, comprendre la totalité n’est pas contradictoire. Néanmoins, en l’état de l’étude, comprendre une fraction semble juste. Lorsqu’on regarde la suite, le sens de totalité devient inadéquat. La double lecture "la totalité" ou "la fraction" ne peuvent interférer si bien qu’on doit éviter une mauvaise compréhension. C’est pourquoi à la ligne suivante, le texte précise : "L’intériorité et l’extériorité de tout ce qui vit est la totalité de ce qui est de la nature de bouddha."» (一分者、猶言少分也、於今文勢、則見全分無妨、而於參學分上、見少分爲是、看取下文見全分義之爲无當、若夫見全見少不可相妨、而免邪見、故左行文云衆生内外即佛性悉有也等。Ibid., p. 294).
Cette seconde interprétation n’est possible que si l’on considère shujō, les êtres vivants, dans leur opposition avec les êtres inanimés, ils ne seraient donc qu’une part de tout ce qui est. Plus loin dans le chapitre, Dōgen donnera une longue interprétation de shujō qui inclut sans conteste les êtres inanimés. Il écrit notamment :
«Les herbes, les arbres, le pays sont l’esprit ; puisqu’ils sont l’esprit, ils sont tout ce qui vit (衆生 shujō) ; puisqu’ils sont tout ce qui vit, ils sont la nature de bouddha de l’être.» (草木國土これ心なり、心なるがゆゑに衆生なり、衆生なるがゆゑに有佛性なり。)
Dans sa version anglaise, Carl Bielefeldt traduit 一悉 isshitsu par «one entirety». Nishijima et Cross traduisent, eux, par «perfect totality» (Master Dogen’s Shobogenzo, Windbell Publications, book 2, p. 2). L’un opte pour le sens «une part», les autres pour «la totalité» (一 ichi peut également signifier parfait : ce qui est complet est parfait).
Je n’arrive pas à lire «one entirety», d’autant qu’auparavant Dōgen identifie shitsuu (tout ce qui est) avec shujō (tout ce qui vit).
正當恁麼時は、衆生の内外すなはち佛性の悉有なり。
À ce moment précis (正當恁麼時 shōtō immo ji), l’intériorité et l’extériorité de tout ce qui vit (衆生 shujō) est la totalité de ce qui est (悉有 shitsuu) de (の no) la nature de bouddha (佛性 busshō).
正當恁麼時 est une expression vulgaire chinoise, «à ce moment précis, en un tel moment».
單傳する皮肉骨髓のみにあらず、汝得吾皮肉骨髓なるがゆゑに。
Il ne s’agit pas simplement de la peau, de la chair, des os et de la moelle transmis comme unicité (單傳す tanden su), puisque «tu as reçu de moi peau, chair, os et moelle.»
La phrase fait référence aux paroles du premier patriarche Bodhidharma qu’il adresse à ses quatre disciples qui lui rendent successivement compte de sa compréhension. À chaque réponse, il répond tour à tour «tu as obtenu ma peau», «tu as obtenu ma chair», «tu as obtenu mes os» et finalement à Huike, son successeur, «tu as obtenu ma moelle». À l’encontre de l’interprétation classique, Dōgen ne considère pas ces quatre réponses comme l’affirmation de quatre degrés de compréhension plus ou moins profondes mais comme des figures équivalentes qui relèvent de la synecdoque (la partie pour le tout).
單 tan, est un synonyme de 一 ichi qui signifie à la fois «un, seul, simple» mais également «entier, total». L’expression 單傳 tanden, «la transmission unique» est comprise comme la transmission du maître au disciple, et dans un sens restreint comme la transmission donnée à un seul disciple (comme celle de Bodhidharma à Huike).
Dōgen fait résonner 單, «seul», et 汝吾, «toi et moi», 傳, «transmettre» et 得 «recevoir». Il écrit «il ne s’agit pas simplement», のみにあらず nomi ni arazu (forme restrictive). Dans cette phrase, Dōgen renverse la proposition de la phrase précédente, l’intérieur et l’extérieur (内外 naige) forment totalité, ici la totalité est un je et un tu (汝吾 jogo).
Par ailleurs 單傳 peut désigner la seule transmission de Bodhidharma à Eka alors que 汝得吾 celle des réceptions des quatre disciples de Bodhidharma.
Pour souligner ces jeux d’oppositions, je traduis 單傳す tanden su par «transmis comme unicité» et 汝得吾 jotokugo «tu as reçu de moi...»
しるべし、いま佛性に悉有せらるる有は、有無の有にあらず。
Sachez que ce qui est (有 u) qui est à présent (いま ima) totalement donné à être (悉有せらるる shitsuu seraruru) par (に ni) la nature de bouddha (佛性 busshō) n’est pas l’être (有 u) d’un être [qui s’oppose au] néant (有無 umu).
Une phrase difficile. Dōgen transforme la forme nominative shitsuu 悉有 en une forme verbale shitsuu su suffixée de l’auxiliaire du passif raru (悉有せらる shitsuu seraru). On pourrait mieux traduire par «être totalement existentialisé».
On peut vaguement hésiter sur le sens de la particule ni, mais elle introduit bien un complément d’agent (佛性に = «par la nature de bouddha»). A l’époque Edo, on retraduisit le Shōbōgenzō en chinois et le syntagme 佛性に悉有せらるる有は est rendu par 爲佛性所悉有有 (forme passive + complément d’agent). Nishijima et Cross traduisent par «which is totally possessed by the Buddha-nature», avec 有 au sens d’avoir, ce qui ne paraît pas congruent avec l’ensemble de l’explication de Dōgen.
有無 umu, «l’être et le néant, l’existence et l’inexistence».
Après avoir révélé «la totalité de ce qui est», il importe de savoir (しるべし shirubeshi). Il s’agit de lever les mécompréhensions.
悉有は佛語なり、佛舌なり。
La totalité de ce qui est (悉有 shitsuu) est un mot de bouddha, une expression de bouddha.
佛舌 butsuzetsu, lit. «la langue de bouddha». Je comprends l’expression dans un sens figuré.
佛祖眼睛なり、衲僧鼻孔なり。
Il s’agit de la prunelle des bouddhas et des patriarches, du nez des moines [zen] à la robe rapiécée.
Voir ci-dessus, «le crâne et la prunelle».
衲僧 nōsō (lecture alternative nassō), «les moines à la robe rapiécée», le terme désigne spécifiquement les moines zen.
悉有の言、さらに始有にあらず、本有にあらず、妙有等にあらず、いはんや縁有妄有ならんや。
L’expression (言 gon) «la totalité de ce qui est» (悉有 shitsuu) ne désigne pas plus un être émergent (始有 shiu), un être originel (本有 hon’u) ou un autre être merveilleux (妙有 myōu). À plus forte raison, comment pourrait-il désigner un être conditionné (縁有 en’u) ou un être illusoire (妄有 mōu) ?
La philosophie bouddhiste utilise le terme de u 有. Par exemple dans des expressions comme 本有 hon’u, «l’être l’originel» (la source des phénomènes), ou 妙有 myōu, «l’être merveilleux» (la réalité absolue). Jouant librement des termes, Dōgen écarte toute métaphysique qui considérerait l’existence dans sa dimension absolue ou relative.
Si 本有 hon’u, «l’être originel», est un terme courant de la philosophie bouddhiste (dans l’école Yogācāra, il désigne la conscience de tréfonds) 始有 shiu, «l’être émergent» qui s’oppose à lui est un terme forgé par Dōgen. Un commentaire l’interprète comme 本無今有 honmu konnu, «[ce qui est] originellement inexistant mais actuellement existant». Dōgen réfute toute métaphysique de l’existence en tant qu’elle s’oppose à une essence.
本有 hon’u, «l’être originel», est interprété comme 本分 honbun, «l’état originel». Dōgen réfute toute métaphysique de l’essence.
妙有 myōu, «l’être merveilleux», est interprété comme 雖有如幻即空 «existant mais semblable à une magie autrement dit vide». Dōgen réfute toute métaphysique de la vacuité.
