Parmi de nombreux apologues bouddhiques, le Livre des moyens habiles (Upâya kaushalya sûtra) narre l’histoire d’un capitaine de bateau nommé Grande Compassion. Cinq cents marchands sont embarqués sur son navire pour un long périple. Une nuit, une divinité apparaît en songe au capitaine. Elle lui révèle qu’un méchant homme, lui aussi embarqué à bord, s’apprête à tuer les marchands qui ne sont autres que des bodhisattvas promis à l’éveil. Sept jours durant, Grande Compassion demeure silencieux, plongé dans les affres intérieures. Finalement, n’entrevoyant pas d’autre issue morale, il tue le méchant acceptant d’endurer les souffrances des destinées infernales. La puissance de sa motivation lui assure cependant une autre rétribution, puisque Grande Compassion n’était autre que le Bouddha Shâkyamuni dans l’une de ses précédentes vies. Comme l’avait prédit la divinité, les cinq cents marchands devinrent des bouddhas éveillés. Quant au méchant, il renaît parmi les dieux.

La transgression largement valorisée, puisque les conséquences sont positives pour l’ensemble des protagonistes, est assimilée dans le texte à un moyen habile (upâya). La pièce peut paraître justifier le meurtre sous couvert d’arguties, ou simplement que la fin justifie les moyens. Il faut cependant se garder d’y lire un code de conduite comme si la transgression pouvait devenir une règle dans l’ordinaire des jours. Ici, seul le souci du monde plonge Grande Compassion dans l’indécision. La semaine entière est un temps moral qui lui permettra de décider et d’agir souverainement. Dans ce retrait, il contemple ses motivations et comment elles enveloppent la situation, il mesure ses propres aptitudes. Il s’agit d’être adroit plus que d’être droit. En se soumettant aux conséquences de ses actes, il s’en libère. Dans l’acte responsable (la responsabilité comme l’habileté dans la réponse), il acquiert une souveraineté.

On se saurait trop méditer que les enseignements du Bouddha sur les moyens habiles se présentent systématiquement sous la forme d’apologues ou de paraboles et jamais de règles. Ils n’ordonnent rien, ils n’offrent même pas d’exemple à suivre. Il est peu probable, en effet, que nous soyons à notre tour confrontés à l’abîme de tuer un méchant homme pour en sauver cinq cents. Ces formes dramaturgiques, excessives, nous arrachent à notre myopie quotidienne pour en appeler à une autre vision de l’à-venir. Bien sûr, dans son ordonnancement, dans ses choix, la narrativité est aussi prescriptive, mais elle n’offre pas de règle. Nous n’avons pas à imiter Grande Compassion mais à imaginer son épreuve. Tout comme lui, nous sommes engagés dans un long périple. Nous pouvons succomber et croire que la vie n’est qu’une existence ballottée par les flots, que l’ordre apparent peut immédiatement virer au chaos. Nous pouvons aussi imaginer que nous sommes responsables de la vie. La vie, alors, se transfigure en voie.

La morale ne peut être abstraite et nous ne pouvons nous abstraire de la situation. Seule la situation donne une signification à la morale. Le sens moral ne naît pas d’une obligation ou d’un commandement, mais d’une entente de l’existence où chaque être vivant se trouve impliqué dans un réseau d’événements. L’exercice de la  compassion ne nous dit pas ce qu’il convient de faire dans telle ou telle situation, mais elle permet d’ouvrir un autre possible au cœur de toutes les situations. La compassion invente et fait de l’acte moral un acte toujours créatif.

À lire : The Skill in Means (Upâyakausalya) Sûtra, trad. du tibétain par Mark Tatz, New Delhi, Motilal Banarsidass, 1994.

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