Réincarnation II
Un sujet comme la réincarnation mérite qu’on s’y attarde. Koun Franz, qui écrit l’un des blogs bouddhistes les plus intéressants du moment, vient de poster un billet fort juste sur les domaines de transmigration. Je le traduis à la volée en attendant quelques réflexions personnelles (n’étant pas un parfait anglophone, vous pouvez m’envoyer vos corrections).
Dans le dernier billet, j’ai évoqué les six domaines d’existence. Cette fois, j’ai pensé que je pourrais essayer d’en dire un peu plus.
Ma vision de cet enseignement est loin d’être la version la plus orthodoxe, mais je ne crois pas qu’elle ait quelque chose d’original. Il y a certainement des écoles qui prennent ces domaines au sens littéral, des domaines où l’on peut effectivement naître. Mais les interprétations qui rendent l’enseignement plus pertinent, tout au moins en ce qui me concerne, envisagent plutôt ces domaines comme des conditions ou des états que nous ressentons tous à différents moments de nos vies, ou même à différents moments de la journée. C’est très conceptuel et personne n’a besoin de me convaincre que ce genre d’exploration particulière n’est pas déterminant dans une pratique bouddhiste réelle. Mais, en tant que construction conceptuelle, je la trouve utile et convaincante. En fait, je vois que je réfléchis énormément à ces six domaines.
Le domaine des devas (les êtres célestes). Pour employer une expression très récente, les devas sont les 1 %. Nombre de personnes viennent à l’esprit, mais pour le coup, prenons Kim Kardashian. Je ne la connais pas. C’est peut-être quelqu’un de fort gentil et généreux, du moins, je l’espère. Mais il est évident que sa vie est pour le moins différente de celle d’une personne que l’on qualifierait de moyenne. Elle reçoit des sommes inimaginables pour tout simplement être Kim Kardashian. À un moment donné, sûrement, elle s’y est habitué. Beaucoup de gens l’adorent et elle a les moyens de s’épargner de passer du temps avec ceux qui ne la flattent pas. Elle a des possibilités que la plupart des personnes ne pourraient jamais imaginer. Souffre-t-elle ? Oui, comme tout le monde. Mais elle possède aussi les ressources pour se distraire elle-même de sa souffrance. Ce n’est pas le cas de tout le monde. Les touristes qui séjournent dans les stations luxueuses et qui rudoient le personnel juste parce qu’ils le peuvent essayent (d’une façon extrêmement grossière) de goûter à ce domaine et de s’habiller en deva.
Le domaine des asuras. Les asuras sont des êtres qui se trouvent dans un état de lutte permanente, toujours à se disputer et à se battre. Et ils se battent pour être des devas. Ils sont dévorés par le fait de gagner, par le fait d’avoir ce qu’ils pensent que les autres ont ou ce qu’ils pensent être leur dû. Le terme d’asura est parfois traduit par « demi-dieu », mais cela résonne d’une manière trop agréable. Comme tout le monde, les asuras éprouvent de l’insatisfaction. Mais contrairement à beaucoup d’autres, les asuras vivent l’insatisfaction comme une sorte d’appel aux armes. Il n’y a pas besoin de souligner ce que l’on connaît bien : la société nous encourage tous à habiter ce domaine. Tout le rêve américain, c’est que si vous le voulez avec suffisamment de brutalité, vous pouvez rejoindre les 1 %, être tout ce que vous voulez être et vivre tout ce que vous voulez. Les asuras le veulent avec suffisamment de brutalité, mais ils ne pourront jamais l’obtenir, et ils ne pourront sans doute jamais le reconnaître, même s’il y arrivaient.
Le domaine des êtres humains. Nous y reviendrons.
Le domaine des animaux. Ceux qui habitent ce domaine vivent selon leur instinct. J’ai entendu une interprétation selon laquelle les animaux vivent dans un état de peur permanente, une autre que les animaux ne vivent que pour satisfaire les besoins fondamentaux, sans excuse. De mon point de vue, ces deux conceptions ne sont pas si différentes. Dans ce modèle conceptuel, les animaux, définissent leurs besoins comme des nécessités. Ce malentendu est leur cage. Si vous avez déjà pensé, « Je n’ai pas besoin d’être gentil / généreux / de parler jusqu’à ce que j’ai eu ma première tasse de café », vous êtes tombé dans l’état d’esprit des animaux. Les adolescents vivent pleinement dans le domaine animal. Ils chassent agressivement le sexe, réel ou imaginaire, à la manière des requins qui ne peuvent jamais s’arrêter de tourner, pensant uniquement à manger, manger. Les asuras et les animaux sont, les uns et les autres, rongés par les désirs, mais de façon très différente.