縁有 en’u, «l’être conditionné», est interprété comme 因縁所正底 «ce qui est produit de causes et de conditions». Dōgen réfute toute métaphysique de la coproduction conditionnée.
妄有 mōu, l’être illusoire», est interprété comme 外計妄執我有見 «la conception de l’existence d’un soi [née] d’un l’attachement illusoire à une extériorité (?)». Dōgen réfute toute métaphysique du non-soi.
心境性相等にかかはれず。
Il n’a rien à voir avec l’esprit et les objets mentaux (心境 shinkyō), la nature essentielle et les aspects phénoménaux (性相 shōsō) et ce genre de choses.
心境 shinkyō, le sujet et l’objet. Dans le bouddhisme, la relation du sujet et de l’objet est comprise comme le lien qui unit l’esprit (心 shin) et son objet mental (境 kyō, lit. «le domaine [de l’esprit]»).
性相 shōsō, le nouménal et le phénoménal, l’essence opposée à l’existence. 性 shō, la nature, 相 shōsō, l’aspect.
等 le suffixe indique une énumération non limitée (etc., et le reste, ou d’autres) : l’être n’est pas entravé par les conceptions métaphysiques.
しかあればすなはち、衆生悉有の依正、しかしながら業増上力にあらず、妄縁起にあらず、法爾にあらず、神通修證にあらず。
Ainsi donc, [la rétribution] directe et indirecte (依正 eshō) de tout ce qui vit, la totalité de ce qui est (衆生悉有 shujō shitsuu), ne relève en rien du pouvoir génératif du karma (業増上力 gozōjōriki), d’une coproduction conditionnée d’illusion (妄縁起 mōengi), d’un ordre naturel des choses (法爾 hōni) ni de l’exercice et de la réalisation des pouvoirs surnaturels (神通修證 jinzū shushō).
依正 eshō, lit. «l’indirect et le direct», la rétribution du karma dans son double aspect : la condition (naître dans un lieu, une famille, etc.) et l’identité (être un homme, une femme, etc.).
業増上力 gozōjōriki, «le pouvoir génératif du karma / des actes».
妄縁起 mōengi, «la coproduction conditionnée illusoire/fausse/erronée». Le qualificatif de 妄 mō, «faux», associé à 縁起 engi, «la coproduction conditionnée», surprend. En relation avec la phrase précédente, l’expression est à comprendre comme la coproduction qui produit un «être illusoire».
法爾 hōni, variante 法尒, le terme traduit le sanskrit niyati, la nécessité, le destin.
神通修證 jinzū shushō, autrement dit la maîtrise des pouvoirs magiques.
もし衆生の悉有、それ業増上および縁起法爾等ならんには、諸聖の證道および諸佛の菩提、佛祖の眼睛も、業増上力および縁起法爾なるべし。
Si la totalité de ce qui est de tout ce qui vit relevait de la génération du karma, de la coproduction conditionnée ou de l’ordre naturel des choses, la réalisation de la voie des sages, l’éveil des bouddhas, la prunelle des bouddhas et des patriarches devraient relever du pouvoir génératif du karma, de la coproduction conditionnée ou de l’ordre naturel des choses.
Dans cette phrase, nous avons 衆生の悉有 «la totalité de ce qui est de (の no) tout ce qui vit», alors que dans la phrase précédente nous avons 衆生悉有 qui peut être comprise comme une apposition («tout ce qui vit, tout ce qui est») ou une forme génitive sous-entendue («tout ce qui est de tout ce qui vit»).
しかあらざるなり。
Il n’en est rien.
Plus littéralement : «Il n’en va pas ainsi».
盡界はすべて客塵なし、直下さらに第二人あらず、直截根源人未識、忙忙業識幾時休なるがゆゑに。
Le monde entier est totalement dépourvu de poussières adventices (客塵 kyakujin) ; immédiatement, il n’y a plus de seconde personne car «La personne ignore qu’elle tranche directement la racine / quand donc l’incessante conscience karmique (業識 gosshiki) s’arrêtera-t-elle ?»
すべて subete, «totalement».
客塵 kyakujin, les passions extérieures à l’esprit lui-même.
第二人あらず daininin arazu, «il n’y a pas de seconde personne», une expression zen.
直截根源人未識、忙忙業識幾時休, Dōgen forge un distique qui respecte les règles de la prosodie chinoise à partir de deux phrases de la littérature zen. La première est extraite du Shōdōka, «Le Chant de la réalisation de la voie» :
直截根源佛所印, «Trancher directement la racine est marqué du sceau du Bouddha.»
La seconde d’un dialogue entre les maître Guishan et Yangshan (Shōyōroku, «Le recueil de la Sérénité», cas 37) :
一切衆生但有業識茫茫無本可據, «Tous les êtres vivants ont une incessante consciente karmique sans pouvoir reposer sur quoi que ce soit».
À l’expression métaphysique, il oppose la poésie et l’expression zen.
妄縁起の有にあらず、徧界不曾藏のゆゑに。
Il ne s’agit pas de l’être d’une coproduction conditionnée d’illusion car «Rien n’est dissimulé dans le monde entier».
徧界不曾藏 «Rien n’est dissimulé dans le monde entier», une phrase du maître zen Shishuang Qingzhu 石霜慶諸 (807-888) que Dōgen cite souvent.
徧界不曾藏といふは、かならずしも滿界是有といふにあらざるなり。
«Rien n’est dissimulé dans le monde entier» ne revient certainement pas à dire que «le monde en totalité (滿界 mankai) est l’être».
滿界 mankai, lit. l’univers entier. Je traduis «le monde en totalité» pour souligner qu’il s’agit d’une autre expression que 徧界 henkai.
徧界我有は外道の邪見なり。
«Le monde entier est mon être» (徧界我有 henkai gau) est la vue erronée (邪見 jaken) d’un non-bouddhiste (外道 gedō).
徧界我有 henkai gau, la formule est fort ambiguë. Bielefeldt traduit par «throughout the realms is my being», Nishijima et Cross par «the Entire Universe is my possession». On peut comprendre «le monde entier est ma possession» ou «le monde entier est l’existence d’un soi», voire «le monde entier, existence d’un soi». Certains commentaires y voient la désignation de la philosophie indienne Sāṃkhya qui oppose prakriti, la nature sans conscience, et puruṣa, le principe conscient. Il n’est pas sûr qu’il faille identifier une doctrine spécifique de l’Inde.
外道 gedō, lit. «en dehors de la voie», les doctrines hétérodoxes indiennes.
本有の有にあらず、亙古亙今のゆゑに。
Il ne s’agit pas de l’être d’un être originel puisqu’«Il embrasse le passé et le présent».
亙古亙今 kanko kankon, «il embrasse le passé et le présent», une expression chinoise.
始起の有にあらず、不受一塵のゆゑに。
Il ne s’agit pas d’un être apparu en un commencement puisqu’«Il n’admet pas une seule poussière».
不受一塵 fujūichijin, «il n’admet pas une seule poussière», une phrase du maître zen Guishan Lingyou 潙山靈祐 (771-853).
條條の有にあらず、合取のゆゑに。
Il ne s’agit pas d’un être d’individualité (條條の有 jōjō no u) puisqu’«il rassemble (合取 gasshu)».
條條 jōjō (lecture alternative 倏倏 shukushuku) est une forme distributive, «chaque chose». Le néologisme de Dōgen 條條の有 jōjō no u est glosée par Kyōgō : «C’est comme de dire qu’il ne s’agit pas d’une existence particularisée et individualisée.» (ひとつつつをのれをのれとある有にあらずと云心なり。) Bielefeldt traduit par «the being of individual instances.»
無始有の有にあらず、是什麼物恁麼來のゆゑに。
Il ne s’agit pas de l’être d’un être sans commencement (無始有 mushiu) car «Quel est l’être (物 butsu) ainsi venu ?»
Voir ci-dessus.
始起有の有にあらず、吾常心是道のゆゑに。
Il ne s’agit pas d’un être apparu en un commencement car «Mon esprit constamment est la voie».
