Je reçois un courrier électronique. Un lecteur attentif s’interroge à propos des différentes traductions disponibles en anglais et en français du Shôbôgenzô, le monumental ouvrage du maître zen Dôgen :

Les traductions anglaises sont souvent meilleures que les françaises ; celle de madame Yoko Orimo a l'avantage d'être plus lisible que du Busshô traduit par Edô Shimano rôshi et Charles Vacher (chez Encre Marine). Cette dernière offre par contre l'avantage de pouvoir faire "jouer" l'anglais contre le français... Entre Nishijima et Cross d'une part et Orimo de l'autre, avez-vous une préférence ?

Le Shôbôgenzô (un titre que l’on peut rendre en français par "Le Trésor de l’œil du vrai dharma") est une œuvre majeure du bouddhisme. Il s’agit d’un recueil de textes composites écrits par Eihei Dôgen (1200-1253), le fondateur du zen au Japon. La longueur, la densité et le style très particulier de l’ouvrage découragent. Néanmoins, s’agissant de l’un des grands textes fondateurs du bouddhisme japonais, de nombreuses traductions complètes ou partielles ont été publiées au cours des trente dernières années, essentiellement en anglais. Les deux premiers essais de traduction intégrale sont dus à Kôsen Nishiyama, John Stevens et alt. (4 volumes chez Nakayama Shobô, 1975-1983) et Yuho Yokoi (chez Sankibo Busshorin, 1988) mais ces deux essais, qui paraphrasent plus qu’ils ne traduisent le texte original, ne peuvent être à proprement parler considérés comme de véritables traductions. Ces auteurs ont souhaité privilégier l’accessibilité du texte au détriment des références scripturaires et surtout de l’écriture proprement philosophique de Dôgen.

Et puis vint la traduction complète en quatre volumes de Gudô Nishijima et de Mike Cross (chez Windbell Publications). Cette version, dotée d’un bon appareil critique, reste à ce jour inégalée. Dans un bel anglais, la traduction suit très fidèlement le texte original. Quelquefois, des phrases de Dôgen à la syntaxe contournée ou en langue vulgaire sont difficiles. Les traducteurs les omettent tous... sauf Nishijima et Cross qui, seuls, rendent le sens exact phrase après phrase. D’autres traductions, mais cette fois-ci partielles, ont également été publiées. On notera celle de Thomas Cleary (Shôbôgenzô, Zen essays by Dôgen) qui est aussi exceptionnelle. Le remarquable travail collectif en cours du Sôtô Zen Text Project est également à signaler. La plupart des traductions anglaises sont d’une très bonne tenue, puisque la plupart des traducteurs sont des universitaires spécialisés dans le bouddhisme japonais. Celle de Eidô Shimano n’est pas à proprement parler une traduction mais une libre interprétation du texte de Dôgen.

Les traductions françaises font piètres figures face à cette pléthore de traductions aujourd’hui disponibles en anglais. L’ouvrage de Bernard Faure, La vision immédiate : Nature, éveil et tradition selon le Shôbôgenzô, n’a pas connu de suite. Le récent projet de Yoko Orimo (une chercheuse indépendante japonaise) de traduire l’intégralité du Shôbôgenzô en français suscitait de nombreux espoirs. Ses deux premiers livres, le petit essai Une galette en tableau (1995)  et le Shôbôgenzô de maître Dôgen (2003), montraient en effet une grande maîtrise de l’œuvre labyrinthique de Dôgen. Depuis, Orimo a publié les trois premiers volumes d’une traduction intégrale qui devrait en compter sept (aux Éditions Sully). Hélas, sa traduction est décevante, car le plus souvent inintelligible en français. Certes, Dôgen n’est pas un auteur facile, mais la lecture des traductions anglaises de Nishijima et Cross ou celles du Sôtô Zen Text Project, montre que l’on peut rendre en une langue lisible l’écriture de Dôgen. L’erreur est éditoriale car à l’évidence Orimo possède une réelle compréhension de l’œuvre. On s’en rendra compte, par exemple, à la lecture des passionnants articles additifs des volumes 2 et 3. Mais, en matière de traduction, la règle veut que l’on traduise toujours vers sa langue maternelle. L’éditeur aurait du lui adjoindre un francophone familiarisé avec le Shôbôgenzô, d’autant que plusieurs universitaires français travaillent depuis de nombreuses années sur ce texte. Là, dans cette traduction embarrassée, la compréhension du Shôbôgenzô nous semble irrémédiablement fermée.

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