Un lecteur de ce blog étudie l’un des textes les plus fameux du maître zen Dôgen, le  chapitre Busshô, «La Nature de bouddha» de son Shôbôgenzô et plus particulièrement le début du chapitre. Dans ce passage inaugural, Dôgen commente une phrase du Sûtra du nirvâna, en jouant sur le double sens du verbe 有, «avoir» et «être». Mais n’ayant pas accès à l’original, ce lecteur se trouve confronté à la disparité des traductions existantes.

Il est difficile de goûter à la pensée de Maître Dôgen sans lire les langues chinoise et japonaise. Son écriture, très particulière, fine et ciselée, est un travail dans la matière même du langage. Souvent, comme dans ce chapitre
«La Nature de bouddha», l’un de ses textes les plus importants, il utilise l’équivocité de la langue chinoise pour faire surgir à neuf une nouvelle compréhension.

Dans cette langue chinoise, un même mot peut revêtir des significations parfois fort différentes selon sa fonction syntaxique. Par exemple le caractère 道 peut signifier «la voie» (c’est le fameux dao) s’il s’agit d’un nom, et «dire, parler» s’il s’agit d’un verbe (on a également la forme substantivée, « la parole»). La structure de la phrase mais également le contexte permettent d’attribuer un sens. Ainsi la répétition des deux caractères 道道 peut signifier «parler de la voie», mais également «la voie du discours» (sachant, en faisant très simple, qu’en chinois la phrase suit la forme sujet + verbe + complément et que le génitif précède le nom). Il n’est pas toujours facile de comprendre le sens d’un syntagme ou d’une phrase, et ce d’autant plus que la ponctuation est relativement récente dans l’écriture chinoise. Les Chinois et leurs successeurs Japonais, Coréens, Vietnamiens qui écrivaient également en chinois ont donc développé une tradition du commentaire et de la glose pour interpréter leurs propres textes et en lever les éventuelles difficultés.

Un exemple. Dans le chapitre Ryûgin, «Le rugissement du dragon», Dôgen écrit en chinois une succession de trois caractères 不道道. Précédé de l’adverbe négatif 不 réservé aux verbes et aux adjectifs, le premier 道 apparaît nécessairement comme un verbe, et par déduction, le second 道 comme son complément d’objet, mais la phrase signifie-t-elle «[il] ne dit pas la voie» ou «[il] ne dit pas la parole» ? Les deux lectures sont possibles. Le contexte de la phrase semble conduire à opter pour la première interprétation, bien qu’elle ne soit pas totalement assurée. Il faut donc se reporter aux gloses explicatives, par exemple celle donnée par Zôkai dans ses Notes personnelles (1779), l’un des principaux commentaires du Shôbôgenzô. L’ambiguïté devait demeurer même aux yeux de ce moine, puisqu’il doit gloser mot à mot 不道 par «ne pas dire», 道 par «la voie» et l’ensemble 不道道 par «il ne dit pas la voie ni...» (Shôbôgenzô chûkai zensho, «L’Intégrale des commentaires du Shôbôgenzô», 7e volume, p. 574). Les gloses ne sont pas nécessairement justes, elles fixent cependant un sens au sein d’une tradition.

Vous n’êtes pas rebuté ? Demain, je posterai une lecture ligne à ligne du début du chapitre Busshô, «La Nature de Bouddha», consacré à la totalité. Il s’agit d’un texte difficile où chaque mot, chaque phrase porte sens. Vous aurez ainsi un aperçu de son écriture.

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