吾常心是道 lit. «mon esprit constamment est la voie» ou encore «mon esprit constant est la voie» selon la lecture de 常, adverbe (tsuneni) ou qualificatif (tsune no). Il s’agit d’une forme modifiée de la célèbre maxime zen 平常心是道 «l’esprit quotidien est la voie».
Quelques manuscrits de ce chapitre gardent la leçon 平常心是道 reprise par l’édition moderne d’Etō Sokuō.
まさにしるべし、悉有中に衆生快便難逢なり。
Vous devez savoir qu’au sein de la totalité de ce qui est «l’agilité de tout ce qui vit est difficile à saisir ».
快便難逢 kaibin nanfu, très lit. «il est difficile de rencontrer l’agilité», une formule courante dans la littérature zen chinoise au sens de «il est difficile de saisir la (sa) chance».
La phrase 衆生快便難逢 est difficile... Bielefeldt propose «Living beings are hard conveniently to meet» considérant 快便 kaibin comme une forme adverbiale, Nishijima et Cross proposent «It is difficult for living beings to meet easy convenience». Je la comprends moi-même 衆生の快便、逢ひ難し。et prends 快便 dans sa littéralité.
快便 kaibin est parfois glosé par 方便 hōben, «les méthodes habiles, l’habileté dans les moyens».
悉有を會取することかくのごとくなれば、悉有それ透體脱落なり。
Si on comprend (會取 uishu) ainsi la totalité de ce qui est (悉有 shitsuu), la totalité de ce qui est (悉有 shitsuu) est percée et dépouillement (透體脱落 tōtai datsuraku).
Le terme de 透體 tōtai n’apparaît qu’une seule fois sous la plume de Dōgen (dans cette phrase). Il convient de le comprendre comme un substitut de 脱體 dattai, «le dépouillement, la libération».
Traduction provisoire. Critiques et remarques bienvenues. Je vous remercie de ne pas copiercoller.
Ouvrages consultés :
Shōbōgenzō chūkai zensho, «L’Intégrale des commentaires du Shōbōgenzō», Shōbōgenzō chūkai zensho kankōkai, vol. 4, chapitre Busshō, p. 71-359.
Ōkubo Dōshū, Dōgen zenji zenshū, Chikuma Shobō, vol. 1, chapitre Busshō, p. 14-35.
Etō Sokuō, Shōbōgenzō, Meicho Fukyūkai, vol. 1, chapitre Busshō, p. 315-344.
Mizuno Yaoko, Shōbōgenzō, Iwanami Shoten, vol. 1, chapitre Busshō, p. 72-126.
Ishii Kyōji, Shōbōgenzō, Kawade shobō shinsha, vol. 1, chapitre Busshō, p. 50-133.
Carl Bielefeldt, Buddha Nature, Soto Zen Text Project.
http://hcbss.stanford.edu/research/projects/sztp/translations/shobogenzo/translations/bussho/title.html
Nishijima Gudō, Chōdō Cross, Master Dogen’s Shobogenzo, Windbell Publications, book 2, 1996.
Pierre Nakimovitch, Dôgen et les paradoxes de la bouddhéité, Droz, 1999.
Attention : mal de tête garanti. Ouppss!!
Texte original
(Je suis la version moderne établie par Mizuno Yaoko) :
釋迦牟尼佛言、一切衆生、悉有佛性。如來常住、無有變易。
これ、われらが大師釋尊の師子吼の轉法輪なりといへども、一切諸佛、一切祖師の頂[寧+頁]眼睛なり。參學しきたること、すでに二千一百九十年[當日本仁治二年辛丑歳]正嫡わづかに五十代[至先師天童淨和尚]、西天二十八代、代代住持しきたり、東地二十三世、世世住持しきたる。十方の佛祖、ともに住持せり。
世尊道の一切衆生、悉有佛性は、その宗旨いかん。是什麼物恁麼來の道轉法輪なり。あるいは衆生といひ、有情といひ、群生といひ、群類といふ。悉有の言は衆生なり、群有也。すなはち悉有は佛性なり。悉有の一悉を衆生といふ。正當恁麼時は、衆生の内外すなはち佛性の悉有なり。單傳する皮肉骨髓のみにあらず、汝得吾皮肉骨髓なるがゆゑに。
しるべし、いま佛性に悉有せらるる有は、有無の有にあらず。悉有は佛語なり、佛舌なり。佛祖眼睛なり、衲僧鼻孔なり。悉有の言、さらに始有にあらず、本有にあらず、妙有等にあらず、いはんや縁有妄有ならんや。心境性相等にかかはれず。しかあればすなはち、衆生悉有の依正、しかしながら業増上力にあらず、妄縁起にあらず、法爾にあらず、神通修證にあらず。もし衆生の悉有、それ業増上および縁起法爾等ならんには、諸聖の證道および諸佛の菩提、佛祖の眼睛も、業増上力および縁起法爾なるべし。しかあらざるなり。盡界はすべて客塵なし、直下さらに第二人あらず、直截根源人未識、忙忙業識幾時休なるがゆゑに。妄縁起の有にあらず、徧界不曾藏のゆゑに。徧界不曾藏といふは、かならずしも滿界是有といふにあらざるなり。徧界我有は外道の邪見なり。本有の有にあらず、亙古亙今のゆゑに。始起の有にあらず、不受一塵のゆゑに。條條の有にあらず、合取のゆゑに。無始有の有にあらず、是什麼物恁麼來のゆゑに。始起有の有にあらず、吾常心是道のゆゑに。まさにしるべし、悉有中に衆生快便難逢なり。悉有を會取することかくのごとくなれば、悉有それ透體脱落なり。
Essai de traduction
Le Bouddha Śākyamuni a dit : «À tous les êtres vivants en totalité est la nature de Bouddha, l’Ainsi-venu demeure en pérennité sans aucun changement.»
Outre qu’il s’agisse de la mise en branle de la roue du dharma, le rugissement du lion de notre grand maître, le vénéré Śākya, c’est le crâne et la prunelle de tous les bouddhas et de tous les maîtres-patriarches. [Cette parole] a été étudiée pendant deux mille cent quatre vingt-dix années (à présent la seconde année kanoto ushi de l’ère Ninji au Japon) par quelque cinquante générations d’héritiers authentiques (jusqu’à mon ancien maître, le révérend Jing de Tiantong). Tour à tour, vingt-huit générations sous les cieux occidentaux l’ont préservée. L’une après l’autre, vingt-trois générations dans les terres orientales l’ont préservée. Ensemble, les bouddhas et les patriarches des dix directions l’ont préservée.
Quel est le sens de la parole du Vénéré du monde : «À tous les êtres vivants en totalité est la nature de bouddha »? Il tient dans la parole qui tourne la roue du dharma : «Quel est l’être ainsi venu ?» On dit soit les êtres vivants, les êtres sensibles, tous les êtres ou toutes sortes d’êtres. L’expression «la totalité de ce qui est» désigne tout ce qui vit et tout ce qui est. La totalité de ce qui est, c’est la nature de bouddha. L’intégralité de la totalité de ce qui est s’appelle tout ce qui vit. À ce moment précis, l’intériorité et l’extériorité de tout ce qui vit est la totalité de ce qui est de la nature de bouddha. Il ne s’agit pas simplement de la peau, de la chair, des os et de la moelle transmis comme unicité, puisque «tu as reçu de moi peau, chair, os et moelle.»
