David L. McMahan, The Making of Buddhist Modernism, Oxford University Press, 2008, 299 pages.




David McMahan est un jeune enseignant américain déjà remarqué. Il enseigne actuellement le bouddhisme au Franklin & Marshall College en Pennsylvanie. Son premier ouvrage Metaphor and Visionnary Imagery in Mahayana Buddhism (sa thèse de doctorat) a été publié en 2002 chez RoutlegeCurzon. The Making of Buddhism Modernism, publié en 2008, est son second ouvrage. Il écrit actuellement un troisième livre intitulé Buddhism in the Modern World: Traditions and Transition.

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Dans son introduction, McMahan décrit son projet comme double : « J’essayerai non seulement d’éclairer comment la rencontre du bouddhisme avec la modernité l’a transformé mais également comment les conditions de la modernité ont créé un cadre implicite où une interprétation du bouddhisme devient possible ou non. » (« I shall try to illuminate not only how Buddhism’s encounter with modernity has changed it but also how the conditions of modernity have created implicit parameters for what interpretations of Buddhism become possible and impossible. », p. 8).

Aujourd’hui, le bouddhisme est présenté et vécu comme une tradition, non seulement compatible avec la modernité, mais celle qui épouse au mieux ses valeurs (qu’il s’agisse de la démocratie, du respect de l’individu, de la science, etc.). On l’associe naturellement à la méditation, à la rationalité, ou encore à l’agnosticisme. Sa pratique est celle de la vertu, non une pratique du rite. Pour McMahan, il s’agit d’une nouvelle figure, le bouddhisme moderne, né des multiples interactions, frottements, défiances, fascinations et absorptions des principes et valeurs qui se sont développées en Occident depuis les Lumières. La thèse dominante de l’ouvrage est que le bouddhisme ne s’est pas adapté à la culture occidentale mais qu’il s’est profondément transformé, reconfiguré au contact de l’Occident, depuis deux siècles dans un processus de recréation et d’hybridation permanente. McMahan s’attache à comprendre et analyser « la fabrique » de ce bouddhisme moderne tel qu’il est aujourd’hui perçu, vécu et pratiqué. Il saisit ce processus d’un seul jet/geste (ce qui donne une force particulière à son propos) qui embrasse à la fois l’espace et le temps, même si à l’évidence le bouddhisme moderne n’est ni unifié ni homogène. Il montre comment les Orientaux ont été les premiers bouddhistes modernistes. En même temps, les premiers orientalistes européens ont vu dans le Bouddha, un précurseur de la modernité. L’Occident construit l’Orient qui construit l’Occident qui construit l’Orient : Le bouddhisme moderne est l’autre nom de ce processus rétroactif.

Les trois premiers chapitres (sur les neuf du livre) forme une première partie qui introduit à la problématique de la rencontre du bouddhisme et de l’Occident. « Introduction: Buddhism and Modernity », le premier chapitre, montre comment les valeurs de la modernité sont devenues indépassables et non négociables. McMahan s’appuie sur les travaux du philosophe canadien
Charles Taylor, plus particulièrement sur l’un de ses ouvrages clés, Les sources du moi. Dans ce livre, Taylor dégage les lignes de force constitutives de la modernité occidentale qui s’est façonné dans une interaction complexe entre le rationalisme, le christianisme et ce que Taylor désigne du terme  d’« expressivisme romantique ». Le titre The Making of Buddhist Modernism fait d’ailleurs explicitement référence au titre original de l’ouvrage de Taylor, en anglais Sources of the Self: The Making of Modern Identity.

Le deuxième chapitre, « The Spectrum of Tradition and Modernism », montre les multiples tensions à l’œuvre dans ces processus de reconfiguration et qu’il serait vain de vouloir opposer les traditions et la modernité, l’ancien et le nouveau, l’Orient et l’Occident. Différents modernismes bouddhistes coexistent et les tensions sont plurielles. Le bouddhisme moderne se caractérise néanmoins par trois dimensions, la démythologisation, la psychologisation, et la « détraditionnalisation » (comprise comme un déplacement de la référence, d’une transcendance extérieure à l’individu).

