Réincarnation IV
L’étude du samsâra, le devenir, et du karma, l’agir, les deux termes principiels des enseignements, est à reconquérir. Explorant les premiers textes indiens des traditions de la Grandeur (mahâyâna), j’avais proposé dans Le bouddhisme n’existe pas une lecture « dispositive » fort différente d’une vision naturaliste du dharma. Ces textes se fondent en effet sur le refus sans équivoque d’une conception métaphysique du monde. Le dharma est présenté, non comme une doctrine ou une vérité, mais un comme un dispositif où les méthodes et les discours n’ont d’autre finalité que de rompre les processus de l’angoisse existentielle. Le Bouddha est tout autant un grand médecin (pour reprendre une formule traditionnelle) qu’un grand artiste ; les Écritures le décrivent sans cesse déployant des espaces narratifs à même de transfigurer ses auditeurs. Les motifs essentiels du samsâra et du karma ne peuvent être appréhendés que dans cette seule perspective.
Dans le Sûtra de Vimalakîrti, le héros éponyme interroge des bodhisattvas accourus d’un univers où siège un bouddha du nom de Montagne de parfums. Dans cet univers, tout n’est que douceur et suavité. Vimalakîrti s’enquiert du mode d’enseignement de ce bouddha. Montagne de parfums, lui répondent-ils, les instruit à l’aide de subtiles fragrances sans jamais user de la moindre parole. À leur tour, les bodhisattvas le questionnent curieux : Comment le Bouddha Shâkyamuni enseigne-t-il donc en ce monde d’Endurance ? Vimalakîrti leur répond : « Les êtres de cette terre sont durs à convertir, le Bouddha use donc de mots durs pour les dompter. Il leur dit : "ce sont les êtres infernaux, les animaux, et les êtres affamés, ce sont les conditions difficiles, les lieux où naissent les insensés. Ce sont les comportements erronés du corps et ce sont leurs rétributions. Ce sont les comportements erronés de la bouche et ce sont leurs rétributions. Ce sont les comportements erronés de l’esprit et ce sont leurs rétributions..." [1]. » Le contraste saisissant entre les deux modes d’instruction est manifestement pédagogique. En ce monde, les enseignements du Bouddha Shâkyamuni sont autant de méthodes habiles à même d’arracher les êtres à leur indolence, de les ébranler, et de produire des actes décisifs.
Note 1. Pour les lecteurs sinisants, la version originale chinoise de Kumârajîva : 此土衆生剛強難化故。佛爲説剛強之語以調伏之。言是地獄是畜生是餓鬼。是諸難處。是愚人生處。是身邪行是身邪行報。是口邪行是口邪行報。是意邪行是意邪行報。
Référence canonique : Sûtra de Vimalakîrti, T, XIV, n° 475, p. 552c-553a.
Dans le Sûtra de Vimalakîrti, le héros éponyme interroge des bodhisattvas accourus d’un univers où siège un bouddha du nom de Montagne de parfums. Dans cet univers, tout n’est que douceur et suavité. Vimalakîrti s’enquiert du mode d’enseignement de ce bouddha. Montagne de parfums, lui répondent-ils, les instruit à l’aide de subtiles fragrances sans jamais user de la moindre parole. À leur tour, les bodhisattvas le questionnent curieux : Comment le Bouddha Shâkyamuni enseigne-t-il donc en ce monde d’Endurance ? Vimalakîrti leur répond : « Les êtres de cette terre sont durs à convertir, le Bouddha use donc de mots durs pour les dompter. Il leur dit : "ce sont les êtres infernaux, les animaux, et les êtres affamés, ce sont les conditions difficiles, les lieux où naissent les insensés. Ce sont les comportements erronés du corps et ce sont leurs rétributions. Ce sont les comportements erronés de la bouche et ce sont leurs rétributions. Ce sont les comportements erronés de l’esprit et ce sont leurs rétributions..." [1]. » Le contraste saisissant entre les deux modes d’instruction est manifestement pédagogique. En ce monde, les enseignements du Bouddha Shâkyamuni sont autant de méthodes habiles à même d’arracher les êtres à leur indolence, de les ébranler, et de produire des actes décisifs.