Le domaine des pretas (les fantômes affamés). Les fantômes affamés sont un thème populaire de l’art bouddhiste. Habituellement, ils ont l’allure grotesque, avec un ventre énorme et gonflé et un cou incroyablement long et fin qui les empêche d’être jamais rassasiés. Une fois, j’en ai parlé dans un cours d’université et un étudiant qui avait une certaine expérience en la matière s’exclama tout naturellement : « Ah, des toxicomanes ! » Je ne l’avais jamais entendu ailleurs, mais cela permet de mieux comprendre cette condition. Un asura n’est pas accro à la réussite, il n’en a jamais eu, ou du moins pas comme il l’entend ; tout comme un adolescent n’est pas accro au sexe, simplement il ne peut s’en détacher. Un toxicomane, lui, est différent. Il prend sa dose et il n’en a jamais assez. Il sait qu’il y en a plus, mais il sait aussi qu’il ne peut pas l’avoir. C’est un genre très particulier de souffrance. Si vous avez déjà eu une relation amoureuse profondément dysfonctionnelle, vous avez sans doute une certaine connaissance de ce domaine.
Le domaine de l’enfer (ou, pour rester dans le parallèle, le domaine des êtres infernaux). L’enfer, dans ce schéma, est une situation si accablante ou douloureuse qu’on ne peut même pas imaginer un monde au-delà. Ceux qui vivent dans une pauvreté misérable vivent dans le domaine de l’enfer. Les personnes qui souffrent de maladies incurables, invalidantes ou dégénératives pourraient se retrouver ici, tant elles sont occupées par la douleur de cet instant, puis du suivant et encore du suivant que rien d’autre ne semble réel ou possible. J’ai parlé avec des victimes d’abus sexuels qui insistaient pour dire que le monde où ils vivent, celui où l’on est agressé et violé un proche parent comme une routine ordinaire, est le même monde où chacun vit, qu’il n’y a pas d’autre monde et qu’affirmer autre chose serait naïf. « L’enfer » est un mot dangereux, et il faut être prudent. Dans ce modèle conceptuel, les gens ne sont pas mis en enfer pour souffrir, c’est leur souffrance qui définit l’enfer. C’est un endroit qui ne contient ni portes ni fenêtres et qui n’a pas d’issue évidente.
J’ai très souvent entendu dire que le domaine des devas est le plus pernicieux, c’est là qu’on y est le moins susceptible de développer l’aspiration à l’éveil (l’esprit de la pratique). En fait, il y a trop de légers détournements de notre véritable condition et de la véritable condition d’autrui. Il est déterminant dans l’histoire de la vie du Bouddha qu’il ait vécu ses premières années dans le domaine des devas, à l’abri des douleur du monde. D’un point de vue bouddhiste, ce que la société nous demande de désirer le plus est précisément ce dont nous avons le moins besoin. Par contraste, si nul ne souhaite vivre en enfer (ni même le souhaite à quelqu’un d’autre), se mettre à l’abri de la souffrance n’est plus la question, car la douleur y est partout. En réalité, en enfer, le problème est qu’on à l’abri de la joie, à un tel point qu’on peut arrêter de croire qu’elle puisse exister.
Tel que je le comprends, cet enseignement porte sur les choix. Chaque domaine est la description d’un récit personnel particulier, une histoire limitative de ce que nous sommes, de ce qui est possible, de ce que nous avons besoin ou de ce que nous méritons. Un deva n’a pas de raison convaincante pour chercher une autre façon d’être. Un asura a le même problème, vous ne pouvez pas le convaincre que ce qu’il cherche n’est pas dans son intérêt. L’histoire d’un animal ne parle que de moi, de mon et de mien. Un fantôme affamé est emprisonné dans sa propre histoire d’impuissance et d’insatiabilité. Et un être infernal est tellement enveloppé par les flammes de ce moment qu’il s’imagine que le monde entier est en feu et qu’il ne pleuvra plus jamais.
