La question n’est plus d’être de droite ou de gauche, mais plutôt de se déterminer selon une autre ligne de fracture, celle qui sépare le libéralisme de l’antilibéralisme.

Au-delà des perspectives économique et politique, le libéralisme est ordonné dans ses fondements par une vision sociale et anthropologique qui ne perçoit en l’homme que l’égoïsme et la compétition. Il faut relire les pères fondateurs du libéralisme et leurs paroles crues qui ont façonné la pensée dominante [1]. Adam Smith, le premier, pose les bases d’un contrat social où la cohésion est créée par la seule force de la mutualisation des intérêts égoïstes (toujours pensés à l’aune des biens matériels) : « Donnez-moi ce dont j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même ; et la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont si nécessaires, s’obtient de cette façon. Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. » [2]. Dans la perspective de ces auteurs, l’intérêt personnel doit structurer la société entière indépendamment de tout autre référence. La neutralisation de la morale et de la religion est requise afin que la société que rien n’interfère ni ne freine les égoïsmes. Le champ économique est compris comme un simple jeu organique de forces en présence, avec ses lois indépendantes de toute référence morale.

Le libéralisme comme doctrine, le capitalisme marchand comme pratique, sont les causes directes des désordres écologiques et économiques qui ne vont aujourd’hui en s’aggravant. Une pensée antilibérale est nécessairement fondée sur une autre vision de l’homme et de la société. Elle est aujourd’hui nécessaire. Plutôt que de penser la compétition, la concurrence nous devons désormais envisager un modèle coopératif qui, au lieu de déprécier l’environnement, l’apprécie, qui n’abîme pas la biosphère, mais contribue à son bon fonctionnement. En tant que disciple du Bouddha, je suis évidemment antilibéral.

Plusieurs candidats à l’élection présidentielle s’affirment antilibéraux ou anticapitalistes. Porté par un Front de Gauche, Jean-Luc Mélenchon paraît le seul crédible, mais je ne peux me résoudre à voter pour lui. Jean-Luc Mélenchon élève l’invective, la hargne et le mépris au rang de valeurs. Ce ne sont pas là les ferments d’une société créative et joyeuse. Ses références, ses rêves et ses attaques laissent encore plus pantois. À ce titre, l’article de Michel Onfray, Pourquoi je ne voterai pas Mélenchon, paru récemment dans Le Nouvel Observateur est fort juste. Jean-Luc Mélenchon s’est notamment fait une spécialité de dénoncer le courage du dalaï-lama et de pourfendre les moines tibétains, avec des formules à l’emporte-pièce, «plusieurs milliers de bons à rien [qui] passent leurs journées à faire des prières et à agiter des moulins à prières» (sic). Sur son blog, il écrivait notamment :

À l’heure actuelle, je n’éprouve aucune sympathie pour « le gouvernement en exil du Tibet » dont Sa Sainteté est le décideur ultime sur pratiquement toutes les questions, où siège un nombre de membres de sa famille qu’il est tout à fait inhabituel de trouver dans un gouvernement, même en exil, sans parler de leur présence aux postes clefs de la finance et des affaires de cet exil. Je respecte le droit de Sa Sainteté de croire ce qu’elle veut et à ses partisans de même. Mais je m’accorde le droit d’être en désaccord total avec l’idée de leur régime théocratique. Je suis également hostile à l’embrigadement d’enfants dans les monastères. Je suis opposé à l’existence du servage. Je suis laïque partout et pour tous et donc totalement opposé à l’autorité politique des religieux, même de ceux que l'album "Tintin au Tibet" a rendu attendrissants et qui ne l’ont pourtant jamais été. Je désapprouve aussi les prises de position du "roi des moines" contre l’avortement et les homosexuels. Même non violentes et entourées de sourires assez séducteurs, ses déclarations sur ces deux sujets sont à mes yeux aussi archaïques que son projet politique théocratique. Je n’ai jamais soutenu l’Ayatollah Khomeiny, même quand j’étais contre le Shah d’Iran. Je ne soutiens pas davantage ni n’encourage le Dalaï Lama, ni dans sa religion qui ne me concerne pas, ni dans ses prétentions politiques que je désapprouve ni dans ses tentatives sécessionnistes que je condamne. Je demande : pourquoi  pour exercer sa religion et la diriger le Dalaï Lama aurait-il besoin d’un Etat ? Un Etat qui pour être constitué demanderait d'amputer la Chine du quart de sa surface! Son magistère moral et religieux actuel souffre-t-il de n’être assis sur aucune royauté ?

Nota : Le texte date de 2008, mais ses positions n'ont guère évoluées (le billet n'a été ni retiré ni modifié depuis cette date).

Nul ne peut tout savoir sur tout, mais aligner tant de contre-vérités sur le Tibet, dans un rapprochement douteux avec l'Ayatollah Khomeiny, interroge. Jean-Luc Mélenchon ni ses conseillers ne semblent avoir pris le temps de parcourir même quelques instants le site du Gouvernement Tibétain en exil, encore moins des ouvrages de fond sur la question. Seul le parti-pris et la déconsidération semblent l'inspirer. En quarante ans, le XIVe dalaï-lama s’est pourtant longuement et inlassablement efforcé de dissocier l’autorité spirituelle et le pouvoir temporel réunis en sa personne et n'a jamais revendiqué un quelconque État théocratique. Ce titre de dalaï-lama, « L’Océan », décerné à l’origine par les souverains mongols, semble avoir été inspiré par l’idéal du monarque universel ; l’Océan devait gouverner par ses vertus et sa sagesse dont il inondait tous ses sujets. Conscient des dérives potentielles et de l’anachronisme d’une telle posture, le XIVe dalaï-lama a été l’instigateur, dès ses premières années d’exil, d’un processus de démocratisation du système politique tibétain, s’opposant parfois délibérément aux sollicitations de ses compatriotes fermement attachés à son rôle d’autorité suprême. N’est-il pas la manifestation sur Terre d’Avalokiteshvara, le bodhisattva de l’amour et de la compassion qui, de réincarnation en réincarnation, siècle après siècle, a guidé le Tibet ? Son insistance à se présenter systématiquement comme un simple moine et de ne jamais porter les vêtements régaliens de sa charge n’est pas anodine. Il se dépossède aux yeux de tous de son statut de souverain réel et mythique du Tibet. L’année 2001 a marqué un tournant dans ce processus de démocratisation. À sa demande, la constitution tibétaine fut modifiée afin de permettre l’élection au suffrage universel du Premier ministre du gouvernement tibétain en exil (que le dalaï-lama nommait jusqu’alors à sa discrétion). Il abandonna à cette occasion nombre de ses prérogatives. Le processus a été parachevé en 2011 lorsqu’il démissionna de sa fonction devenue quasi-symbolique de chef du gouvernement, ses derniers pouvoirs exécutifs étant dévolus au Premier ministre et aux organes élus.




[1] Christian Laval, L’homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme, Paris, Gallimard, 2007.
[2] Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Osnabrück, Otto Zeller, 1966, p. 19.

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