Libre de soi, libre de tout, le livre du maître zen Shunryû Suzuki (1904-1971) est sorti voici quelques jours. J'en ai écrit la préface que je vous livre ici. Je vous remercie de ne pas la copiercoller (© Les Éditions du Seuil).





Shunryu Suzuki était un maître zen japonais. On pourrait mieux dire un homme simple et généreux qui transmit à l’Occident une voie ancestrale fondée sur la méditation et la bonté du cœur. Son père était un moine sans le sou, une sorte de petit curé de campagne qui appartenait à
l’école Sôtô, la plus importante des écoles zen japonaises fondée au XIIIe siècle par le maître Dôgen. En 1872, le gouvernement impérial japonais avait autorisé le mariage des bonzes de toutes les écoles bouddhistes et, en quelques dizaines d’années, la plupart d’entre eux s’étaient mariés. Suzuki naquit la vingt-septième année de l’ère Meiji (1904) dans le temple paternel qui se trouvait dans la préfecture de Kanagawa, non loin de Tôkyô. Il grandit dans un univers singulier aux règles séculaires, premier fils d’un moine déjà âgé. L’enfant voulut à son tour suivre la voie du Bouddha. Son père l’envoya alors auprès de son ancien disciple, Soon Suzuki, qui était l’abbé de Zoun’in, un temple dans la préfecture voisine de Shizuoka.

Le jeune garçon fut ordonné novice le jour de son treizième anniversaire. Le maître lui rasa le crâne et lui donna le double nom religieux de Shôgaku Shunryu ce qui signifie « Montagne sacrée auspicieuse », « Haut Tertre excellent ». Soon était taciturne et rude, il avait surnommé son nouvel élève « Le Concombre tordu ». De jeunes novices avaient aussi rejoint le temple, mais, les uns après les autres, tous s’en allèrent. Seul le jeune Shunryu resta. Adolescent, il s’exerça au zen sous la férule de Soon et dans d’autres temples encore. Ce premier apprentissage s’acheva en 1926, année où il reçut la transmission du dharma : Lors d’un rituel traditionnel, son maître l’authentifiait comme l’héritier d’une lignée de moines qui, de proche en proche, remontait jusqu’au Bouddha Shâkyamuni. En 1929, Soon se retirait et Shunryu prit à son tour la direction du temple de Zoun’in.

L’itinéraire de Shunryu se poursuivit selon les règles de l’école Sôtô. En 1930, il entra au monastère d’Eiheiji, l’un des deux sièges de l’école, pour une période d’entraînement intensive de méditation et d’étude. Là, il devint l’assistant de Ian Kichizawa (1865-1955) qui deviendra son second maître. Ian était l’un des grands enseignants zen de l’époque, un spécialiste de l’œuvre et de la pensée du maître Dôgen. En 1931, il entra pour une nouvelle période d’entraînement au monastère de Sôjiji, le second siège de l’école. Par la suite, il mena la vie traditionnelle des chefs de temple japonais. Chaque moine se devait alors d’avoir une épouse pour le seconder dans ses tâches quotidiennes et lui donner des enfants, au moins un garçon pour reprendre le temple, puisque la charge était devenue plus ou moins héréditaire. Un premier mariage fut arrangé, mais l’épouse malade ne put tenir son rang. Le mariage fut annulé. Il se remaria ensuite en 1935.

L
es années passaient, ponctuées de joie, la naissance de ses enfants, mais aussi de douleurs et de drames, comme la perte de sa seconde femme, tuée par un moine au tempérament trouble dans un accès de démence, et le suicide de l’une de ses filles qui ne pouvait se remettre du décès de sa mère.

Dans sa jeunesse, Shunryu avait appris l’anglais. En 1956, on lui proposa une première fois de venir aux États-Unis afin de prendre un poste à Sôkôji, un temple de l’école Sôtô fondé dans les années 1930 à San Francisco pour la communauté japonaise, mais ses obligations dans son propre temple ne lui permirent pas à ce moment-là d’accepter. La proposition lui fut renouvelée en 1958. Cette fois-là, il n’hésita guère. En mai 1959, il arrivait sur la côte ouest américaine. Il avait cinquante-cinq ans et n’était guère familier des manières occidentales. Il s’installa à Sôkôji sans idée particulière. Mais un vent nouveau soufflait en Californie. Alan Watts, l’écrivain libertaire, venait de publier Le bouddhisme zen et Jack Kerouac, captivé par l’Orient, Les Clochards célestes. Le bouddhisme et le zen fascinaient une nouvelle génération d’Américains.

