J'enregistrais hier une émission consacrée au kesa, le vêtement des moines bouddhistes, pour Sagesses Bouddhistes, l'émission de France 2 diffusée tous les dimanches matins.

Voici la transcription des questions et des réponses de l'interview préalable (avec Sandrine Colombo).


SC : Que représente le kesa ?

ER : Pour l’ensemble des écoles bouddhistes, le kesa est la robe traditionnelle des moines et des moniales. Il s’agit d’un vêtement composé de bandes de tissus et de pièces rapiécées entre elles et que l’on porte généralement drapé sur l’épaule gauche, à la manière indienne.

Je suis un étudiant de la tradition zen. Dans cette tradition, le kesa revêt une importance singulière, plus particulièrement dans les lignées modernes de l’école Sôtô qui se sont transmises en Occident. J’ai moi-même reçu cet enseignement en France et au Japon dans la lignée du maître zen Kôdô Sawaki, un maître contemporain décédé en 1965. Bien que ce maître avait une dévotion toute particulière pour la méditation, il disait toujours : « Mon école – c’est-à-dire l’école zen Sôtô – est l’école du kesa. » Pour ce moine, le kesa n’était pas un simple vêtement ou l’un des symboles du bouddhisme, il s’agissait de la manifestation même du Bouddha.

En premier, pourtant, le kesa est un vêtement. Un vêtement a un aspect pratique, il sert à se couvrir et à se protéger du froid. Mais un vêtement possède aussi une dimension sociale. Il sert par exemple à désigner une fonction au sein d’une communauté. Par exemple, dans les pays bouddhistes, le kesa identifie le moine aux yeux de tous ; car seul le moine porte le kesa. Les vêtements possèdent souvent des aspects symboliques. Le kesa possède ce double aspect à la fois matériel et symbolique. Il est à la fois un vêtement et il condense en lui, à travers sa couture, sa forme, sa couleur, des enseignements. Mais, le kesa ne peut se réduire à ces deux aspects, il possède également une dimension sacrée et cela lui confère une réelle singularité. Dans le zen, cette dimension du sacré prend le pas sur l’aspect symbolique et encore plus sur la dimension matérielle et pratique.

SC : À quand remonte cette tradition de porter le kesa ?

ER : L’origine remonte aux premiers temps du bouddhisme. Les Écritures bouddhistes rapportent que les premiers disciples du Bouddha portaient des vêtements de différentes couleurs qui ne les différenciaient pas des autres religieux et ascètes errants. Un jour, l’un des grands protecteurs du Bouddha, le roi Bimbisâra, vit au loin un homme qui ressemblait à l’un de ses disciples. Il s'apprêta à lui rendre hommage, mais en s'approchant de lui, il vit qu’il s’agissait d’un brahmane. C'est à cette occasion qu'il demanda au Bouddha Shâkyamuni que soit confectionné un vêtement particulier pour les moines afin de les distinguer des autres religieux.

Le Bouddha devait alors se rendre dans le Sud pour enseigner avec Ananda, son cousin et l’un de ses plus proches disciples. En chemin, il remarqua une rizière divisée en secteurs par des levées de terre. Il demanda alors à Ananda, d'en relever le plan afin d'en faire un patron pour le nouveau vêtement des moines. Ananda revint seul à Râjagrha, la capitale du royaume de Magadha. Il ramassa des tissus, les teignit d'une couleur unie et les cousit suivant le modèle qu'il avait établi. À son retour, le Bouddha Shâkyamuni admira ce vêtement et demanda à tous ses disciples de s'habiller de la sorte. C’est de cette manière que le kesa est né.

Le kesa devint l'unique vêtement du moine bouddhiste et l’un des rares objets qu'il pouvait posséder en propre avec son bol. Chaque moine doit posséder trois kesa qui ont un nombre de bandes verticales différentes : une robe à cinq bandes qui est portée comme un pagne, une robe à sept bandes qui est portée sur l’épaule gauche et une robe à neuf bandes portée soit sur l’épaule gauche soit sur les deux épaules. Les moniales ont des vêtement supplémentaires notamment pour couvrir la poitrine. Dans les traditions du Sud-Est asiatique, ces vêtements sont toujours portés directement sur le corps comme à l'époque du Bouddha. On les porte superposés les uns sur les autres. Dans les pays au climat plus froid, des vêtements ont été rajoutés. En Chine et au Japon, on le porte sur une robe à longues manches.