Sachez que ce qui est qui est à présent totalement donné à être par la nature de bouddha n’est pas l’être d’un être [qui s’oppose au] néant. La totalité de ce qui est est un mot de bouddha, une expression de bouddha. Il s’agit de la prunelle des bouddhas et des patriarches, du nez des moines [zen] à la robe rapiécée. L’expression «la totalité de ce qui est» ne désigne pas plus un être émergent, un être originel ou un autre être merveilleux. À plus forte raison, comment pourrait-il désigner un être conditionné ou un être illusoire ? Il n’a rien à voir avec l’esprit et les objets mentaux, la nature essentielle et les aspects phénoménaux et ce genre de choses. Ainsi donc, [la rétribution] directe et indirecte de tout ce qui vit, la totalité de ce qui est, ne relève en rien du pouvoir génératif du karma, d’une coproduction conditionnée d’illusion, d’un ordre naturel des choses ni de l’exercice et de la réalisation des pouvoirs surnaturels. Si la totalité de ce qui est de tout ce qui vit relevait de la génération du karma, de la coproduction conditionnée ou de l’ordre naturel des choses, la réalisation de la voie des sages, l’éveil des bouddhas, la prunelle des bouddhas et des patriarches devraient relever du pouvoir génératif du karma, de la coproduction conditionnée ou de l’ordre naturel des choses. Il n’en n’est rien. Le monde entier est totalement dépourvu de poussières adventices ; immédiatement, il n’y a plus de seconde personne car «La personne ignore qu’elle tranche directement la racine / quand donc l’incessante conscience karmique s’arrêtera-t-elle ?» Il ne s’agit pas de l’être d’une coproduction conditionnée d’illusion car «Rien n’est dissimulé dans le monde entier». «Rien n’est dissimulé dans le monde entier» ne revient certainement pas à dire que «le monde en totalité est l’être». «Le monde entier est mon être» est la vue erronée d’un non-bouddhiste. Il ne s’agit pas de l’être d’un être originel puisqu’«il embrasse le passé et le présent.» Il ne s’agit pas d’un être apparu en un commencement puisqu’«Il n’admet pas une seule poussière.» Il ne s’agit pas d’un être d’individualité puisqu’«il rassemble». Il ne s’agit pas de l’être d’un être sans commencement car «Quel est l’être ainsi venu ?» Il ne s’agit pas d’un être apparu en un commencement car «Mon esprit constamment est la voie.» Vous devez savoir qu’au sein de la totalité de ce qui est «l’agilité de tout ce qui vit est difficile à saisir». Si on comprend ainsi la totalité de ce qui est, la totalité de ce qui est est percée et dépouillement.
Choix de traduction et explications
釋迦牟尼佛言、一切衆生、悉有佛性。如來常住、無有變易。
Le Bouddha Śākyamuni a dit : «À tous les êtres vivants en totalité est la nature de Bouddha, l’Ainsi-venu demeure en pérennité sans aucun changement.»
Une phrase du Sūtra du Nirvāṇa (au chapitre intitulé «Le bodhisattva Rugissement de lion»). Dōgen la donne dans sa forme originale chinoise sans proposer de lecture japonaise.
La phrase, fort simple, ne pose strictement aucune difficulté grammaticale et tout lecteur familier du chinois en restitue immédiatement le sens :
Le bouddha Śākyamuni a dit : «Tous les êtres vivants sans exception possèdent la nature de Bouddha, l’Ainsi-venu demeure en pérennité sans aucun changement.»
Mot à mot :
釋迦牟尼佛 Le bouddha Śākyamuni ; 言 dit / a dit ; 一切 tous / l’ensemble ; 衆生 les êtres vivants / les êtres ; 悉 tous / entièrement / sans exception ; 有 ont / possèdent ; 佛性 la nature de bouddha / la bouddhéité ; 如來 l’Ainsi-venu / le tathāgata (un épithète du Bouddha) ; 常 toujours / constant ; 住 demeure ; 無有 sans qu’il y ait / exempt de / dépourvu de ; 變易 changement / transformation.
Le redoublement 一切… 悉 «tous... sans exception» est une forme courante dans les textes bouddhistes chinois. 常住 est parfois traduit par «demeure éternel», mais la présence du Bouddha bien que fort longue au regard de la longévité humaine au point de paraître quasi-éternelle reste limitée. Jean-Noël Robert propose la belle formulation «demeure en pérennité» que je reprends.
Il faut bien souligner qu’il n’existe pas d’autre possibilité de lire la phrase. Pourtant, Dōgen lit autrement en jouant de l’équivocité du chinois. Au lieu de lire les deux caractères 悉有 comme un adverbe (悉 shitsu / kotogotoku, «tous») suivi d’un verbe (有 u / aru, «avoir»), il les considère comme une unité lexicale 悉有 lue shitsuu. Cette nouvelle lecture bouleverse évidemment la structure grammaticale de la phrase qui se lit alors «tous les êtres vivants, shitsuu est nature de bouddha».
En chinois, on trouve l’expression courante 萬有 man’u, «les dix mille êtres / les dix mille existences». En fait, Dōgen comprend 悉有 shitsuu comme une forme redoublée et signifiante de 衆生 shujō, «les êtres vivants». Ce terme de shujō est composé de deux caractères, 衆 qui signifie «tous, la multitude, la foule» et 生 «la vie». 衆生 shujō signifie très littéralement «tout ce qui vit». Dans son commentaire, Dōgen soulignera que la plupart des synonymes de shujō ont un préfixe qui indique une totalité : 群生 gunjō, lit. «tout ce qui vit», 群類 gunrui, lit. «toutes espèces», 群有, gun’u, lit. «tout ce qui est». 悉有 est lui-même composé de 悉, «tous» et 有, «les êtres / les existences». Faut-il simplement lire dans ce 悉有 shitsuu, «les êtres» ? Pas exactement puisqu’on le verra, il fait un usage particulier du caractère 有. Je réserve pour l’instant la question de la traduction de ce shitsuu pour revenir à la traduction française de la phrase du sūtra dans le contexte du chapitre. 有 est lu par Dōgen non dans le sens de «avoir, posséder» mais d’«être, exister» (les deux sens sont concurrents en chinois). Pour rendre en français le texte de Dōgen, nous sommes à la fois obligé de traduire la phrase chinoise (que Dōgen laisse en l’état, dans une position pourrait-on dire de pré-lecture) et le commentaire japonais (qui donne la lecture de la phrase). Toute traduction annihile nécessairement cet écart. Les traducteurs balancent entre deux positions. La première consiste à traduire la phrase chinoise comme il convient : «Tous les êtres vivants sans exception possèdent la nature de Bouddha, l’Ainsi-venu demeure en pérennité sans aucun changement.» Dans sa propre version, Carl Bielefeldt (Soto Zen Text Project) traduit de cette manière : «All living beings in their entirety have the buddha nature. The tathāgata always abides, without any change.» Bielefeldt garde le sens originel de la phrase chinoise (All living beings... have the buddha nature / tous les êtres vivants... ont la nature de bouddha) mais traduit l’adverbe 悉 par «in their entirety / dans leur intégralité» afin de créer la liaison avec le commentaire de Dōgen. Le risque évidemment est que le commentaire devienne incompréhensible au regard de la phrase d’origine. Une autre possibilité consiste à traduire selon la propre interprétation de Dōgen, mais la torsion sous sa plume de la langue chinoise n’est plus lisible. Dans Dôgen et les paradoxes de la bouddhéité (Droz, 1999), Pierre Nakimovitch fait un choix intéressant puisqu’il rend la formule possessive par le verbe être. Il traduit comme suit : «Le Buddha Śākyamuni dit : "À tous les existants en totalité est la bouddhéité ; l’Ainsi-venu, en permanence, demeure, sans être altéré."» Être, ici ne rend pas l’existence mais l’appartenance (être à = appartenir). Et plutôt que de traduire l’adverbe 悉 par «sans exception», il traduit par «en totalité», puisque Dōgen explore dans le paragraphe qui suit la question de la totalité. Il s’agit d’une solution élégante qui permet de garder le sens original tout en introduisant le verbe être et le mot de totalité. Je suis cette solution.
これ、われらが大師釋尊の師子吼の轉法輪なりといへども、一切諸佛、一切祖師の頂[寧+頁]眼睛なり。
Outre qu’il s’agisse de la mise en branle de la roue du dharma, le rugissement du lion de notre grand maître, le vénéré Śākya, c’est le crâne et la prunelle de tous les bouddhas et de tous les maîtres-patriarches.
われらが wareraga, «notre», pronom possessif pluriel. La formule «notre bouddha» n’est pas habituelle chez Dōgen. Quel est donc ce «nous» われら warera ? Le pronom paraît désigner les êtres vivants qui sont dans un rapport d’inclusion mutuellle avec le Bouddha. Cf. la célèbre phrase du Bouddha dans Le Sūtra du Lotus : 一切衆生。皆是吾子。«Les êtres vivants en leur ensemble sont tous mes enfants.»
