Pour répondre à quelques demandes, voici quelques notions de chinois.

Le chinois est une langue qui emploie de nombreux caractères (21.400 dans le dictionnaire que j’utilise couramment). D’une manière générale en chinois classique (la langue des textes bouddhistes), un caractère correspond à un mot bien que la règle ne soit pas générale, il existe des mots à deux, trois, quatre voire cinq caractères! Mais bon pour commencer, gardez plutôt en mémoire l’équivalence (imparfaite) un caractère = un mot.

Un même caractère revêt souvent une multiplicité d’acceptions et c’est là où les problèmes commencent... Par exemple un caractère comme 常 peut signifier «permanence» comme nom, «permanent, constant» comme adjectif, «toujours» comme adverbe. On le voit la fonction syntaxique peut affecter le sens, ici «la constance» (nom), «constant» (adjectif), «constamment» (adverbe). Mais parfois la signification peut changer du tout au tout, par exemple le caractère 道 signifie comme nom «le dao, la voie, le principe» et comme verbe «dire, parler, expliquer», ce qui n’est pas exactement la même chose...

Comment détermine-t-on le sens des mots en chinois ? La structure de la phrase et le contexte sont essentiels. Le chinois obéit à des règles simples (bien qu’il y ait toujours des exceptions à ces règles, ça serait trop facile) :
- Pas de genre ni de nombre, le nom 子 «enfant» peut signifier «un enfant, l’enfant, les enfants».
- Pas de déclinaison verbale, le verbe 言 «dire», hors de tout contexte peut signifier «je dis, j’ai dit, je dirai, si je disais».
- L’adjectif et le génitif se placent avant le nom 小道 petit - voie = «le petit chemin» ; 道子 voie - enfant = «l’enfant de la voie».
- L’adverbe se place avant le verbe 常言 constance - dire = «toujours dire».
- La phrase à une structure sujet - verbe - complément (avec une prédilection pour l’ellipse du sujet qui se comprend par le contexte), par exemple 子道天 enfant - parler - ciel = «l’enfant parle du ciel».

La syntaxe et le contexte sont déterminants pour comprendre une phrase et il faut toujours se poser la question où est le verbe, où le sujet, où est le complément ? Pouvons-nous nous lire cette simple phrase 諸天子言。extraite du Sûtra de la Grande Sagesse en huit mille vers.
La séquence se termine par 。qui est un signe de ponctuation, l’équivalent de la virgule et du point. La ponctuation est fort tardive en chinois et pour les textes anciens, il n’est pas toujours facile de comprendre où commencent et où finissent les phrases.
Dans la phrase, l’oeil repère 子 qui signifie le plus habituellement «fils», d’autant que ce caractère a peu d’autres sens (encore qu’il puisse rarement signifier «le bénéfice» si j’en crois mon dictionnaire). 天 est le «ciel». Placé devant 子, il qualifie ce mot, donc 天子, ciel-fils = «fils du ciel». Mais nous sommes dans un texte bouddhiste et 天 désigne dans ce contexte le(s) dieu(x) qui vivent dans le cieux, donc 天子 «fils du dieu», ou mieux «fils des dieux».
Le chinois ne connaît pas la marque du pluriel et 天子 peut signifier à la fois «les fils des dieux» ou «le fils des dieux». Mais parfois, il peut être nécessaire de marquer la pluralité. Le chinois a plusieurs quantificateurs pour dire, «un peu, beaucoup, tous, la foule de
» qui se placent avant le nom. L’un des plus usuels est 諸 qui signifie «tous, la totalité de». Placé devant 天子, l’expression signifie «tous les fils des dieux» et peut tout simplement être rendu en français par «les fils des dieux».
言 signifie «parler». 諸天子 forme un groupe nominal qui placé devant 言 lui donne sa fonction de sujet : «les fils des dieux dirent». Dans un dialogue 言 est l’équivalent du deux points, ouvrez les guillemets.
Bon, cela paraît assez simple. Il suffirait de comprendre la structure de la phrase et le contexte pour que le sens se déploie naturellement.

Hélas, l’ambiguïté ne peut jamais totalement être écartée. Les chinois ont donc développé une tradition littéraire de la glose pour expliciter les œuvres littéraires.

Voyons une phrase, apparemment fort simple, la toute première formule du célèbre Daodejing (Tao te king) : 道可道非常道。
L’idéogramme 道 est répété trois fois. Comme nom, c’est le dao, «la voie» ; comme verbe, il signifie «dire, parler, expliquer».
常 est un adjectif, «constant, ordinaire» qui placé devant 道 permet de reconnaître le caractère nominal de 道, donc 常道 constant-voie = «la voie constante» (道常 voie-constance signifierait à l’inverse «la constance de la voie»).
非 est un adverbe négatif qui a le sens de «ce n’est pas». donc 非常道 n’est pas - constant - voie = «n’est pas la voie constante».
Reste donc à déterminer le groupe sujet. 可 est un auxiliaire verbal, «pouvoir» qui se place devant un verbe. 可道 signifie donc «pouvoir dire» et comme nous avons 道 à l’initiale 道可道 - voie - pouvoir - dire  se lit donc aisément «la voie peut se dire».
Finalement, on décompose la phrase comme suit :
道可道非常道。voie - pouvoir - dire - n’est pas - constant - voie = «La voie qui peut être dite n’est pas la voie constante.» Cela semble assez simple.
La plupart des traducteurs Occidentaux traduisent de cette manière, avec quelques variations personnelles. Par exemple le grand sinologue français Stanislas Julien traduisait : «La voie qui peut être exprimée par la parole n'est pas la Voie éternelle.»

Sauf que...

Les gloses classiques ne lisent pas comme la plupart des traducteurs occidentaux. Elles interprètent différemment la syntaxe de la phrase et considèrent le second 道 non comme un verbe mais comme désignant encore le dao. Dans ce cas 可 n’est pas un auxiliaire verbal mais un verbe «être digne, être permis ; être fait pour, convenir à». 道可道 ne serait donc pas une structure sujet - auxiliaire verbal - verbe ; mais une structure sujet - verbe - complément, quelque chose comme «la voie qui se conforme à la voie». La lecture change d’une manière radicale et le sinologue Duyvendak peut ainsi traduire selon les leçons traditionnelles chinoises : «La Voie vraiment Voie est autre qu’une voie constante.»

Vous pouvez vous amuser à regarder les différentes traductions du Daodejing disponibles en ligne (il y en a des dizaines). Vous verrez que certains lisent 道可道 comme une structure sujet - auxiliaire verbal - verbe, d’autres comme une structure sujet - verbe - complément.

J’espère que c’est assez clair, si vous avez des questions, n’hésitez pas. Le chinois est passionnant!



Photographie : Liu Bolin, l'homme invisible.


Mots-clés : ,

Partager