À peine Shunryu était-il arrivé qu’une jeune femme lui rendit visite pour lui demander quelques conseils, car son mari voulait se rendre au Japon étudier le zen. Il les invita à se joindre à sa méditation puisqu’il méditait tous les matins à 5 h 45. La rumeur se propagea – un moine pratiquait le zazen, la méditation zen ! –  et très vite un petit groupe de Californiens se joignit à la méditation matinale. Puis il annonça qu’il proposerait une seconde méditation à 17 h 30. En février 1960, il animait une première retraite de méditation longue de trois jours dans l’enceinte du temple. L’aventure avait commencé. Le moine japonais ordinaire devenait une figure américaine. En 1962, Shunryu fut officiellement promu nouvel abbé de Sôkôji. En 1963, il ordonnait un premier Américain comme moine bouddhiste, alors qu’il n’avait jamais eu de disciples au Japon hormis son fils promis à la succession du temple. En 1967, il inaugurait le premier monastère zen hors des terres japonaises, le
Centre de Tassajara, dans les montagnes californiennes, puis en 1969 le Centre Zen de San Francisco (aujourd’hui l’un des plus grands centres zen américains). Au début de l’année 1971, on lui diagnostiqua un cancer. Il mourut le 4 décembre de la même année dans son pays d’adoption où il avait vécu douze ans, le temps d’un cycle du calendrier asiatique.

En 1970, ses disciples publièrent Esprit zen, esprit neuf [1], une compilation de ses enseignements. Son célèbre portrait en noir et blanc reproduit sur la quatrième de couverture de l’édition américaine (p. 15 de l’édition française) tranche avec les photographies officielles. Shunryu n’est pas rasé depuis plusieurs jours, son regard est perçant, il sourit, mais ses traits sont tirés. La photographie fut prise pendant une session de pratique au Centre de Tassajara. Ce portrait témoigne de la pratique du zen : être vivant, réel, sans apprêt ni fioriture. C’est ce qu’il l’enseignait. Dans un biographie émouvante intitulée Le Concombre tordu [2], David Chadwick, qui fut aussi son disciple, narre une vie à bien des égards austère et difficile. De son enfance passée dans les carcans d’un Japon encore féodal aux tragédies qui ont jalonné son existence, le parcours de Shunryu n’est pas forcément de ceux qui portent à la quiétude. Et pourtant.

Son enseignement témoigne d’une joie et d’une liberté infinies. Il marche à son tour sur les traces des hommes de la voie du passé. Ceux-là ne cherchaient pas à s’échapper de la vie mais à l’illuminer, peu importe les difficultés et les souffrances. La voie du zen prend appui sur la méditation, s’asseoir droit, immobile et silencieux sans refuser ni quémander quoi que soit, l’esprit vaste. L’exercice invite à délaisser les échappatoires, les travestissements et les bavardages du quotidien afin de voir la réalité à nu, « les choses comme c’est », pour reprendre une expression que Shunryu utilisait souvent. Il n’a jamais rien écrit. Il parlait à la façon des moines zen, improvisant autour d’un thème, d’une histoire zen ou d’un évènement sur tel ou tel aspect du bouddhisme ou du zen.

Esprit zen, esprit neuf
, un recueil court, avait été compilé par ses disciples à partir d’enseignements oraux. Libre de soi, libre de tout, qui le prolonge et qui est enfin offert au public francophone, reprend d’autres enseignements oraux, peu retouchés également pour garder la vivacité de la parole. Quelque chose bat dans ces paroles. On serait tenté de dire la force, la tendresse, l’humilité et l’immédiateté. Elles expriment la puissance du zen.

[1] Paris, Seuil, « Points Sagesses », 1977.

[2]
D. Chadwick, Crooked Cucumber : the Life and Zen teaching of Shunryu Suzuki, Broadway Books, 1999.

Reproduction interdite (© Les Éditions du Seuil).

 


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