Dans l’enseignement du Bouddha, une contribution faite à un moine, un yogi, un enseignant ne peut être considérée comme une simple aide matérielle, elle doit l’inviter à s’exercer plus profondément encore dans la voie du cœur. Celui qui la reçoit ne la reçoit pas pour lui-même mais comme un don pur offert au dharma. Même si ce don lui sert concrètement à se nourrir, à se vêtir, celui-ci se doit de réfléchir encore plus à l’emploi de sa vie. Aujourd’hui, les dons que vous me faites me permettent de me consacrer à la méditation, aux personnes qui souhaitent comprendre et étudier cette voie et aussi en ce moment d’écrire un livre. Mais cette audace du don m’incite également aujourd’hui à sonder la direction de ma propre vie. Sans que j’y ai réellement songé, je ressens que ces dons m’invitent à explorer la voie du moine. Ma vie est simple et s’est largement simplifiée au cours de ces dernières années. Je vivais comme un moine, mais je n’étais pas un moine puisqu’une condition essentielle de la vie monastique est de ne reposer que sur des dons sans plus construire de plan ni de carrière.

Bien que j’ai formellement reçu l’ordination de moine de Deshimaru Taisen, je ne me suis jamais permis de m’appeler comme tel. La tradition zen japonaise s’est sécularisée et même si l’on transmet toujours cette ordination, plus personne aujourd’hui ne suit cette voie au Japon si ce n’est quelques exceptions. Après la guerre, Uchiyama Kôshô (1912-1998) a ainsi vécu plusieurs années de la seule pratique de la mendicité (takuhatsu) selon l’ancienne tradition monacale. En 1968, il a écrit un livre sur son expérience de l’humilité et de la simplicité, Nakiwarai no takuhatsu, dont vous pouvez lire une traduction anglaise Laughter Through the Tears: Kosho Uchiyama Roshi on Life as a Zen Beggar ici. Okumura Shôhaku, l’un de ses disciples a également vécu de cette manière à Kyôto pendant quelques années.

Shukke
, le moine, signifie littéralement « quitter sa maison ». Dans les contextes anciens, il s'agissait de rompre avec ses obligations sociales et familiales, entrer dans une communauté pour ne se consacrer qu'à l’exercice de la voie. On adoptait alors un certain nombre de conduites, les trois plus essentielles étant de se raser les cheveux, de revêtir l’habit et de vivre d’aumônes. La vie monastique implique aussi le célibat et une alimentation végétarienne (au Japon, ces deux règles qui étaient considérées comme ne formant qu’un seul précepte ne sont plus observées depuis plus d’un siècle). Lorsque j’ai reçu cette ordination, Maître Deshimaru m’a rasé le crâne ou plus exactement le shura, la dernière mèche de cheveux. Il m’a donné l’habit noir, le kesa ainsi que les bols de moine. Mais cette ordination restât largement symbolique, comme cela se fait aujourd’hui au Japon, bien qu’elle décidât irrémédiablement de l’orientation de ma vie.

T
out au long de ces années, je me suis plutôt considéré comme n’étant « ni un moine ni un laïc » pour reprendre l’expression de Shinran (1173-1262), le fondateur de l’école Jôdo shinshû au Japon. Shinran ressentait que son aspiration de bodhisattva devait transcender ce clivage. Être un moine ou un laïc est une condition alors que la voie du bodhisattva n’est pas limitée par un statut particulier. À son époque, on considérait que cette aspiration devait nécessairement s’incarner dans une condition et qu’on était soit un moine-bodhisattva (shukke bosatsu) soit un laïc-bodhisattva (zaike bosatsu). Dôgen suit cette présentation et fait l’éloge de la supériorité de la voie du moine-bodhisattva comparée à celle du laïc. Vous pouvez lire par exemple son livret intitulé Shukke kudoku, « Les mérites du moine » (traduction anglaise de Shasta Abbey au format pdf). Pour Shinran en revanche, le bodhisattva ne fait plus le choix d’être soit un moine soit un laïc, son aspiration doit s’incarner dans une autre forme. De fait, Shinran, bien que moine, prit une épouse et eut plusieurs enfants.

Choisir non seulement un style mais une conduite de vie bouleverse nécessairement son rapport au monde. Être aujourd’hui soutenu par des dons m’offre l’occasion d’approfondir la simplicité et le contentement de la vie. Chaque jour, nous dépensons une énergie infinie à nous préserver, à nous conforter. Nous sommes encouragés depuis notre enfance à être raisonnable, autrement dit à adopter la voie de l’auto-préservation : il nous faut plaire, séduire, travailler, construire, sécuriser, pour s’épargner le temps d’une vie la vision profonde de la réalité : il n’y a rien sur quoi s’appuyer. Le dharma nous apprend et nous incite à faire fi de ces stratégies de fuite. Il nous invite donc à la déraison. La voie du moine, évidemment, radicalise cette déraison.



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