Le troisième chapitre, « Buddhism and the discourse of Modernity », reprend en détail le triptyque taylorien du rationalisme, du christianisme et du romantisme et tente de saisir comment les traditions bouddhistes ont négocié avec ces figures constitutives de l’identité moderne. Il préfigure et introduit aux trois chapitres suivants.

Le quatrième chapitre, « Modernity and the Discourse of Scientific Buddhism », est consacré aux discours sur la scientificité du bouddhisme, un thème devenu aujourd’hui banal. McMahan s’attache aux itinéraires du Cinghalais Anagarika Dharmapala (1864-1933) d’Henry Olcott (1832-1907) et de Paul Carus (1852-1919), acteurs influents dans la constitution du bouddhisme moderne. Pour Dharmapala, la rationalité était un argument contre le christianisme, la religion des colonisateurs, qu’il présentait comme idolâtre et superstitieux. Malgré leurs proximités et le recours au même thème de la science, les perspectives développées par Olcott et Carus sont différentes. Ceux-là percevaient une unité constitutive derrière la multiplicité des traditions sur le modèle du christianisme (Henry Olcott écrivit d’ailleurs un Catéchisme [bouddhiste] et Paul Carus un Évangile du bouddhisme). Cette vision unitaire est aujourd’hui prédominante.

Le cinquième chapitre, « Buddhist Romanticism: Act, Spontaneity, and the Wellsprings of Nature », sans doute le plus surprenant et le plus discutable, entend retracer l’influence du romantisme sur le développement du bouddhisme moderne. Pour McMahan, le discours sur l’art, la créativité et la spontanéité associés au bouddhisme naîtrait d’une hybridation particulière avec le romantisme. Il dessine une généalogie où se retrouvent notamment Jean-Jacques Rousseau et les transcendantalistes américains. Il s’attache longuement à l’œuvre de D.T. Suzuki qui fut pendant plusieurs dizaines d’années la seule source disponible sur le zen (toute la beat generation s’est nourrie de sa lecture) et que Suzuki présente comme une pratique de la spontanéité pure sans rite ni morale. Il n’est pas sûr cependant que Suzuki soit l’héritier direct de cette généalogie occidentale comme le présente McMahan. Les conceptions artistique et esthétique jouent cependant un rôle essentiel dans l’œuvre d’un certain nombre d’auteurs bouddhistes occidentaux qui revendiquent explicitement un héritage européen.

Le sixième chapitre, « A Brief History of interdependance » paraît le plus pertinent car il remet en question l’un des piliers de la doxa du bouddhisme moderne. Plus que tout autre, l’interdépendance des phénomènes est présentée comme le principe essentiel du bouddhisme en parfait accord avec l’évidence généralisée de l’interdépendance dans la mondialisation. McMahan montre que l’interdépendance (entendue comme un jeu de relations et de boucles d’actions rétroactives) est un principe étranger au bouddhisme. La coproduction conditionnée n’est pas une description du monde mais une description du double processus d’individuation et de la souffrance, l’un se confondant avec l’autre. Le cercle de la souffrance est d’ailleurs fermé sur lui-même, indépendant de toute véritable interaction avec un autre que soi. Cette fermeture sur soi a d’ailleurs suscité des débats sur le solipsisme au sein même des traditions bouddhistes (existe-t-il un monde extérieur à la conscience ?). L’origine du concept d’interdépendance est bien à chercher ailleurs.

Le septième et huitième chapitre forment une nouvelle unité avant le dernier chapitre conclusif. « Meditation and modernity », le septième, est consacré au discours sur la méditation dont McMahan montre qu’il est double et contradictoire : la méditation est considérée comme le cœur du bouddhisme tout en étant une pratique qui peut être dissociée de ses aspects religieux ou moraux et être intégrée dans d’autres approches (thérapeutique par exemple). S’appuyant encore sur les réflexions de Charles Taylor sur « le tournant subjectiviste » caractéristique de la modernité, il retrace l’origine de ce double discours dans les processus modernes de privatisation, de désinstitutionnalisation et de détraditionalisation.