Ce qui nous conduit au domaine des êtres humains. Les êtres humains, dans cet enseignement, sont tout aussi en difficulté et tourmentés. Ils veulent ce que les asuras veulent, ils peuvent être aussi égoïstes que les animaux, ils peuvent être enchaînés par un seul désir destructeur tout comme les fantômes affamés. Et quand les conditions sont réunies, ils peuvent tomber dans l’esprit égoïste des devas ou dans le sentiment colérique de la victime d’un être infernal. Tout est là. Ce qui le rend « humain » dans son propre domaine, cependant, c’est la reconnaissance de la complexité. Qu’elles le comprennent littéralement ou métaphoriquement, les traditions conviennent que le domaine des être humains est le seul où l’éveil soit possible. Dans les groupes littéralistes, on discute beaucoup sur la valeur de « la précieuse vie humaine ». Naître dans ce domaine intermédiaire est l’occasion ultime et ne doit pas être gâchée. Tout particulièrement si on parle dans une perspective du karma où « vous pourriez renaître en grenouille », cette idée a beaucoup de sens. Après tout, si vous êtes une grenouille, et si vous habitez en dehors de cette vie selon votre instinct, que feriez-vous en cette vie pour changer votre naissance, la prochaine fois ? Si une grenouille s’occupe juste d’affaires de grenouille, il y a de fortes chances qu’elle reste coincée dans une boucle, pour renaître encore et encore en tant que grenouille avec peu d’occasions véritables de dépasser cette façon de se comporter.
Mais les êtres humains sont conçus pour sortir de cette boucle et bouleverser leurs comportements habituels. Nous n’avons pas besoin d’adopter un point de vue conservateur du karma pour que cela ait du sens. Je peux être un humain et habiter chez les asuras, en me tuant lentement m’exténuant dans un travail où la réussite se mesure seulement en termes de pertes et de profits, de perdre et de gagner. Je peux être complètement plongé dans un monde de concurrence. Et puis, sans raison valable, je peux être surpris par la beauté d’une fleur poussant à l’extérieur de ma fenêtre de bureau, ou je peux tomber sur un ami du temps où je voyais ma vie différemment, ou quelqu’un de proche peut mourir, et juste pour un moment, je peux reconnaître qu’il y a quelque chose de plus à ma vie, à la vie elle-même, plus que la vie que j’ai. Je peux voir que la réalité est plus grande que ce que j’ai l’habitude d’imaginer, je peux voir, même pour une fraction de seconde, que j’ai le choix. Je pourrais tourner à gauche plutôt qu’à droite. Je pourrais dire quelque chose de plus, ou autre chose.
À ce moment-là, j’entre dans le domaine des êtres humains. Peut-être juste une seconde, peut-être non, peut-être vais-je m’y attarder, y respirer, sentir les possibilités. Lorsqu’on parle de se libérer du karma, fondamentalement, on parle de cela : reconnaître nos comportements, nos inclinations et nos dépendances pour ce qu’ils sont et faire des choix réels, plutôt que de simplement faire ce que nous faisons toujours, penser ce que nous pensons toujours, ou dire ce que nous disons toujours. Cela ne veut pas dire que nous ferons les bons choix - comme je le disais, les êtres humains sont tourmentés. Mais le domaine des êtres humains est ce lieu de non savoir. C’est être éveillé et patauger maladroitement au lieu d’être endormi et suffisant. C’est éteindre le pilote automatique et prendre les commandes, même si nous n’avons aucune idée de la manière de voler.
C’est le seul endroit où être.
Dans le dernier billet, j’ai évoqué les six domaines d’existence. Cette fois, j’ai pensé que je pourrais essayer d’en dire un peu plus.