Note 1. Pour les lecteurs sinisants, la version originale chinoise de Kumârajîva : 此土衆生剛強難化故。佛爲説剛強之語以調伏之。言是地獄是畜生是餓鬼。是諸難處。是愚人生處。是身邪行是身邪行報。是口邪行是口邪行報。是意邪行是意邪行報。
Référence canonique : Sûtra de Vimalakîrti, T, XIV, n° 475, p. 552c-553a.
Mots-clés : karma, réincarnation, sûtras, transmigration
Imprimer | Articlé publié par Jiun le 17 Août 12 |
le 18/08/2012
Merci Eric pour ces longs développements. Je crois que j’ai besoin d’encore quelques précisions.
De toute évidence, tu n’attends pas des notions de karma et de samsara qu’elles décrivent fidèlement la réalité. Certains passages suggèrent même une position radicale. Par exemple, lorsque tu présentes ces notions comme relevant du mythe, tu écris que la parole mythique «doit être appréhendée dans sa propre fonction sans espérer d’autre vérité que son expression». Je crois lire ici, ainsi que dans d’autres passages, que nous n’avons pas à nous préoccuper du pouvoir descriptif de la cosmologie bouddhiste, et que cette cosmologie est dans une large mesure le produit d’un arbitraire humain.
Je ne sais si je restitue correctement ton interprétation, mais ce qui est sûr c’est que j’ai un souci avec une interprétation aussi radicale.
De mes toutes premières lectures, je garde le sentiment que les notions de karma, de samsara, de moi, de conditionnement, d’attachement, d’interdépendance, etc. s’intègrent dans un système conceptuel qui revendique un pouvoir descriptif : le système de pensée est censé rendre compte de mécanismes qui gouvernent effectivement l'existence.
De mes toutes premières lectures, je garde aussi le sentiment que le message normatif, c’est-à-dire la définition de ce qu’il convient de faire en ce monde, est fondé sur ce pouvoir descriptif revendiqué. La méditation n'est-elle pas une pratique permettant de réduire le poids des conditionnements, des attachements, de l'activité égotique ? Si la réponse est oui, alors l’ambition mobilisatrice du système conceptuel me semble inséparable de son ambition descriptive.
Je ne doute pas que les notions de karma et de samsara aient une portée métaphorique, mais cela ne les prive pas de tout pouvoir descriptif, et leur usage est tout à fait compatible avec une "vision matérialiste" du monde, c'est-à-dire avec l'idée que tous les phénomènes peuvent être décrits comme des interactions entre des ondes et/ou des corpuscules.
En effet, tous les systèmes conceptuels ayant une ambition descriptive sont des métaphores. De ce point de vue, la «pensée bouddhiste»ne se distingue pas plus des sciences de la nature que des sciences humaines.
Le caractère métaphorique des systèmes conceptuels en sciences humaines devient évident dans le cas de la microéconomie mathématique, et en particulier dans le cas de la théorie de l’équilibre général.
Du côté des sciences de la nature, si la mécanique newtonienne a pu nous laisser croire que les sciences physiques n’opéraient aucun déplacement ou traduction symbolique, la mécanique quantique a dissipé les doutes : les notions de «spin» et de «couleur» servent à décrire le comportement des particules subatomiques, mais elles discriminent des états ou des substances qui échappent par définition à l’observation directe. Concrètement, on ne sait pas si les particules tournoient comme le suggère la notion de spin, et on imagine mal les quarks réellement bleus, verts ou jaunes... On ne sait pas, et on ne saura jamais. Les sciences physiques sont définitivement un ensemble de discours métaphoriques.
En tant que métaphore cosmologique, la «pensée bouddhiste» a donc strictement le même statut que les discours scientifiques. En fait, tout système conceptuel à vocation descriptive est nécessairement une métaphore parce que la conceptualistation est nécessairement une condensation, et parce qu’une condensation procède nécessairement par une traduction, un déplacement symbolique. Dans tous les cas, on substitue un petit ensemble de signes à la diversité des phénomènes.
