Nous avons une journée de méditation à Paris le 24 octobre prochain et plusieurs participants m’ont déjà demandé de pouvoir prendre refuge à cette occasion. C’est toujours une grande joie de pouvoir offrir la possibilité à des hommes et des femmes de bien d’être ainsi reliés à l’enseignement du Bouddha.

La prise de refuge (en japonais 歸依三 kie sambô), est le premier pas dans la voie. Elle consiste simplement à prononcer à haute voix et par trois fois : « Je prends refuge dans le Bouddha, je prends refuge dans le dharma, je prends refuge dans le sangha. » Traditionnellement, le refuge peut être pris pour une journée, pour une semaine, pour un mois, pour une année ou pour la vie. Dans la formule que nous utilisons, il s’agit de prendre refuge pour le temps que durera sa vie.

La prise de refuge ne se confond pas avec la prise de préceptes bouddhistes (en japonais 授戒 jukai) qui se déclinent, eux, en une série d’engagements : ne pas tuer, ne pas voler, etc. Dans la tradition Zen, il s’agit plus précisément des préceptes des bodhisattvas – les Tibétains traduisent ce mot sanskrit par la belle formule « les héros pour l’éveil ». Prendre les préceptes bouddhistes ne se limite pas à une discipline, mais implique des exercices du quotidien ainsi que d’entrer dans une relation profonde avec un enseignant. Le but est bel et bien d’être un héros pour l’éveil ! Depuis deux ans maintenant, je suis plus réticent à donner aussi spontanément les préceptes bouddhistes à qui le demande. Il est toujours douloureux de voir des personnes s’engager dans la voie du Bouddha puis de commettre sans vergogne des actes à l’opposé de leur engagement. Bien sûr, vivre en bodhisattva n’implique pas d’être parfait, il s’agit plutôt d’être pleinement conscient de son imperfection et d’agir en conséquence. Je ne considère pas la prise des préceptes comme un simple jeu de l’esprit mais comme une invitation à demeurer chaque instant fidèle à cet engagement à l’éveil.

La tradition Zen japonaise n’a pas exactement cette approche, puisqu’on confère les préceptes de bodhisattva à qui le souhaite sans trop se soucier ni des motivations ni des actes. L’accent est mis sur la réception des préceptes (sens littéral de jukai), le rite lui-même, et non sur l’engagement à les suivre. Ce point est essentiel pour comprendre le bouddhisme japonais. Une telle position – recevoir les préceptes est premier, les suivre secondaire – est en effet partagée par toutes les écoles bouddhistes japonaises et a pu conduire, au-delà du laxisme qu’il implique, à de véritables dévoiements. Dans Le Zen en guerre, une analyse des dérives du bouddhisme japonais pendant les dernières guerres d’expansion coloniale du Japon, Brian Victoria n’évoque pas cette question doctrinale alors que j’y vois l’une des clés pour comprendre ces dérives dramatiques. (Voir ci-dessous, l'exemple de Takeda Shingen).

Cette tradition repose notamment sur des textes indiens qui mettent l’accent sur la conversion karmique qu’opère le rite. Peu importe ce que la personne fait, pense ou dise, celui qui a pris les préceptes deviendra (plus tard, ou plus communément dans une vie ultérieure) un véritable pratiquant de la voie. Dans l’école Zen Sôtô, les préceptes de bodhisattva sont ainsi donnés indifféremment aux prêtres, dont a priori on attend qu’ils se conforment malgré tout à la voie du Bouddha, et aux fidèles pour lesquels rien n’est demandé. À l’époque médiévale, on procédait à des ordinations de masse où plusieurs centaines voire plusieurs milliers de personnes, des villages entiers, prenaient ces préceptes dans un long cérémonial hautement ritualisé. Cette tradition des ordinations de masse s’est perpétuée jusqu’à nos jours dans l’école Sôtô.