Ma vision de cet enseignement est loin d’être la version la plus orthodoxe, mais je ne crois pas qu’elle ait quelque chose d’original. Il y a certainement des écoles qui prennent ces domaines au sens littéral, des domaines où l’on peut effectivement naître. Mais les interprétations qui rendent l’enseignement plus pertinent, tout au moins en ce qui me concerne, envisagent plutôt ces domaines comme des conditions ou des états que nous ressentons tous à différents moments de nos vies, ou même à différents moments de la journée. C’est très conceptuel et personne n’a besoin de me convaincre que ce genre d’exploration particulière n’est pas déterminant dans une pratique bouddhiste réelle. Mais, en tant que construction conceptuelle, je la trouve utile et convaincante. En fait, je vois que je réfléchis énormément à ces six domaines.
Le domaine des devas (les êtres célestes). Pour employer une expression très récente, les devas sont les 1 %. Nombre de personnes viennent à l’esprit, mais pour le coup, prenons Kim Kardashian. Je ne la connais pas. C’est peut-être quelqu’un de fort gentil et généreux, du moins, je l’espère. Mais il est évident que sa vie est pour le moins différente de celle d’une personne que l’on qualifierait de moyenne. Elle reçoit des sommes inimaginables pour tout simplement être Kim Kardashian. À un moment donné, sûrement, elle s’y est habitué. Beaucoup de gens l’adorent et elle a les moyens de s’épargner de passer du temps avec ceux qui ne la flattent pas. Elle a des possibilités que la plupart des personnes ne pourraient jamais imaginer. Souffre-t-elle ? Oui, comme tout le monde. Mais elle possède aussi les ressources pour se distraire elle-même de sa souffrance. Ce n’est pas le cas de tout le monde. Les touristes qui séjournent dans les stations luxueuses et qui rudoient le personnel juste parce qu’ils le peuvent essayent (d’une façon extrêmement grossière) de goûter à ce domaine et de s’habiller en deva.
Le domaine des asuras. Les asuras sont des êtres qui se trouvent dans un état de lutte permanente, toujours à se disputer et à se battre. Et ils se battent pour être des devas. Ils sont dévorés par le fait de gagner, par le fait d’avoir ce qu’ils pensent que les autres ont ou ce qu’ils pensent être leur dû. Le terme d’asura est parfois traduit par « demi-dieu », mais cela résonne d’une manière trop agréable. Comme tout le monde, les asuras éprouvent de l’insatisfaction. Mais contrairement à beaucoup d’autres, les asuras vivent l’insatisfaction comme une sorte d’appel aux armes. Il n’y a pas besoin de souligner ce que l’on connaît bien : la société nous encourage tous à habiter ce domaine. Tout le rêve américain, c’est que si vous le voulez avec suffisamment de brutalité, vous pouvez rejoindre les 1 %, être tout ce que vous voulez être et vivre tout ce que vous voulez. Les asuras le veulent avec suffisamment de brutalité, mais ils ne pourront jamais l’obtenir, et ils ne pourront sans doute jamais le reconnaître, même s’il y arrivaient.
Le domaine des êtres humains. Nous y reviendrons.
Le domaine des animaux. Ceux qui habitent ce domaine vivent selon leur instinct. J’ai entendu une interprétation selon laquelle les animaux vivent dans un état de peur permanente, une autre que les animaux ne vivent que pour satisfaire les besoins fondamentaux, sans excuse. De mon point de vue, ces deux conceptions ne sont pas si différentes. Dans ce modèle conceptuel, les animaux, définissent leurs besoins comme des nécessités. Ce malentendu est leur cage. Si vous avez déjà pensé, « Je n’ai pas besoin d’être gentil / généreux / de parler jusqu’à ce que j’ai eu ma première tasse de café », vous êtes tombé dans l’état d’esprit des animaux. Les adolescents vivent pleinement dans le domaine animal. Ils chassent agressivement le sexe, réel ou imaginaire, à la manière des requins qui ne peuvent jamais s’arrêter de tourner, pensant uniquement à manger, manger. Les asuras et les animaux sont, les uns et les autres, rongés par les désirs, mais de façon très différente.
