Kanashimubeshi
J’aime me plonger dans les textes japonais des temps anciens. Une langue exprime dans sa structure même une vision du monde. Le japonais ancien m’apparaît comme une langue de l’émotion et de la subjectivité. On le voit tout particulièrement dans les romans et récits médiévaux mais surtout dans les poésies qui font un large usage de particules ou d’auxiliaires verbaux pour exprimer en quelques mots le paysage intérieur du poète. Bien sûr, parler dans cette langue ne se résume pas à une simple communication d’états émotionnels. Le Japonais sait fort bien parler de la réalité, mais son discours peut immédiatement se transformer en un discours sur le réel tel qu’il vibre en lui. Cette subjectivité s’exprime alors dans une autre structuration grammaticale et syntaxique. Les traductions françaises peinent à rendre ces "paroles de l'âme" car notre langue ne possède pas la subtilité émotionnelle de la langue japonaise ancienne.
La littérature bouddhiste de l’époque médiévale est différente et forme un genre à part, même lorsqu’elle est écrite en japonais, car il s’agit d’oeuvres essentiellement didactiques et apologétiques. Ces textes sont rédigés dans une langue hybride de japonais mêlée de chinois. L’oeuvre japonaise du maître zen Dôgen, son Shôbôgenzô, est réputée difficile. Elle est particulièrement déroutante car son écriture articule constamment deux niveaux, le discours ordinaire (le discours sur la réalité) et le méta-discours (le discours sur le discours) en jouant de cet entremêlement du chinois et du japonais. Ces niveaux ne se lisent pas à la suite, comme le seraient un texte suivi de son commentaire, mais coexistent au fil de son écriture. La traduction tout autant que la lecture est donc fort rebutantes. Le Shôbôgenzô est un objet fort singulier de littérature.
À lire, un article de Steven Heine : Kôans in the Dôgen Tradition: How and why Dôgen does what he does with kôans (en anglais).
Quelque chose me surprend chez Dôgen, la quasi-absence de la subjectivité propre aux Japonais. Les autres auteurs bouddhistes de son époque évoquent ou parlent assez librement de leur paysage intérieur. Tel n’est pas le cas pour Dôgen. Bien qu’il ait écrit des milliers de pages, nous ne possédons aucune lettre personnelle de sa main. Il ne livre aucun récit de ses rêves (à part une fois ou deux) alors que pour ses contemporains, le monde onirique est un espace privilégié. Certes, il aurait laissé quelques poésies japonaises (waka) réunies dans un recueil intitulé Sanshôdôei, "Les poésies de la voie du pin parasol", mais l’exégèse moderne a montré qu’elles sont au moins pour partie faussement attribuées à Dôgen. Les historiens ont également remarqué qu’il ne fait jamais fait allusion dans ses écrits à l’un des changements majeurs de sa vie, son départ de Kyôto qui a dû se passer dans des conditions difficiles et peut-être dramatiques. Sans doute persécuté, il déserte à quarante ans passés son propre monastère avec la plupart de ses moines. Ils traversent en deux semaines une grande partie du Japon à pied et s'établissent dans une région reculée. Il n’évoquera jamais ni ce voyage ni les raisons qui ont poussé sa communauté à quitter la capitale.
Et pourtant... il y a comme un retour de l’âme japonaise (je ne dirais pas un retour du refoulé) chez Dôgen. Une expression revient souvent sous sa plume, et qui m’intrigue chez lui, il s’agit de la forme verbale kanashimubeshi. Il l’utilise pour déplorer l’état du bouddhisme de son époque. Il s’agit du verbe kanashimu auquel est suffixé l’auxiliaire beshi qui indique une possibilité ou une présomption. Le verbe kanashimu est la verbalisation de l’adjectif kanashiku, "triste". On pourrait donc traduire kanashimubeshi par "comme c’est triste" ou "comme c’est pitoyable". Mais cette traduction en français pourtant assez littérale ne rend pas suffisamment compte du sentiment de désolation intérieure qu’elle exprime.
Dans ce kanashimubeshi, je n’entends pas simplement le sentiment de Dôgen mais toute l’âme du Japon.
La chanteuse Misora Hibari interprète Kanashii sake, "Triste saké". Écoutez cette tristesse...
La littérature bouddhiste de l’époque médiévale est différente et forme un genre à part, même lorsqu’elle est écrite en japonais, car il s’agit d’oeuvres essentiellement didactiques et apologétiques. Ces textes sont rédigés dans une langue hybride de japonais mêlée de chinois. L’oeuvre japonaise du maître zen Dôgen, son Shôbôgenzô, est réputée difficile. Elle est particulièrement déroutante car son écriture articule constamment deux niveaux, le discours ordinaire (le discours sur la réalité) et le méta-discours (le discours sur le discours) en jouant de cet entremêlement du chinois et du japonais. Ces niveaux ne se lisent pas à la suite, comme le seraient un texte suivi de son commentaire, mais coexistent au fil de son écriture. La traduction tout autant que la lecture est donc fort rebutantes. Le Shôbôgenzô est un objet fort singulier de littérature.
À lire, un article de Steven Heine : Kôans in the Dôgen Tradition: How and why Dôgen does what he does with kôans (en anglais).
Quelque chose me surprend chez Dôgen, la quasi-absence de la subjectivité propre aux Japonais. Les autres auteurs bouddhistes de son époque évoquent ou parlent assez librement de leur paysage intérieur. Tel n’est pas le cas pour Dôgen. Bien qu’il ait écrit des milliers de pages, nous ne possédons aucune lettre personnelle de sa main. Il ne livre aucun récit de ses rêves (à part une fois ou deux) alors que pour ses contemporains, le monde onirique est un espace privilégié. Certes, il aurait laissé quelques poésies japonaises (waka) réunies dans un recueil intitulé Sanshôdôei, "Les poésies de la voie du pin parasol", mais l’exégèse moderne a montré qu’elles sont au moins pour partie faussement attribuées à Dôgen. Les historiens ont également remarqué qu’il ne fait jamais fait allusion dans ses écrits à l’un des changements majeurs de sa vie, son départ de Kyôto qui a dû se passer dans des conditions difficiles et peut-être dramatiques. Sans doute persécuté, il déserte à quarante ans passés son propre monastère avec la plupart de ses moines. Ils traversent en deux semaines une grande partie du Japon à pied et s'établissent dans une région reculée. Il n’évoquera jamais ni ce voyage ni les raisons qui ont poussé sa communauté à quitter la capitale.
Et pourtant... il y a comme un retour de l’âme japonaise (je ne dirais pas un retour du refoulé) chez Dôgen. Une expression revient souvent sous sa plume, et qui m’intrigue chez lui, il s’agit de la forme verbale kanashimubeshi. Il l’utilise pour déplorer l’état du bouddhisme de son époque. Il s’agit du verbe kanashimu auquel est suffixé l’auxiliaire beshi qui indique une possibilité ou une présomption. Le verbe kanashimu est la verbalisation de l’adjectif kanashiku, "triste". On pourrait donc traduire kanashimubeshi par "comme c’est triste" ou "comme c’est pitoyable". Mais cette traduction en français pourtant assez littérale ne rend pas suffisamment compte du sentiment de désolation intérieure qu’elle exprime.
Dans ce kanashimubeshi, je n’entends pas simplement le sentiment de Dôgen mais toute l’âme du Japon.
La chanteuse Misora Hibari interprète Kanashii sake, "Triste saké". Écoutez cette tristesse...
Mots-clés : Dôgen, Shôbôgenzô, traductions
Imprimer | Articlé publié par Jiun Éric Rommeluère le 23 Nov. 10 |