La sueur perle. Les cris s’élèvent. Spontanément, des cohortes d’indignés surgissent, bruissantes d’une clameur qui interpelle nos faux-semblants et nos compromissions : « Réveillez-vous ! », s’exclament-ils. Ceux-là ne sont en rien différents de moi, de vous. Simplement, par courage, par rage ou par désespoir, ils affirment la brutale réalité des crises actuelles, les douloureuses impasses. Combien de peurs, de frustrations ou de souffrances devront encore s’accumuler pour que nous les écoutions vraiment ?

L’émergence de mouvements spontanés aux accents libertaires exprime également et crûment la distance qui sépare aujourd’hui les citoyens des politiciens. Il ne s’agit pas d’une simple décrédibilisation, mais d’une prise de conscience que les vieilles antiennes politiques ne sont plus à même de répondre aux véritables défis d’un monde à venir et que seule une métamorphose de nos sociétés le pourrait. La métamorphose, ce terme juste qu’emploie le philosophe Edgar Morin dans ses derniers ouvrages, dit le dépassement nécessaire sous la forme de la destruction/reconstruction de nos structures mentales, sociales et même institutionnelles, sans lequel l’abîme deviendra certain (1). Ni les crises sociales, encore moins la crise écologique, ne pourront se résoudre par des mesures ou des changements de comportement. Seules des transformations plus fondamentales qui touchent à l’ordonnancement même de nos sociétés le pourront. L’imagination défaille pourtant. Tout effort paraît vain. Moi, vous, nous sommes réduits à faire de la politique et les gouvernants n’avoir d’autre ambition que de gérer le temps qui vient sans plus pouvoir penser le politique, autrement dit à questionner les principes qui ordonnent et organisent nos sociétés (2).

« Réveillez-vous ! », s’exclament-ils. L’évidement progressif du politique s’est fait au profit du libéralisme économique et de ses avatars modernes réunis sous le terme de néolibéralisme. Ces doctrines s’appuient sur une vision anthropologique et sociale qui fait de l’intérêt, de l’esprit de lucre, de la concurrence et la compétition, les principes directeurs des conduites humaines, tout en masquant ses ressorts idéologiques sous les traits d’une science, l’économie (3).

« Réveillez-vous ! », s’exclament-ils. Le tour de passe-passe idéologique qui fait aujourd’hui coïncider le libéralisme économique avec le libéralisme politique (l’État de droit, les libertés), le capitalisme et la démocratie, est d’autant plus dramatique que « le marché » est devenu la réalité englobante de toutes nos activités. Il s’impose à tous, guide les politiques nationales, les conduites des entreprises, les activités humaines. La globalisation, autrement dit l’économisation généralisée – ou dit plus crûment encore la mise en coupe réglée du monde, son appropriation symbolique et instrumentale –, triomphe comme seule réalité. Le profit est devenu la valeur dominante qui, lorsqu’elle rentre en conflit avec d’autres valeurs, les subordonne généralement. En réalité, il ne s’agit pas tant d’un conflit de valeurs que d’un effet de décrochage.

Chaque individu est aujourd’hui conscient d’être inscrit, comme sujet et comme objet, dans le grand jeu totalitaire de la globalisation. Il est à la fois une ressource et une cible. Mais il sait, ou tout au moins pressent, que son humanité n’est pas réductible au seul intérêt économique. Même si la compétition, la concurrence sont autant de puissantes valeurs sociales, les individus ne font pas de la maximisation de l’intérêt personnel l’unique moteur de leurs actes et de leurs comportements. Les biens matériels ne sont pas les seules fins de toute entreprise humaine. Chacun sait toujours trouver la force nécessaire pour dégager d’autres espaces. L’amour en son élan, la gratuité sont autant de mouvements irréductibles à l’économie. Chacun explore de nouveaux pôles d’épanouissement, de jeu et de créativité. Lorsque ces stratégies personnelles s’agrègent pour former des initiatives collectives, celles-ci restent pourtant en deçà d’une réforme de la dimension englobante de l’économie.

La métamorphose ne surgira que par une remise en cause radicale de cette logique d’enfermement dans la fiction d’une économie englobante. Contester le néolibéralisme, défaire même les formes actuelles du capitalisme ne suffiront pas. Il ne s’agit pas simplement d’imaginer d’autres politiques mais de construire autrement nos liens sociaux. Une nouvelle anthropologie qui insuffle nos valeurs et nos actes est nécessaire. Elle surgira peut-être dans la douleur, mais elle surgira toujours dans la conscience.

« Réveillez-vous ! », s’exclament-ils.


(1) Edgar Morin, La voie. Pour l’avenir de l’humanité. Paris, Fayard, 2011.
(2) Sur la distinction entre la politique et le politique, cf. Marcel Gauchet, La Condition politique, Paris, Gallimard, 2005.
(3) Christian Laval, L’homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme, Paris, Gallimard, 2007.


 

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