Le huitième chapitre, « Mindfulness, Literature, and the Affirmation of Ordinary Life », s’attache aux discours sur l’attention (mindfulness) et la pratique du quotidien dans lesquels McMahan lit une célébration tout au fait occidentale du monde (« the world-affirmation » opposé au refus du monde, « the world-denial ») et dont il entend les échos dans les œuvres littéraires de Virginia Woolf et de James Joyce. Il analyse également Siddhartha, le conte philosophique d’Hermann Hesse publié en 1922 qui influença la perception du bouddhisme en Occident.

Le neuvième chapitre conclusif « From Modern to Postmodern ? » se veut prospectif tout en révélant les tensions actuelles : entre les tenants d’un bouddhisme engagé et ceux d’un bouddhisme intimiste, entre ceux qui rompent avec toutes les formes traditionnelles et ceux qui retournent à ces formes, entre le bouddhisme populaire (« global folk buddhism ») absorbé et digéré par la société de consommation et un bouddhisme critique qui tente d’offrir des outils de compréhension et de transformation sociales et politiques.

L’ouvrage a connu un réel succès dans les pays anglo-saxons (à titre indicatif Google donne 415 000 résultats pour la recherche « The Making of Buddhist Modernism »). Il a fait l’objet de nombreuses recensions, notes et débats depuis sa parution en 2008. Son ton académique, ses multiples références à des auteurs anciens (Schelling), à des philosophes contemporains (Taylor, Gadamer, Heidegger) voire à des théologiens (Rudolph Bultmann et ses réflexions sur la démythologisation du christianisme) ne semblait pourtant pas le destiner à un grand public, mais il est servi par un esprit de synthèse, un souci pédagogique et une économie de notes (8 pages en fin de volume) qui rendent la lecture fluide et accessible. Les universitaires et tous ceux qui sont attentifs aux développements du bouddhisme (observateurs et pratiquants) y trouveront matière à réflexion.

The Making of Buddhist Modernism est l’une des toutes premières tentatives de compréhension du bouddhisme moderne dans le mouvement de la globalisation des valeurs. On pourrait le rapprocher de la thèse de doctorat du sociologue français Raphaël Liogier publiée sous le titre Le bouddhisme mondialisé (Ellipses, 2004) mais ce dernier livre, touffu et trop rapidement écrit, est loin d’égaler l’ouvrage de McMahan. Le concept d’hybridation, au cœur de son analyse, n’a guère été exploité jusqu’ici. Certes, quelques ouvrages se sont intéressés à l’intégration des valeurs de la modernité chez tel ou tel auteur bouddhiste, mais sans jamais appréhender le phénomène dans sa globalité ni surtout en explorer les lignes de forces et les tensions internes. The Making of Buddhist Modernism se démarque de livres publiés en français, a priori similaires, comme ceux déjà anciens du Père De Lubac (notamment La Rencontre du bouddhisme et de l'Occident, Aubier-Montaigne, 1952) ou ceux plus récents de Frédéric Lenoir (Le bouddhisme en France, La Rencontre du bouddhisme et de l'Occident, Fayard), leur approche étant essentiellement descriptive et/ou limitée à l’analyse sociologique. L’approche transversale des Religious Studies à l’Américaine permet un tout autre regard.

Sa dimension démystifiante a sans doute également contribué à son succès. La démystification est d’autant forte que les propos de McMahan sont exempts de toute polémique. Il n’est ni critique de cette hybridation ni nostalgique des « temps anciens ». Le regard distancié de l’universitaire permet d’ouvrir de nouveaux champs de réflexions et de nouvelles perspectives. Il faut souligner que les travaux intellectuels, souvent attendus des scholars bouddhistes américains, contribuent à l’émergence d’une conscience bouddhiste américaine. À l’évidence McMahan s’adresse aussi (d’abord ?) un lectorat bouddhiste.
 

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