釋尊 shakuson, «le vénéré Śākya», pour 釋迦世尊 Shakamuni seson, «le vénéré du monde Śākyamuni».
師子吼 shishiku, «le rugissement du lion». La parole du Bouddha est comparée au rugissement d’un lion qui fait trembler les animaux et arrête les oiseaux dans leur course.
轉法輪 tenbōrin, «la mise en branle de la roue du dharma», une métaphore pour l’enseignement d’un bouddha.
なりといへども nari to iedomo, «bien qu’il soit», forme conjonctive adversative.
頂[寧+頁]眼睛, chōnei ganzei (autre lecture chinnin ganzei), «le crâne et la prunelle». Chōnei se comprend comme la tête ou plus précisément le sommet de la tête. Le second idéogramme du composé est rare. Ganzei est le globe oculaire.
Dōgen utilise couramment ce genre de métaphore physique pour rendre l’enseignement vivant en tant qu’il se transmet. C’est même l’un de ses traits d’écriture. Cf. cette phrase exemplaire au chapitre Kankin du Shōbōgenzō :
« Les ustensiles de la maison de Bouddha furent tous authentiquement transmis [au vingt-septième patriarche]. Il préserva le crâne et la prunelle, le poing et le nez, la canne et le bol, la robe et le dharma, les os et la moelle et le reste.» (佛家の調度ことごとく正傳せり。頂[寧+頁]眼睛、拳頭鼻孔、拄杖鉢盂、衣法骨髓等を住持せり。)
祖師 soshi, «maître-patriarche», ici tous les maîtres de la lignée du zen.
一切諸佛、一切祖師 issai shobutsu, issai soshi, je traduis par «tous les bouddhas et tous les maîtres patriarches» mais l’expression originale est plus forte et renforce l’idée de totalisation, «l’ensemble de tous les bouddhas et tous les maîtres-patriarches».
On remarquera la progression de l’écriture qui articule le multiple (われら warera, «nous») à l’un (大師釋尊 daishi shakuson, l’unique Bouddha de notre univers) puis l’un (大師釋尊 daishi shakuson) au multiple (一切諸佛、一切祖師, issai shobutsu, issai soshi, «l’ensemble de tous les bouddhas, l’ensemble des maîtres-patriarches»).
參學しきたること、すでに二千一百九十年[當日本仁治二年辛丑歳]正嫡わづかに五十代[至先師天童淨和尚]、西天二十八代、代代住持しきたり、東地二十三世、世世住持しきたる。
[Cette parole] a été étudiée pendant deux mille cent quatre vingt-dix années (à présent la seconde année kanoto ushi de l’ère Ninji au Japon) par tout juste cinquante générations d’héritiers authentiques (jusqu’à mon ancien maître, le révérend Jing de Tiantong). Tour à tour, vingt-huit générations sous les cieux occidentaux l’ont préservée. L’une après l’autre, vingt-trois générations dans les terres orientales l’ont préservée.
參學しきたること sangaku shi kitaru koto, lit. «ce qui a été étudié» (kitaru est un suffixe verbal qui marque l’accompli ; l’étude a été épuisée jusqu’à son terme). Le verbe 參學す sangaku su, spécifique de la littérature zen, désigne l’étude totale du corps et de l’esprit.
すでに sudeni, je comprends l’adverbe comme la seule marque du passé.
當 tō, «à présent, aujourd’hui».
千一百九十年 nisen ippyaku kyūjū nen, «deux mille cent quatre vingt-dix années». Selon le comput de la tradition zen, la mort du Bouddha est placée en l’an 949 avant Jésus-Christ.
日本仁治二年辛丑歳 nihon ninji ninen kanoto ushi sai, «la seconde année kanoto ushi (= cadet du métal, bœuf) de l’ère Ninji du Japon», soit l’année 1241 de l’ère chrétienne. Les dates combinent habituellement l’année de l’ère et l’année du cycle sexagésimal.
正嫡 shōchaku, «authentique héritier», l’expression, abondamment utilisée par Dōgen, est ignorée de la littérature zen.
わづかに wazukani, «quelque, à peine, seulement». À prendre ici au sens de «tout juste».
先師天童淨和尚 senshi tendō jō oshō, «[mon] ancien maître, le révérend Jing de Tiantong», autrement dit Tiantong Rujing, le maître chinois de Dōgen dont il reçu la transmission. Il est usuel d’abréger le nom en ne gardant que le second idéogramme (Jing pour Rujing). 先師 senshi, est le qualificatif que l’on donne à son maître-racine après son décès.
西天二十八代… 東地二十三世... saiten nijūhachidai... tōchi nijūsanse..., «vingt huit générations sous les cieux occidentaux (= l’Inde)... vingt trois générations sur les terres orientales (= la Chine)...» de Mahākāśyapa à Bodhidharma, puis de Bodhidharma à Rujing.
Bodhidharma est compté à la fois comme la dernière génération indienne et la première génération chinoise.
代代住持しきたり… 世世住持しきたる daidai jūji shi kitari... seze jūji shi kitaru, lit. «l’ont préservée génération après génération... l’ont préservée génération après génération». Pour éviter les répétitions je traduis par «tour à tour», «l’une après l’autre». 世 se, est un parfait synonyme de 代, dai. Il n’a pas le sens, ici, de «siècle» ou d’«âge».
十方の佛祖、ともに住持せり jippō no busso, tomoni jūji seri, «Ensemble, les bouddhas et les patriarches des dix directions l’ont préservée.»
La parole a été préservée dans le temps (cinquante générations) et dans l’espace (les dix directions). Les termes de 代代 daidai, 世世 seze, renforcent l’idée de succession temporelle, l’adverbe ともに tomoni («les uns et les autres, tous, en commun»), celle de coprésence.
世尊道の一切衆生、悉有佛性は、その宗旨いかん。
Quel est le sens (宗旨 sōshi) de la parole (道 dō) du Vénéré du monde : «À tous les êtres vivants en totalité est la nature de bouddha »?
宗旨 sōshi, «le sens, le principe essentiel».
On notera le terme de 道 dō, «parole», puis dans le paragraphe といふ to iu, «on dit», 言 gon, «l’expression», et encore といふ to iu, «s’appelle». Dōgen nous convie à une exploration langagière. Le Bouddha parle.
是什麼物恁麼來の道轉法輪なり。
Il tient dans la parole (道 dō) qui tourne la roue du dharma (轉法輪 tenbōrin): «Quel est l’être (物 butsu) ainsi venu ?»
Plus littéralement : «C’est la parole...»
Pour commencer, Dōgen rappelle une phrase extraite d’un fameux dialogue qu’il cite et commente souvent. Nanyue Huairang visite le sixième patriarche et celui-ci lui demande lui demande 是什麼物恁麼來 «Qu’est-ce qui vient ainsi ?» ou plus littéralement encore «quelle est cette chose/personne (物) qui vient ainsi ?» 物 butsu ou motsu, signifie à la fois la chose, l’affaire, la personne (quelque chose d'existant dans sa dimension concrète. Le chinois possède l’expression 萬物 manbutsu, «les dix mille êtres»). En japonais, le terme est homophone de 佛 butsu, bouddha. Dōgen joue sciemment de cette homophonie dans Gabyō, un autre chapitre du Shōbogenzō daté de 1242, dont la toute première phrase est :
«Puisque tous les bouddhas (butsu) sont réalisés, toutes choses/tous les êtres (butsu) le sont.» (諸佛これ證なるゆゑに、諸物これ證なり。)
恁麼 inmo est une forme vulgaire pour 如 nyo, «ainsi». Dans l’expression 物恁麼來 butsu inmo rai, on peut donc également entendre 佛如來 butsu nyorai, «le bouddha ainsi-venu» comme le relèvent plusieurs auteurs modernes.
Dans le contexte du paragraphe, je traduis par «Quel est l’être ainsi venu ?» plutôt que par la traduction habituelle «Qu’est-ce qui vient ainsi ?»