Maître Deshimaru (1914-1982), lui-même, donna les préceptes bouddhistes en grand nombre, sans doute à des milliers de personnes (je doute qu’il y ait  jamais eu un état exhaustif de ses ordinations). Il ne souciait guère de qui les prenait ni pourquoi ni ce qu’il en ferait ensuite ; ou plutôt, pour être plus juste, il donnait les préceptes à certains en attendant beaucoup d’eux et à d’autres sans rien attendre de particulier. Il partageait cette vision typiquement japonaise où les préceptes bouddhistes peuvent apparaître comme une simple conversion karmique tout en pouvant être une invitation immédiate à tout renverser dans sa propre vie. Le jour où il m’a conféré ces préceptes, nous étions une soixantaine d’impétrants de toutes nationalités. Maître Deshimaru ne connaissait évidemment pas personnellement la plupart de ces personnes. Moi-même, j’étais jeune, je le suivais à Paris et nous étions assez proches. Lors de cette ordination, il m’a dit une phrase qui me poursuit encore : « Aujourd’hui, vous prenez rendez-vous avec moi pour l’éternité. » Il ne parlait pas de lui-même comme d’un interlocuteur mais de lui-même comme l’expression vivante du dharma, celui qui serait toujours le témoin de mes engagements, jour après jour, année après année et – qui sait ? – vie après vie.

Peut-être parce qu’il m’a insufflé cette exigence du rendez-vous, je considère ces préceptes avec un profond respect et d’une autre manière que l’approche classique japonaise : Prendre les préceptes bouddhistes suppose un engagement de chaque instant, une volonté réelle de bouleverser sa vie, qu’elle ne soit plus dictée par ses fantaisies, ou même de simples habitudes. Celui qui prend les préceptes s’engage à les suivre. Une fois qu’il s’est engagé dans la voie, il ne peut plus s’y dérober. Au-delà même d’adopter des préceptes de vie, il s’agit de développer et de cultiver des attitudes d’éveil au quotidien, faire ceci et non pas cela. Dans la réalité concrète, on s’engage à des exercices, des attitudes, mais également à une relation du cœur avec un enseignant. Cette relation du maître et du disciple est forte, intime, difficile. C’est une voie terriblement exigeante car ce sont plutôt nos désirs égotiques, nos fantaisies et nos habitudes qui guident nos vies. Il ne s’agit pas de s’en accommoder.

Celui qui désire entrer dans la voie du bodhisattva doit donc tout d’abord comprendre les enjeux et les implications d’un tel engagement. S’il se propose de devenir un héros pour l’éveil, s’engage-t-il vraiment à se libérer lui-même et à libérer tous les êtres ? Éprouve-t-il véritablement ce désir ? Comment va-t-il le réaliser ? Il est donc nécessaire de se donner du temps, se demander si cette voie est bien la bonne voie, si l’enseignant que l’on va suivre est bien le bon enseignant, etc. Le chemin a besoin de se fonder sur une conscience claire de ce qu’il est. Comme cette maturation peut prendre plusieurs années, il est bon tout d’abord de prendre refuge qui n’implique aucun engagement sinon de s’ouvrir à l’enseignement du Bouddha. Le bouddhisme est très concret, il travaille dans la matière même de nos vies. On pourrait se dire que celui qui lit des ouvrages, participe à des initiations ou à des méditations est déjà ouvert à cet enseignement. Mais prendre refuge a une autre portée, car c’est une expérience qui met en jeu et ébranle toutes les strates de notre être, la pensée, le corps et les émotions. Elle presse l’ouverture du cœur. C’est donc une bonne porte d’entrée.


Ci-dessous un portrait de Takeda Shingen (武田信玄, 1521-1573), l’un des plus grands seigneurs de la guerre de l’époque médiévale japonaise. Sa figure violente et tourmentée inspira le film Kagemusha d’Akira Kurosawa. Le féroce Takeda fut surnommé « le tigre de [la province de] Kai ». L’histoire n’a pas retenu son prénom Harunobu, mais plutôt son nom bouddhiste Shingen (信玄, « Foi et Mystère »). Comme il était souvent de tradition pour ce genre de seigneur, Takeda avait pris les préceptes bouddhistes dans la tradition Zen. Peu importe sa violence, sa haine et ses désirs de vengeance, il serait tôt ou tard promis au rang de bouddha. Tuer, piller, ravager ne lui semblait nullement incompatible avec ses vœux. Le rakusu (l’habit bouddhiste des bodhisattvas dans la tradition Zen japonaise) qu’il portait par dessus son armure lui paraissait sans doute plus efficace qu’une seconde cotte de maille sur les champs de bataille…



Mots-clés : , , , ,

Partager