SC : Que signifie le mot kesa ?

ER : Kesa est un mot japonais. Il s’agit de la translittération du sanskrit kasâya. Kasâya désigne la couleur de la chair. Le terme renvoie directement à la question des couleurs. Dans le Sud-Est asiatique, la robe est souvent ocre, jaune, voire dans des tons tirant sur le rouge. Au Tibet et dans les pays himalayens, elle est plutôt pourpre ou jaune. En Extrême-Orient, elle est bleu foncé, gris-noir ou marron. Dans le zen, la couleur doit être unie et sombre, normalement dans les gris-noir, les gris bleus ou les ocres. La couleur doit être cassée et ne peut être l’une des cinq couleurs primaires, le bleu, le noir, le jaune, le rouge et le blanc.

SC : Aujourd'hui on assiste au Japon à un renouveau de la dévotion liée à ce vêtement, pourquoi ?

ER : Cette couleur unie et sombre représente l’unification de l’esprit mais aussi la simplicité. C’est l’un de ses aspects symboliques. On teint les différentes couleurs en une seule teinte unie. Mais au fil des siècles, en Chine puis au Japon, le kesa est souvent devenu un objet d’apparat. On le brodait d’or ou de fils précieux. On le rehaussait de motifs comme des fleurs ou des dragons. Au Japon, au XVIIIe siècle, un même sentiment prévaut, partagé de tous, que le bouddhisme japonais, toutes écoles confondues, a oublié sa vocation la plus profonde.

Pour tous ceux qui recherchaient alors une voie d’authenticité, revivre l’enseignement du Bouddha passait inévitablement par les retrouvailles de la vie monastique. Dans la tradition bouddhiste, le moine épouse l’ordinaire, il se contente de manger, de dormir, de s’habiller. Et pourtant en épousant instant après instant l’ordinaire, il s’exerce à quelque chose d’autre. Tous ses actes sont une ouverture à l’indicible et au sacré.

Au début du vingtième siècle, deux moines zen de l’école Sôtô, Ekô Hashimoto et Kôdô Sawaki, étudièrent tout particulièrement le kesa dans ses formes originelles. Pour eux, l’immensité de l’enseignement du Bouddha se trouvent dans les multiples trivialités de la vie ordinaire. S’habiller, manger, habiter sont les exercices même d’un bouddha. Le kesa cristallisait leur effort de traverser les dimensions physique, matérielle et symbolique pour atteindre au mystère et au sacré.

SC : Comment fait-on un kesa ?

ER : Il existe différents modes de couture dont le plus courant consiste à découper des pièces de tissus et à les assembler pour former le plan d’une rizière.

SC : Y a-t-il un patron-type ?

ER : Il existe des patrons qui varient selon les écoles, mais effectivement le kesa représente d’une manière stylisée une rizière avec des levées de terres. Il est toujours rectangulaire. Le kesa doit être adapté à la morphologie de chacun et les longueurs sont calculées à partir des mesures du corps. Spécifiquement dans la tradition zen, le kesa à cinq bandes a été transformé pour former un modèle réduit que l’on porte autour du cou.

SC : D'où vient le tissu ?

ER : Il y a des tissus permis et d’autres non. Traditionnellement, il y a trois sortes de kesa. Ceux qui sont confectionnés avec des plumes d’oiseaux ou des poils d’animaux, ceux qui sont confectionnés avec faits de tissus usagés, enfin ceux qui sont confectionnés avec des étoffes jetées ou mises au rebus. La règle veut qu’on utilise en premier un tissu mis au rebut, puis, si on n’en dispose pas un tissu usagé, enfin un tissu fait de poils d’animaux. Ce que j’appelle un tissu mis au rebut correspond aux tissus impurs de la tradition indienne. Les Indiens considéraient qu’un certain nombre de tissus souillés étaient impurs et ne pouvaient plus être utilisés et ils étaient abandonnés. Il s’agit par exemple des linceuls, des tissus souillés par les règles ou des tissus mangés par les rats. Le Bouddha, lui, recommande en premier d’utiliser ces tissus. La dimension symbolique est ici très forte, il s’agit de ne rien rejeter mais au contraire d’utiliser ce qui paraît le plus sale et le plus impur pour le transformer.