あるいは衆生といひ、有情といひ、群生といひ、群類といふ。
On dit soit les êtres vivants (衆生 shujō), les êtres sensibles (有情 ujō) tous les êtres (群生 gunjō) ou toutes sortes d’êtres (群類 gunrui).
On peut entendre dans ce «on dit» (といふ to iu) la réponse à la question qui précède «Quel est l’être ainsi venu ?» Cette interprétation est corroborée par les commentaires traditionnels, notamment celui de Kyōgō (début du XIVe siècle).
Dōgen liste une série de synonymes qui signifie tous «les êtres» et dont trois d’entre eux réfèrent à une totalité. Dans un autre contexte, on devrait simplement les traduire par «les êtres», mais pour les différencier et annoncer l’explication de Dōgen donnée dans la phrase suivante, je traduis par «êtres vivants», «êtres sensibles», «tous les êtres», «toutes sortes d’êtres» selon leur signification propre.
悉有の言は衆生なり、群有也。
L’expression (言 gon) «la totalité de ce qui est» (悉有 shitsuu) désigne tout ce qui vit (衆生 shujō) et tout ce qui est (群有 gun’u).
L’explication est enfin donnée par Dōgen, le terme de 悉有 shitsuu est calqué sur 衆生 shujō, les êtres, lit. «tout ce qui vit» et 群有 gun’u, les êtres, «lit. tout ce qui est». 悉有 shitsuu pourrait donc simplement être traduit par «les êtres», mais Dōgen souligne ici la dimension totalisante de l’existence. La plupart des traducteurs traduisent par des formules comme «la totalité de l’être» ou «l’être-en-totalité» mais celles-ci ont des accents qui peuvent être trompeurs, Dōgen ne développe nullement une ontologie de l’être. 有 u se comprends à la fois comme l’être et l’existence. Je traduis donc littéralement «la totalité de ce qui est» pour évacuer cette possible lecture ontologique. Dans un souci d’homogénéité, je traduis ensuite 衆生 shujō et 群有 gun’u dans leur sens littéral, «tout ce qui vit» et «tout ce qui est». Plus loin dans ce chapitre Busshō, Dōgen refuse de comprendre shujō comme les seuls êtres animés. Il a à l’évidence le sens littéral en tête, «tout ce qui vit» (voir ci-après).
言 gon, le terme lui-même mais également le dire du bouddha (cf. la phrase initiale 釋迦牟尼佛言, «Le Bouddha Śākyamuni a dit»).
En lieu et place de 群有 gun’u, plusieurs manuscrits donnent 即有 sokuu, «l’être en tant que tel», un néologisme de Dōgen qui fera l’objet d’un développement au cours du chapitre. Cette leçon ne semble guère cohérente dans ce passage et n’est pas retenue dans les éditions modernes du Shōbōgenzō.
すなはち悉有は佛性なり。
La totalité de ce qui est (悉有 shitsuu), c’est la nature de bouddha (佛性 busshō).
すなはち sunawachi, l’adverbe n’a ici qu’une valeur d’insistance (sinicisme). Je traduis donc par «c’est la nature de bouddha» plutôt que par «est la nature de bouddha».
Il convient évidemment de mettre en parallèle 衆生 shujō, «tout ce qui vit / les êtres vivants» et 佛性 busshō, l’un est l’autre. 性 shō, «la nature», ne doit pas être compris comme une essence, il représente la dimension vivante (生 shō, la vie) du Bouddha. Pour Dōgen, ce ne sont que des dénominations différentes pour une même réalité. Plus loin, il écrira qu’il ne convient pas de penser 有 u, «ce qui est/l’être», en relation avec le couplet 性相 shōsō, la nature (essentielle) en tant qu’elle s’oppose aux aspects (phénoménaux).
悉有の一悉を衆生といふ。
L’intégralité (一悉 isshitsu) de la totalité de ce qui est (悉有 shitsuu) s’appelle tout ce qui vit (衆生 shujō).
Le terme 一悉 isshitsu est ambigu, on peut le comprendre soit comme «une totalité» (au sens d’une fraction de la totalité) soit comme «la complète totalité» (l’intégralité de la totalité). Plusieurs manuscrits donnent la lecture alternative 一分 ichibun. En chinois 一分 ichibun, signifie à la fois «une part» et «le tout».
Les explications sont variables interprétant tantôt «une part» tantôt «le tout». Par exemple, Kyōgō, au début du XIVe siècle, écrit :
«Shitsuu no ichibun (悉有の一分) signifie une totalité sans limites et absolument pas une part opposée à deux.» (悉有の一分と云は、無邊際一分也、更に對二たる一分にてなし。Shōbōgenzō chūkai zensho, «L’Intégrale des commentaires du Shōbōgenzō», 4e volume, p. 91).
À l’inverse, un commentaire de l’époque Edo glose de la façon suivante : «Ichibun paraît vouloir dire quelque chose comme une fraction. Dans la continuité de ce texte, comprendre la totalité n’est pas contradictoire. Néanmoins, en l’état de l’étude, comprendre une fraction semble juste. Lorsqu’on regarde la suite, le sens de totalité devient inadéquat. La double lecture "la totalité" ou "la fraction" ne peuvent interférer si bien qu’on doit éviter une mauvaise compréhension. C’est pourquoi à la ligne suivante, le texte précise : "L’intériorité et l’extériorité de tout ce qui vit est la totalité de ce qui est de la nature de bouddha."» (一分者、猶言少分也、於今文勢、則見全分無妨、而於參學分上、見少分爲是、看取下文見全分義之爲无當、若夫見全見少不可相妨、而免邪見、故左行文云衆生内外即佛性悉有也等。Ibid., p. 294).
Cette seconde interprétation n’est possible que si l’on considère shujō, les êtres vivants, dans leur opposition avec les êtres inanimés, ils ne seraient donc qu’une part de tout ce qui est. Plus loin dans le chapitre, Dōgen donnera une longue interprétation de shujō qui inclut sans conteste les êtres inanimés. Il écrit notamment :
«Les herbes, les arbres, le pays sont l’esprit ; puisqu’ils sont l’esprit, ils sont tout ce qui vit (衆生 shujō) ; puisqu’ils sont tout ce qui vit, ils sont la nature de bouddha de l’être.» (草木國土これ心なり、心なるがゆゑに衆生なり、衆生なるがゆゑに有佛性なり。)
Dans sa version anglaise, Carl Bielefeldt traduit 一悉 isshitsu par «one entirety». Nishijima et Cross traduisent, eux, par «perfect totality» (Master Dogen’s Shobogenzo, Windbell Publications, book 2, p. 2). L’un opte pour le sens «une part», les autres pour «la totalité» (一 ichi peut également signifier parfait : ce qui est complet est parfait).
Je n’arrive pas à lire «one entirety», d’autant qu’auparavant Dōgen identifie shitsuu (tout ce qui est) avec shujō (tout ce qui vit).
正當恁麼時は、衆生の内外すなはち佛性の悉有なり。
À ce moment précis (正當恁麼時 shōtō immo ji), l’intériorité et l’extériorité de tout ce qui vit (衆生 shujō) est la totalité de ce qui est (悉有 shitsuu) de (の no) la nature de bouddha (佛性 busshō).
正當恁麼時 est une expression vulgaire chinoise, «à ce moment précis, en un tel moment».
單傳する皮肉骨髓のみにあらず、汝得吾皮肉骨髓なるがゆゑに。
Il ne s’agit pas simplement de la peau, de la chair, des os et de la moelle transmis comme unicité (單傳す tanden su), puisque «tu as reçu de moi peau, chair, os et moelle.»
La phrase fait référence aux paroles du premier patriarche Bodhidharma qu’il adresse à ses quatre disciples qui lui rendent successivement compte de sa compréhension. À chaque réponse, il répond tour à tour «tu as obtenu ma peau», «tu as obtenu ma chair», «tu as obtenu mes os» et finalement à Huike, son successeur, «tu as obtenu ma moelle». À l’encontre de l’interprétation classique, Dōgen ne considère pas ces quatre réponses comme l’affirmation de quatre degrés de compréhension plus ou moins profondes mais comme des figures équivalentes qui relèvent de la synecdoque (la partie pour le tout).