Le domaine des pretas (les fantômes affamés). Les fantômes affamés sont un thème populaire de l’art bouddhiste. Habituellement, ils ont l’allure grotesque, avec un ventre énorme et gonflé et un cou incroyablement long et fin qui les empêche d’être jamais rassasiés. Une fois, j’en ai parlé dans un cours d’université et un étudiant qui avait une certaine expérience en la matière s’exclama tout naturellement : « Ah, des toxicomanes ! » Je ne l’avais jamais entendu ailleurs, mais cela permet de mieux comprendre cette condition. Un asura n’est pas accro à la réussite, il n’en a jamais eu, ou du moins pas comme il l’entend ; tout comme un adolescent n’est pas accro au sexe, simplement il ne peut s’en détacher. Un toxicomane, lui, est différent. Il prend sa dose et il n’en a jamais assez. Il sait qu’il y en a plus, mais il sait aussi qu’il ne peut pas l’avoir. C’est un genre très particulier de souffrance. Si vous avez déjà eu une relation amoureuse profondément dysfonctionnelle, vous avez sans doute une certaine connaissance de ce domaine.
Le domaine de l’enfer (ou, pour rester dans le parallèle, le domaine des êtres infernaux). L’enfer, dans ce schéma, est une situation si accablante ou douloureuse qu’on ne peut même pas imaginer un monde au-delà. Ceux qui vivent dans une pauvreté misérable vivent dans le domaine de l’enfer. Les personnes qui souffrent de maladies incurables, invalidantes ou dégénératives pourraient se retrouver ici, tant elles sont occupées par la douleur de cet instant, puis du suivant et encore du suivant que rien d’autre ne semble réel ou possible. J’ai parlé avec des victimes d’abus sexuels qui insistaient pour dire que le monde où ils vivent, celui où l’on est agressé et violé un proche parent comme une routine ordinaire, est le même monde où chacun vit, qu’il n’y a pas d’autre monde et qu’affirmer autre chose serait naïf. « L’enfer » est un mot dangereux, et il faut être prudent. Dans ce modèle conceptuel, les gens ne sont pas mis en enfer pour souffrir, c’est leur souffrance qui définit l’enfer. C’est un endroit qui ne contient ni portes ni fenêtres et qui n’a pas d’issue évidente.
J’ai très souvent entendu dire que le domaine des devas est le plus pernicieux, c’est là qu’on y est le moins susceptible de développer l’aspiration à l’éveil (l’esprit de la pratique). En fait, il y a trop de légers détournements de notre véritable condition et de la véritable condition d’autrui. Il est déterminant dans l’histoire de la vie du Bouddha qu’il ait vécu ses premières années dans le domaine des devas, à l’abri des douleur du monde. D’un point de vue bouddhiste, ce que la société nous demande de désirer le plus est précisément ce dont nous avons le moins besoin. Par contraste, si nul ne souhaite vivre en enfer (ni même le souhaite à quelqu’un d’autre), se mettre à l’abri de la souffrance n’est plus la question, car la douleur y est partout. En réalité, en enfer, le problème est qu’on à l’abri de la joie, à un tel point qu’on peut arrêter de croire qu’elle puisse exister.
Tel que je le comprends, cet enseignement porte sur les choix. Chaque domaine est la description d’un récit personnel particulier, une histoire limitative de ce que nous sommes, de ce qui est possible, de ce que nous avons besoin ou de ce que nous méritons. Un deva n’a pas de raison convaincante pour chercher une autre façon d’être. Un asura a le même problème, vous ne pouvez pas le convaincre que ce qu’il cherche n’est pas dans son intérêt. L’histoire d’un animal ne parle que de moi, de mon et de mien. Un fantôme affamé est emprisonné dans sa propre histoire d’impuissance et d’insatiabilité. Et un être infernal est tellement enveloppé par les flammes de ce moment qu’il s’imagine que le monde entier est en feu et qu’il ne pleuvra plus jamais.