Finalement, du haut de mon amateurisme en matière de cosmologie, je serais tenté d'avancer qu’il existe bien un terme qui permet de dépasser la distinction entre muthos et logos. Ce terme est très courant en français : la "métaphore".
D'ailleurs, la traduction du mot sûtra («fil», dis-tu) semble entretenir une relation intime avec le terme "métaphore" : ne dit-on pas «filer une métaphore» ?
Sur ce clin d’oeil, je te laisse,
Olivier
le 19/08/2012
Dans un grand élan de naïveté, je me (re)lance sur le sujet, et reviens à la question posée initialement : peut-on adhérer à la "pensée bouddhiste", accepter son ambition descriptive, sans croire en la réincarnation ? Comment peut-on greffer ou traduire la métaphore de la transmigration dans le vocabulaire "matérialiste", qui reste lui aussi un corpus métaphorique ?
J'ai l'impression (encore) que nous autres occidentaux oublions l'idée d'illusion du moi quand nous considérons la notion de transmigration.
Nous importons ce dernier mot dans notre univers de pensée, au sein duquel le moi est considéré comme doté d'une existence solide. Un réflexe de pensée enregistré et hérité des religions du Livre nous amène à envisager la transmigration comme le transport d'une entité dotée d'une certaine solidité ou opacité : "l'âme", dirons-nous le plus souvent.
Mais à quelle réalité peut faire référence la notion d'âme dans une cosmologie qui affirme l'impermanence ? Dans une cosmologie qui voit le monde comme un enchaînement continue de "conditions" (des causes) et "d'actions karmiques" (des effets, qui dessinent un chemin à la fois individuel et collectif dénommé samsara) ?
Dans une cosmologie construite sur la reconnaissance de l'impermanence, la seule chose qui peut traverser le temps, la seule chose qui peut lier les instants, c'est la mécanique du conditionnnement, c'est-à-dire la loi de causalité.
C'est pourquoi, alors que je découvre la "pensée bouddhiste", j'ai tendance à considérer la notion de transmigration comme une métaphore de l'héritage historique : sociétal, familial... toutes ces données qui nous façonnent, qui ont façonné nos aieux et qui façonnent nos enfants. Chaque génération façonne la destinée de la suivante, via les enchaînements de causes et d'effets. Tant que nous restons (volontairement) soumis à la mécanicité de l'existence quotidienne, nous poursuivons la quête de la solidification du moi, la quête d'une satisfaction qui porte en elle les germes de la souffrance. Dit autrement, ce qui se transmet d'un temps à l'autre, ce sont les germes de la souffrance... ou de la libération.
Dans ces circonstances, à chaque instant, une alternative est ouverte : méditer (ou plus largement agir justement) ou non. A chaque instant, nous avons le choix : introduire la rupture dans l'enchaînement des conditions et des actions, ou non. En cela, nous avons la possibilité d'accumuler du "bon karma", comme on dit vulgairement par ici.
Il me semble que cette expression vulgaire manifeste un deuxième malentendu. Lorsqu'un individu épris de solidité du moi rencontre l'idée "d'action juste", il l'associe immédiatement à la notion de faute ou de pêcher, et en tire le sentiment de justice immanente. Mais dans le cadre d'une cosmologie fondée sur l'illusion du moi, le sentiment de justice historique immanente n'a pas de sens : il n'y a pas d'entité réelle au sein de laquelle loger le "capital karmique" !
En revanche, il y a bien un héritage historique, qui pèse sur chaque instant. Quel occidental nierait la réalité de l'héritage historique ? Quel occidental nierait que certains héritages semblent plus légers à porter que d'autres ? Lequel éviterait de penser dans les termes de la justice ou de l'injustice historique ?
Le bouddhiste, lui, se souviendrait sans doute que tout se joue à chaque instant, si bien que le "capital karmique" peut s'évaporer en une fraction de seconde. Il se dirait que dans ces conditions, il n'est pas question de justice ou d'injustice. Son sentiment d'hériter resterait cantonné au registre causal, il ne serait pas teintée de morale ou de moralisme.
Au plaisir de te lire, et merci encore,
Olivier