單 tan, est un synonyme de 一 ichi qui signifie à la fois «un, seul, simple» mais également «entier, total». L’expression 單傳 tanden, «la transmission unique» est comprise comme la transmission du maître au disciple, et dans un sens restreint comme la transmission donnée à un seul disciple (comme celle de Bodhidharma à Huike).
Dōgen fait résonner 單, «seul», et 汝吾, «toi et moi», 傳, «transmettre» et 得 «recevoir». Il écrit «il ne s’agit pas simplement», のみにあらず nomi ni arazu (forme restrictive). Dans cette phrase, Dōgen renverse la proposition de la phrase précédente, l’intérieur et l’extérieur (内外 naige) forment totalité, ici la totalité est un je et un tu (汝吾 jogo).
Par ailleurs 單傳 peut désigner la seule transmission de Bodhidharma à Eka alors que 汝得吾 celle des réceptions des quatre disciples de Bodhidharma.
Pour souligner ces jeux d’oppositions, je traduis 單傳す tanden su par «transmis comme unicité» et 汝得吾 jotokugo «tu as reçu de moi...»
しるべし、いま佛性に悉有せらるる有は、有無の有にあらず。
Sachez que ce qui est (有 u) qui est à présent (いま ima) totalement donné à être (悉有せらるる shitsuu seraruru) par (に ni) la nature de bouddha (佛性 busshō) n’est pas l’être (有 u) d’un être [qui s’oppose au] néant (有無 umu).
Une phrase difficile. Dōgen transforme la forme nominative shitsuu 悉有 en une forme verbale shitsuu su suffixée de l’auxiliaire du passif raru (悉有せらる shitsuu seraru). On pourrait mieux traduire par «être totalement existentialisé».
On peut vaguement hésiter sur le sens de la particule ni, mais elle introduit bien un complément d’agent (佛性に = «par la nature de bouddha»). A l’époque Edo, on retraduisit le Shōbōgenzō en chinois et le syntagme 佛性に悉有せらるる有は est rendu par 爲佛性所悉有有 (forme passive + complément d’agent). Nishijima et Cross traduisent par «which is totally possessed by the Buddha-nature», avec 有 au sens d’avoir, ce qui ne paraît pas congruent avec l’ensemble de l’explication de Dōgen.
有無 umu, «l’être et le néant, l’existence et l’inexistence».
Après avoir révélé «la totalité de ce qui est», il importe de savoir (しるべし shirubeshi). Il s’agit de lever les mécompréhensions.
悉有は佛語なり、佛舌なり。
La totalité de ce qui est (悉有 shitsuu) est un mot de bouddha, une expression de bouddha.
佛舌 butsuzetsu, lit. «la langue de bouddha». Je comprends l’expression dans un sens figuré.
佛祖眼睛なり、衲僧鼻孔なり。
Il s’agit de la prunelle des bouddhas et des patriarches, du nez des moines [zen] à la robe rapiécée.
Voir ci-dessus, «le crâne et la prunelle».
衲僧 nōsō (lecture alternative nassō), «les moines à la robe rapiécée», le terme désigne spécifiquement les moines zen.
悉有の言、さらに始有にあらず、本有にあらず、妙有等にあらず、いはんや縁有妄有ならんや。
L’expression (言 gon) «la totalité de ce qui est» (悉有 shitsuu) ne désigne pas plus un être émergent (始有 shiu), un être originel (本有 hon’u) ou un autre être merveilleux (妙有 myōu). À plus forte raison, comment pourrait-il désigner un être conditionné (縁有 en’u) ou un être illusoire (妄有 mōu) ?
La philosophie bouddhiste utilise le terme de u 有. Par exemple dans des expressions comme 本有 hon’u, «l’être l’originel» (la source des phénomènes), ou 妙有 myōu, «l’être merveilleux» (la réalité absolue). Jouant librement des termes, Dōgen écarte toute métaphysique qui considérerait l’existence dans sa dimension absolue ou relative.
Si 本有 hon’u, «l’être originel», est un terme courant de la philosophie bouddhiste (dans l’école Yogācāra, il désigne la conscience de tréfonds) 始有 shiu, «l’être émergent» qui s’oppose à lui est un terme forgé par Dōgen. Un commentaire l’interprète comme 本無今有 honmu konnu, «[ce qui est] originellement inexistant mais actuellement existant». Dōgen réfute toute métaphysique de l’existence en tant qu’elle s’oppose à une essence.
本有 hon’u, «l’être originel», est interprété comme 本分 honbun, «l’état originel». Dōgen réfute toute métaphysique de l’essence.
妙有 myōu, «l’être merveilleux», est interprété comme 雖有如幻即空 «existant mais semblable à une magie autrement dit vide». Dōgen réfute toute métaphysique de la vacuité.
縁有 en’u, «l’être conditionné», est interprété comme 因縁所正底 «ce qui est produit de causes et de conditions». Dōgen réfute toute métaphysique de la coproduction conditionnée.
妄有 mōu, l’être illusoire», est interprété comme 外計妄執我有見 «la conception de l’existence d’un soi [née] d’un l’attachement illusoire à une extériorité (?)». Dōgen réfute toute métaphysique du non-soi.
心境性相等にかかはれず。
Il n’a rien à voir avec l’esprit et les objets mentaux (心境 shinkyō), la nature essentielle et les aspects phénoménaux (性相 shōsō) et ce genre de choses.
心境 shinkyō, le sujet et l’objet. Dans le bouddhisme, la relation du sujet et de l’objet est comprise comme le lien qui unit l’esprit (心 shin) et son objet mental (境 kyō, lit. «le domaine [de l’esprit]»).
性相 shōsō, le nouménal et le phénoménal, l’essence opposée à l’existence. 性 shō, la nature, 相 shōsō, l’aspect.
等 le suffixe indique une énumération non limitée (etc., et le reste, ou d’autres) : l’être n’est pas entravé par les conceptions métaphysiques.
しかあればすなはち、衆生悉有の依正、しかしながら業増上力にあらず、妄縁起にあらず、法爾にあらず、神通修證にあらず。
Ainsi donc, [la rétribution] directe et indirecte (依正 eshō) de tout ce qui vit, la totalité de ce qui est (衆生悉有 shujō shitsuu), ne relève en rien du pouvoir génératif du karma (業増上力 gozōjōriki), d’une coproduction conditionnée d’illusion (妄縁起 mōengi), d’un ordre naturel des choses (法爾 hōni) ni de l’exercice et de la réalisation des pouvoirs surnaturels (神通修證 jinzū shushō).
依正 eshō, lit. «l’indirect et le direct», la rétribution du karma dans son double aspect : la condition (naître dans un lieu, une famille, etc.) et l’identité (être un homme, une femme, etc.).
業増上力 gozōjōriki, «le pouvoir génératif du karma / des actes».
妄縁起 mōengi, «la coproduction conditionnée illusoire/fausse/erronée». Le qualificatif de 妄 mō, «faux», associé à 縁起 engi, «la coproduction conditionnée», surprend. En relation avec la phrase précédente, l’expression est à comprendre comme la coproduction qui produit un «être illusoire».
法爾 hōni, variante 法尒, le terme traduit le sanskrit niyati, la nécessité, le destin.
神通修證 jinzū shushō, autrement dit la maîtrise des pouvoirs magiques.
もし衆生の悉有、それ業増上および縁起法爾等ならんには、諸聖の證道および諸佛の菩提、佛祖の眼睛も、業増上力および縁起法爾なるべし。
Si la totalité de ce qui est de tout ce qui vit relevait de la génération du karma, de la coproduction conditionnée ou de l’ordre naturel des choses, la réalisation de la voie des sages, l’éveil des bouddhas, la prunelle des bouddhas et des patriarches devraient relever du pouvoir génératif du karma, de la coproduction conditionnée ou de l’ordre naturel des choses.