Ce qui nous conduit au domaine des êtres humains. Les êtres humains, dans cet enseignement, sont tout aussi en difficulté et tourmentés. Ils veulent ce que les asuras veulent, ils peuvent être aussi égoïstes que les animaux, ils peuvent être enchaînés par un seul désir destructeur tout comme les fantômes affamés. Et quand les conditions sont réunies, ils peuvent tomber dans l’esprit égoïste des devas ou dans le sentiment colérique de la victime d’un être infernal. Tout est là. Ce qui le rend « humain » dans son propre domaine, cependant, c’est la reconnaissance de la complexité. Qu’elles le comprennent littéralement ou métaphoriquement, les traditions conviennent que le domaine des être humains est le seul où l’éveil soit possible. Dans les groupes littéralistes, on discute beaucoup sur la valeur de « la précieuse vie humaine ». Naître dans ce domaine intermédiaire est l’occasion ultime et ne doit pas être gâchée. Tout particulièrement si on parle dans une perspective du karma où « vous pourriez renaître en grenouille », cette idée a beaucoup de sens. Après tout, si vous êtes une grenouille, et si vous habitez en dehors de cette vie selon votre instinct, que feriez-vous en cette vie pour changer votre naissance, la prochaine fois ? Si une grenouille s’occupe juste d’affaires de grenouille, il y a de fortes chances qu’elle reste coincée dans une boucle, pour renaître encore et encore en tant que grenouille avec peu d’occasions véritables de dépasser cette façon de se comporter.
Mais les êtres humains sont conçus pour sortir de cette boucle et bouleverser leurs comportements habituels. Nous n’avons pas besoin d’adopter un point de vue conservateur du karma pour que cela ait du sens. Je peux être un humain et habiter chez les asuras, en me tuant lentement m’exténuant dans un travail où la réussite se mesure seulement en termes de pertes et de profits, de perdre et de gagner. Je peux être complètement plongé dans un monde de concurrence. Et puis, sans raison valable, je peux être surpris par la beauté d’une fleur poussant à l’extérieur de ma fenêtre de bureau, ou je peux tomber sur un ami du temps où je voyais ma vie différemment, ou quelqu’un de proche peut mourir, et juste pour un moment, je peux reconnaître qu’il y a quelque chose de plus à ma vie, à la vie elle-même, plus que la vie que j’ai. Je peux voir que la réalité est plus grande que ce que j’ai l’habitude d’imaginer, je peux voir, même pour une fraction de seconde, que j’ai le choix. Je pourrais tourner à gauche plutôt qu’à droite. Je pourrais dire quelque chose de plus, ou autre chose.
À ce moment-là, j’entre dans le domaine des êtres humains. Peut-être juste une seconde, peut-être non, peut-être vais-je m’y attarder, y respirer, sentir les possibilités. Lorsqu’on parle de se libérer du karma, fondamentalement, on parle de cela : reconnaître nos comportements, nos inclinations et nos dépendances pour ce qu’ils sont et faire des choix réels, plutôt que de simplement faire ce que nous faisons toujours, penser ce que nous pensons toujours, ou dire ce que nous disons toujours. Cela ne veut pas dire que nous ferons les bons choix - comme je le disais, les êtres humains sont tourmentés. Mais le domaine des êtres humains est ce lieu de non savoir. C’est être éveillé et patauger maladroitement au lieu d’être endormi et suffisant. C’est éteindre le pilote automatique et prendre les commandes, même si nous n’avons aucune idée de la manière de voler.
C’est le seul endroit où être.
Mots-clés : karma, réincarnation, transmigration
Imprimer | Articlé publié par Jiun le 23 Jui. 12 |
le 29/07/2012
Les rétiscences de cette personne, qui s 'était confiée à vous, sur certaines notions comme la réincarnation m'ont amené à m'interroger sur ce terme et sur ce qu'il recouvre.
La question de la réincarnation, de la renaissance, est difficile à avaler tant cette notion a été pervertie.
"La réincarnation (retour dans la chair) est une doctrine ou une croyance selon laquelle un certain principe immatériel (« âme », « substance vitale », « conscience individuelle », « énergie », voire « esprit » dans un contexte chrétien) accomplit des passages de vies successives dans différents corps (humains, animaux ou végétaux selon les croyances). Selon cette doctrine, à la mort du corps physique, l'« âme » quitte ce dernier pour habiter, après une nouvelle naissance, un autre corps." WIKIPEDIA
A partir de cette tentative de définition, beaucoup de mythes se sont construits mais la réincarnation est peut-être quelque chose de plus simple, une manière de prendre en compte la partie de chacun qui n’est pas surdéterminée par les parents, la famille, le clan, la société. S’il est considéré que chacun revit dans un autre, et donc que chaque nouveau né est une renaissance de quelqu’un qui n’est pas de cette famille, on est obligé de reconnaître que chaque nouveau né a une particularité bien à lui qui échappe à la surdétermination parentale. Quand l’enfant nait, il est pris en mains par la mère et le père qui déteignent sur lui, pauvre petite éponge qui pour survivre doit d’abord copier ceux qui l’entourent. Mais malgré cet entourage aliénant, on sent souvent, même chez le nouveau-né, une personnalité, un quelque chose que l’enfant ne tient ni de la mère ni du père, quelque chose qui subitement le fait apparaître comme étrange, comme venant d’un étranger. N’entend-on pas souvent dire : « Mais de qui tient cet enfant ? Certainement pas de moi ! Ni de moi ! » dit l’autre parent.
