Un texte de Kôshô Uchiyama (1912-1998) extrait de Zen kara no adobaisu ("Conseils zen", 1993, Daihôrinkaku). Traduction française Daniel Roche pour Un Zen Occidental. Reproduit avec l'aimable autorisation de Muhô Nölke, abbé du temple d'Antaiji au Japon.


La devise de la vie en ce monde est : « Mangez ou soyez mangé ! » Si vous êtes de ceux qui ont décidé de devenir moine parce que vous estimez la vie en ce monde trop dure, trop pénible pour vous, et que vous préféreriez vivre des dons d’autrui tout en buvant votre thé – si vous ne voulez devenir moine qu’afin d’assurer votre subsistance, alors la suite ne vous concerne pas. Si vous lisez ce texte, sachez qu’il s’adresse à quelqu’un qui s’est résolu à pratiquer la voie du Bouddha après avoir remis en question sa propre vie, et n’a choisi de devenir moine que pour cette raison.

Pour celui qui a développé cet esprit et aspire à pratiquer la voie, il est avant tout primordial de trouver un bon maître et de chercher un lieu propice à la pratique. Autrefois, les moines qui pratiquaient enfilaient leur chapeau et leurs sandales de paille pour voyager à travers tout le pays en quête d’un bon maître et d’un endroit où pratiquer. Aujourd’hui il est plus aisé d’obtenir des informations : Recueillez et vérifiez-les, puis optez en faveur d’un maître et d’une communauté qui semblent vous convenir.

Vous ne devriez pourtant pas oublier que pratiquer la voie du Bouddha signifie lâcher prise du moi et pratiquer l’absence d’ego. Lâcher prise du moi et pratiquer l’absence d’ego signifie lâcher la jauge que nous emportons partout avec nous dans notre cerveau. À cette fin, vous devez suivre loyalement l’enseignement du maître et les règles du lieu de pratique que vous avez choisi, sans exprimer de préférences personnelles ni de jugements positifs ou négatifs. Il est important de commencer par vous asseoir silencieusement en un lieu pour au moins dix ans.

Si, par contre, vous commencez à juger les bons et mauvais côtés de votre maître ou du lieu de pratique avant que ces dix premières années ne se soient écoulées et que vous commencez à penser qu’il existe peut-être ailleurs un maître ou un lieu meilleurs, et que vous partiez à leur recherche, alors vous vous contentez de jauger selon votre propre ego, ce qui n’a absolument rien à voir avec la pratique de la voie du Bouddha.

Dès le début, vous devez clairement savoir qu’aucun maître n’est parfait : un maître, quel qu’il soit, n’est qu’un être humain. Votre propre pratique est l’important : elle doit consister à suivre le maître imparfait aussi parfaitement que possible. Si vous suivez votre maître de cette façon, alors cette pratique est le fondement à partir duquel vous pourrez vous suivre vous-même. C’est pourquoi le maître zen Dôgen a dit :

« Suivre la voie du Bouddha signifie se suivre soi-même. » (Shôbôgenzô genjôkôan)

« Suivre le maître, suivre les sûtras – tout cela signifie se suivre soi-même. Les sûtras sont une expression de vous-même. Le maître est VOTRE maître. Quand vous entreprenez un long et lointain voyage pour rencontrer des maîtres, cela signifie que c’est pour vous rencontrer vous-même que vous entreprenez ce périple. Quand vous arrachez cent mauvaises herbes, c’est vous-même que vous arrachez à cent reprises. Et quand vous montez sur dix mille arbres, c’est sur vous-même que vous grimpez dix mille fois. Comprenez que quand vous pratiquez de cette façon, c’est sur vous-même que vous pratiquez. Pratiquant et comprenant ainsi, vous lâcherez prise de vous-même et trouverez la véritable saveur de votre moi pour la première fois. » (Shôbôgenzô jishô zammai).

On dit souvent que pour pratiquer le Zen il est important de trouver un maître – mais qui, au départ, va décider ce qu’est un vrai maître ? Ne prenez-vous pas cette décision en vous basant sur la jauge de vos pensées (autrement dit de votre ego) ? Aussi longtemps que vous chercherez le maître en dehors de votre propre pratique, vous ne ferez que renforcer votre ego. Le maître n’existe pas en dehors de vous-même : la pratique de zazen, dans laquelle le soi devient le soi, est le maître. C’est-à-dire le zazen dans lequel vous lâchez vraiment prise de vos pensées.

Cela signifie-t-il qu’il est suffisant de pratiquer zazen tout seul sans le moindre maître ? Non, certainement pas. Le maître Dôgen lui-même le dit dans le Jishô zammai, juste après la citation ci-dessus :

« En entendant que vous trouvez la saveur propre de vous-même et vous vous éveillez à vous-même par vous-même, vous pourriez en conclure aussitôt que vous devriez pratiquer seul, complètement par vous-même, sans maître qui vous montre la voie. C’est une grande erreur. Penser que vous pouvez vous libérer sans un maître est une opinion hérétique dont on trouve la source, en Inde, dans l’école de philosophie naturaliste. »

Si vous pratiquez complètement par vous-même sans maître, vous finirez par faire simplement ce qui vous passe par la tête. Mais cela n’a rien à voir avec la pratique bouddhiste. Tout bien pesé, il est absolument nécessaire de trouver en premier un bon maître et de le suivre. Heureusement, il y a encore des maîtres au Japon qui transmettent le dharma du Bouddha correctement sous la forme du zazen. Suivez un tel maître sans vous plaindre et restez assis pendant au moins dix ans. Puis après dix ans, recommencez à vous asseoir pendant dix ans. À ce moment, après vingt ans, rasseyez-vous pendant encore dix ans. Si vous vous asseyez ainsi pendant trente ans, vous aurez un bon aperçu du zazen – ce qui veut dire, du même coup, un bon aperçu de votre propre vie. Bien sûr, cela ne signifie pas que pour autant votre pratique touchera à son terme. La pratique doit toujours être la pratique de votre vie entière.

Photographie : Kôshô Uchiyama et Kôdô Sawaki. DR.

Partager