Dans cette phrase, nous avons 衆生の悉有 «la totalité de ce qui est de (の no) tout ce qui vit», alors que dans la phrase précédente nous avons 衆生悉有 qui peut être comprise comme une apposition («tout ce qui vit, tout ce qui est») ou une forme génitive sous-entendue («tout ce qui est de tout ce qui vit»).
しかあらざるなり。
Il n’en est rien.
Plus littéralement : «Il n’en va pas ainsi».
盡界はすべて客塵なし、直下さらに第二人あらず、直截根源人未識、忙忙業識幾時休なるがゆゑに。
Le monde entier est totalement dépourvu de poussières adventices (客塵 kyakujin) ; immédiatement, il n’y a plus de seconde personne car «La personne ignore qu’elle tranche directement la racine / quand donc l’incessante conscience karmique (業識 gosshiki) s’arrêtera-t-elle ?»
すべて subete, «totalement».
客塵 kyakujin, les passions extérieures à l’esprit lui-même.
第二人あらず daininin arazu, «il n’y a pas de seconde personne», une expression zen.
直截根源人未識、忙忙業識幾時休, Dōgen forge un distique qui respecte les règles de la prosodie chinoise à partir de deux phrases de la littérature zen. La première est extraite du Shōdōka, «Le Chant de la réalisation de la voie» :
直截根源佛所印, «Trancher directement la racine est marqué du sceau du Bouddha.»
La seconde d’un dialogue entre les maître Guishan et Yangshan (Shōyōroku, «Le recueil de la Sérénité», cas 37) :
一切衆生但有業識茫茫無本可據, «Tous les êtres vivants ont une incessante consciente karmique sans pouvoir reposer sur quoi que ce soit».
À l’expression métaphysique, il oppose la poésie et l’expression zen.
妄縁起の有にあらず、徧界不曾藏のゆゑに。
Il ne s’agit pas de l’être d’une coproduction conditionnée d’illusion car «Rien n’est dissimulé dans le monde entier».
徧界不曾藏 «Rien n’est dissimulé dans le monde entier», une phrase du maître zen Shishuang Qingzhu 石霜慶諸 (807-888) que Dōgen cite souvent.
徧界不曾藏といふは、かならずしも滿界是有といふにあらざるなり。
«Rien n’est dissimulé dans le monde entier» ne revient certainement pas à dire que «le monde en totalité (滿界 mankai) est l’être».
滿界 mankai, lit. l’univers entier. Je traduis «le monde en totalité» pour souligner qu’il s’agit d’une autre expression que 徧界 henkai.
徧界我有は外道の邪見なり。
«Le monde entier est mon être» (徧界我有 henkai gau) est la vue erronée (邪見 jaken) d’un non-bouddhiste (外道 gedō).
徧界我有 henkai gau, la formule est fort ambiguë. Bielefeldt traduit par «throughout the realms is my being», Nishijima et Cross par «the Entire Universe is my possession». On peut comprendre «le monde entier est ma possession» ou «le monde entier est l’existence d’un soi», voire «le monde entier, existence d’un soi». Certains commentaires y voient la désignation de la philosophie indienne Sāṃkhya qui oppose prakriti, la nature sans conscience, et puruṣa, le principe conscient. Il n’est pas sûr qu’il faille identifier une doctrine spécifique de l’Inde.
外道 gedō, lit. «en dehors de la voie», les doctrines hétérodoxes indiennes.
本有の有にあらず、亙古亙今のゆゑに。
Il ne s’agit pas de l’être d’un être originel puisqu’«Il embrasse le passé et le présent».
亙古亙今 kanko kankon, «il embrasse le passé et le présent», une expression chinoise.
始起の有にあらず、不受一塵のゆゑに。
Il ne s’agit pas d’un être apparu en un commencement puisqu’«Il n’admet pas une seule poussière».
不受一塵 fujūichijin, «il n’admet pas une seule poussière», une phrase du maître zen Guishan Lingyou 潙山靈祐 (771-853).
條條の有にあらず、合取のゆゑに。
Il ne s’agit pas d’un être d’individualité (條條の有 jōjō no u) puisqu’«il rassemble (合取 gasshu)».
條條 jōjō (lecture alternative 倏倏 shukushuku) est une forme distributive, «chaque chose». Le néologisme de Dōgen 條條の有 jōjō no u est glosée par Kyōgō : «C’est comme de dire qu’il ne s’agit pas d’une existence particularisée et individualisée.» (ひとつつつをのれをのれとある有にあらずと云心なり。) Bielefeldt traduit par «the being of individual instances.»
無始有の有にあらず、是什麼物恁麼來のゆゑに。
Il ne s’agit pas de l’être d’un être sans commencement (無始有 mushiu) car «Quel est l’être (物 butsu) ainsi venu ?»
Voir ci-dessus.
始起有の有にあらず、吾常心是道のゆゑに。
Il ne s’agit pas d’un être apparu en un commencement car «Mon esprit constamment est la voie».
吾常心是道 lit. «mon esprit constamment est la voie» ou encore «mon esprit constant est la voie» selon la lecture de 常, adverbe (tsuneni) ou qualificatif (tsune no). Il s’agit d’une forme modifiée de la célèbre maxime zen 平常心是道 «l’esprit quotidien est la voie».
Quelques manuscrits de ce chapitre gardent la leçon 平常心是道 reprise par l’édition moderne d’Etō Sokuō.
まさにしるべし、悉有中に衆生快便難逢なり。
Vous devez savoir qu’au sein de la totalité de ce qui est «l’agilité de tout ce qui vit est difficile à saisir ».
快便難逢 kaibin nanfu, très lit. «il est difficile de rencontrer l’agilité», une formule courante dans la littérature zen chinoise au sens de «il est difficile de saisir la (sa) chance».
La phrase 衆生快便難逢 est difficile... Bielefeldt propose «Living beings are hard conveniently to meet» considérant 快便 kaibin comme une forme adverbiale, Nishijima et Cross proposent «It is difficult for living beings to meet easy convenience». Je la comprends moi-même 衆生の快便、逢ひ難し。et prends 快便 dans sa littéralité.
快便 kaibin est parfois glosé par 方便 hōben, «les méthodes habiles, l’habileté dans les moyens».
悉有を會取することかくのごとくなれば、悉有それ透體脱落なり。
Si on comprend (會取 uishu) ainsi la totalité de ce qui est (悉有 shitsuu), la totalité de ce qui est (悉有 shitsuu) est percée et dépouillement (透體脱落 tōtai datsuraku).
Le terme de 透體 tōtai n’apparaît qu’une seule fois sous la plume de Dōgen (dans cette phrase). Il convient de le comprendre comme un substitut de 脱體 dattai, «le dépouillement, la libération».
Traduction provisoire. Critiques et remarques bienvenues. Je vous remercie de ne pas copiercoller.
Ouvrages consultés :
Shōbōgenzō chūkai zensho, «L’Intégrale des commentaires du Shōbōgenzō», Shōbōgenzō chūkai zensho kankōkai, vol. 4, chapitre Busshō, p. 71-359.
Ōkubo Dōshū, Dōgen zenji zenshū, Chikuma Shobō, vol. 1, chapitre Busshō, p. 14-35.
Etō Sokuō, Shōbōgenzō, Meicho Fukyūkai, vol. 1, chapitre Busshō, p. 315-344.
Mizuno Yaoko, Shōbōgenzō, Iwanami Shoten, vol. 1, chapitre Busshō, p. 72-126.
Ishii Kyōji, Shōbōgenzō, Kawade shobō shinsha, vol. 1, chapitre Busshō, p. 50-133.
Carl Bielefeldt, Buddha Nature, Soto Zen Text Project.
http://hcbss.stanford.edu/research/projects/sztp/translations/shobogenzo/translations/bussho/title.html
Nishijima Gudō, Chōdō Cross, Master Dogen’s Shobogenzo, Windbell Publications, book 2, 1996.
Pierre Nakimovitch, Dôgen et les paradoxes de la bouddhéité, Droz, 1999.
Mots-clés : Dôgen, Shôbôgenzô, traductions
Imprimer | Articlé publié par Jiun Éric Rommeluère le 20 Mars 11 |