On dit que le Bouddha n'utilisa pendant vingt ans que des kesa confectionnés avec des haillons au rebut. Un jour, il tomba malade et un médecin lui donna une étoffe pour confectionner un nouveau kesa. Le Bouddha permit alors d'accepter des kesa ou des étoffes neuves donnés par des laïcs. Mais même si le tissu est neuf, il existe différentes manières traditionnelles de l’usager et de le vieillir, par exemple, en le laissant à l’air libre pour que les animaux marchent dessus, ou en faisant des petites taches dessus.

SC : Combien de temps faut-il pour coudre un kesa ?

ER : Il existe des règles traditionnelles de temps. Mais, dans la tradition du zen, lorsqu’on coud un kesa, cela prend un temps infini. Coudre devient alors une pratique, un peu comme lorsqu’on s’exerce à la méditation marchée. Dans la méditation marchée, on se contente de faire un pas, c’est tout, puis un autre, mais on ne marche pas. A la fin pourtant, on a accompli une marche. Dans la couture du kesa, on utilise un point spécial et pour coudre ce genre de vêtement, il faut des milliers et des milliers de points. On se contente de faire un point l’un après autre le plus parfaitement possible sans se préoccuper de la fin. Mais à la fin, une robe est achevée.

SC : Cela veut-il dire que l'on pratique la méditation quand on coud un kesa ?

ER : Oui. Coudre le kesa est vécu comme un exercice qui met en jeu le corps et l’esprit. Au Japon, il y a des journées spéciales de couture que l’on appelle fukudenkai, « l’assemblée du champ heureux » qui sont calquées sur les zazenkai, « les assemblées de méditation assise ». L’atmosphère est recueillie et dans certaines lignées on récite sur chaque point les trois refuges : « Je prend refuge dans le bouddha, je prends refuge dans le dharma, je prends refuge dans le sangha. »

SC : Comment porte-t-on le kesa ?

ER : Dans la tradition zen, le kesa fait l’objet d’une grande dévotion. Il y a toute une pédagogie du geste avec un certain nombre de règles : il ne doit pas traîner par terre, par exemple. Tout concourt à l’attention et à la dignité.

SC : Pourquoi la tradition zen fait-elle du kesa quelque chose de sacré ?

ER : La tradition du zen Sôtô perpétue l’enseignement du maître zen Dôgen qui vécut au XIIIe siècle. Ce maître a écrit plusieurs textes sur le kesa. Son enseignement sur le kesa condense deux traditions. Tout d’abord, la tradition proprement zen. En Chine, le kesa est devenu le symbole et la preuve même de la transmission du maître au disciple. On dit que Bodhidharma, le premier patriarche du zen chinois transmis un kesa bleu-noir à son successeur et que ce kesa fut transmis ensuite de génération en génération jusqu’à Huineng le sixième patriarche. Huineng le reçu à minuit de son maître comme preuve de sa transmission. L’histoire dit qu’un général le poursuivit pour reprendre le kesa et le rattrapa. Huineng posa le kesa sur le sol et lui dit : « prend-le si tu veux ». Mais le général ne put le soulever de terre et il se convertit à l’enseignement du patriarche. Aujourd’hui encore, dans la cérémonie traditionnelle de la transmission du dharma où le maître reconnaît son disciple comme son successeur, le maître transmet un kesa.

Mais il y a une autre tradition que Dôgen reprend des grands textes indiens du Grand Véhicule, le kesa est un habit de foi. Le porter, le toucher, le vénérer créent les conditions karmiques de sa libération. Il rapporte de nombreuses histoires sur les « mérites du kesa ». Il cite notamment un sûtra indien qui explique :

Si un dragon s'en couvre d'un seul fil, il ne pourra plus servir de pâture au roi des Garuda.
Si on porte le
kesa en croisant l'océan, on est protégé des dragons marins et de tous les démons.
Si on porte le
kesa, on n'est pas effrayé même au milieu de l'orage grondant de coups de tonnerre de la foudre et des éclairs.
Si le laïc au vêtement blanc vénère le
kesa, aucun démon ne pourra l'approcher.

Il s’agit d’un aspect que l’on pourrait qualifier de mystique, un peu difficile à saisir. Tous les grands maîtres que j’ai suivis avaient cette dévotion mystique.






Mots-clés : , , , , , , ,

Partager