Cette part étrange correspond, peut-être, à ce que certain ont considéré comme une réincarnation. Ainsi est-on l’enfant de sa mère et de son père, mais aussi un autre être qui fait preuve d’un caractère différent et donc fatalement venant de quelqu’un d’autre car il est difficile d’imaginer que l’enfant puisse surgir que de soi-même. Ainsi, refusant de reconnaître en l’enfant une personne en soi, on est bien obligé de reconnaître qu’il est la somme de trois et non de deux. 1 + 1 = 3, le 3 étant l’indéfinissable part de chacun.
Cette considération nous rapproche du « le bébé est une personne » de Françoise Dolto.
Mais comment ce « 3 » s’inscrit-il dans une transmission puisqu’il ne procède pas du génital ?
Peut-être avec le philosophe japonais, Watsuji Tetsurô (1889-1960) qui écrit dans Fudô (traduit et commenté par Augustin Berque) : « Le mouvement d’entente-propre de l’humain – l’humain dans sa dualité caractéristique d’être individuel et social – est en même temps historique ». Ainsi, si l’individu disparaît dans la mort, l’autre partie de lui-même qui le relie à des êtres, perdure dans ce continuum qui fait les sociétés. Cette histoire est déjà inscrite dans l’individu et elle est encore présente quand celui-ci disparaît. Ainsi survit de chacun une part qui l’a composée et qui lui a permis d’exister. On peut considérer alors que cette part est une transmission à travers la mort, une transmission en perpétuelle renaissance, comme une vague qui ne meure jamais, qui renaît, qui se réincarne à chaque individu.
Cette transmission de naissance à naissance, plus fondamentale que celle des géniteurs, serait la réincarnation d’une existence de tous par chacun.Ainsi, si le nouveau-né n'est pas surdéterminé totalement par ses géniteurs, il l'est par contre par ce fil, ce lien.
Le bouddhisme préfère le terme de renaissance pour exprimer cette idée que la mort d'un homme ne peut arrêter la roue du temps et qu'un autre prend sa place. Dans Wikipédia : "Le karma est donc comparable au code génétique : c'est une information qui est transmise, ce n'est pas une entité durable qui transmigre de corps en corps".
D’aucuns considèrent que cette « transmission » est la langue, la lalangue (Jacques Lacan), représentant à la fois le langage commun à tous et au même moment ce langage propre et spécifique à chacun. Et la lalangue se "réincarne" en chacun pour se transmettre au suivant. Ainsi d'individu à individu, ainsi réincarnée, se transmet l'existence non point d'un tout mais d'une chaîne infinie où s'expérimentent toutes les particularités de chacun dans une continuité qui ne s'arrêtera que dans la mort du dernier représentant de l'espèce portant le langage comme lien existentiel.
C'est ainsi que nos lointains ancêtres avaient vu clair dans ce qui se transmettait de l'un à l'autre, bon ou méchant, qui ne mourrait jamais bien qu'ayant été organiquement lié à celui dont le corps allait pourrir, qui rebondissait toujours en se relogeant organiquement dans celui qui venait de naître. Réincarnation ou renaissance, pensèrent-ils, car certainement cette transmission était du domaine de la chair car sans elle pas de langue, et d'un recommencement, d'une renaissance qui serait, encore une fois, porteuse de ce temps particulier de l'individu que dans le faisceau du temps sans temps, sans direction privilégiée. (voir Uji, Shôbôgenzô, Dôgen).
Ensuite les divagations religieuses allèrent bon train....
Bien amicalement à vous.
Texte à lire dans http://movitcity.blog.lemonde.fr/2012/07/28/la-reincarnation/