P. s’interroge sur la présentation pour le moins originale que fait Gudô Nishijima des quatre nobles vérités, le cœur des enseignements du Bouddha dans l'école Theravâda :
Première vérité : Tous les phénomènes conditionnés sont douloureux ;

Seconde vérité : il y a une origine à la douleur, la soif du devenir ;

Troisième vérité : il y a une fin à la douleur, le nirvâna
 ;
Quatrième vérité : il y a un chemin vers l’absence de douleur, le sentier octuple.

Pour Gudô, dans le fameux Sermon de Bénarès où il expose ces quatre vérités, le Bouddha n’aurait pas donné ces explications traditionnelles. En réalité, il aurait évoqué trois philosophies, à savoir l’idéalisme, le matérialisme, le réalisme, et leur dépassement par l’action.


Pour comprendre cette réinterprétation des quatre nobles vérités, il convient de la replacer dans son contexte. Dans les traditions zen chinoise et japonaise, il n’ait jamais fait la moindre allusion aux quatre nobles vérités. Dôgen est à ma connaissance le seul auteur qui les mentionne : une seule fois et justement pour recommander de ne pas les étudier. La tradition zen comme toutes les traditions Extrême-orientales considèrent en effet que les enseignements des premières écoles indiennes relèvent du Petit Véhicule. Ces traditions affirment et opposent un samsâra
, le domaine des renaissances où les êtres sont mus par la soif du devenir, et le nirvâna, la fin de toute renaissance. Le chemin consiste à se libérer des renaissances. Les quatre nobles vérités articulent d’une façon précise et simple cette perspective. À l’inverse, le Grand Véhicule ne propose pas de s’éteindre dans le nirvâna mais de réaliser la bodhi, une expérience libératrice qui fera voir l’irréalité tant du samsâra que du nirvâna. Les projets s’opposent du tout au tout. Pour les traditions Extrême-orientales, les enseignements du Petit Véhicule représentent simplement une parole provisoire du Bouddha, une parole qu’il aurait adressé à ceux qui ne pouvaient entendre l’enseignement ultime du Grand Véhicule.


À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, les Japonais découvrent les recherches universitaires qui s’étaient développées en Occident. Ces études historico-critiques valorisaient et même sur-valorisaient les enseignements préservés dans le canon pâli de l’école Theravâda qu’elles considéraient comme seuls authentiques et fidèles à la parole du Bouddha. Pour ces universitaires, les développements indo-himalayens (le tantrisme) ou extrême-orientaux (le zen notamment) n’étant que des aberrations et des dévoiements du message originel du Bouddha. Les réponses des chercheurs et des moines japonais furent diverses puisqu’ils leur fallait intégrer les enseignements des écoles anciennes, non plus comme des formes narratives, mais comme des formes historiques dont on pouvait retracer autrement la genèse.


Évidemment dans une perspective zen, les quatre nobles vérités ne font guère sens. La question des renaissances n’est jamais posée. Le seul but de la pratique est l’éveil et non la cessation des renaissances. On pourrait s’en tenir à la manière traditionnelle et de ne pas les évoquer. Par exemple, je n’ai jamais entendu ni Taisen Deshimaru ni Ryôtan Tokuda les mentionner une seule fois. Moi-même je n’en parle jamais. Gudô a choisi, lui, de les intégrer. L’omniprésence des quatre nobles vérités dans les présentations modernes et la critique du bouddhisme japonais au début du XXe siècle a sans doute largement pesée. Dans l’un de ses sermons, il explique ainsi son indécision venue très tôt, qui le porta à les réinterpréter :

« Lorsque j'étais adolescent, je lisais les quatre nobles vérités dans les ouvrages bouddhistes, mais je ne pouvais pas du tout comprendre à quoi elles faisaient allusion. Et ces quatre vérités, dont on disait qu’elles étaient le cœur du bouddhisme, m’apparurent comme des empêchements ou des achoppements dans mes efforts pour étudier le bouddhisme. Si on examine les textes anciens, les Écritures bouddhistes du Theravâda par exemple, on y trouve des explications traditionnelles sur leur signification. Elles disent que la vérité de la souffrance signifie que toutes les choses et les faits de ce monde sont souffrance, que la vérité des agrégats signifie que toutes les souffrances découlent du désir humain ; que la vérité de la subjection signifie que nous devons détruire notre désir ; et que la vérité de la Voie juste signifie qu’une fois détruit le désir, nous pouvons trouver la bonne voie. Mais je ne peux trouver de véritable sens dans ces explications, même en faisant de grands efforts de compréhension. Si toutes les choses et les faits de ce monde sont souffrance, le bouddhisme est tout au mieux une religion dogmatique et pessimiste. Si toutes les souffrances résultent du désir humain, le bouddhisme ne peut être qu’un ascétisme. Si abolir tous nos désirs est une conception bouddhiste, le bouddhisme doit être une religion qui prône l’impossible, puisqu’il est absolument impossible que nous puissions les abolir. Le désir est le fondement de notre existence humaine. La vérité de la voie juste est par ailleurs expliquée sous la forme du Noble Octuple Sentier, la vue juste, la pensée juste, la parole juste, le comportement juste, les moyens d’existence juste, l'effort juste, la justesse du corps et la justesse de l’esprit. Mais je ne trouve aucune relation entre cette quatrième vérité et les trois premières. »

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