Le chômeur
Le libéralisme économique considère que les individus sont nécessairement des agents rationnels et autonomes. Il méconnaît les enfants, les incapables et, il y a encore peu, les femmes (longtemps écartées pour leur incapacité naturelle). Le faible et le démuni dérangent le concept de l’agent rationnel et autonome. S’ils ne sont pas simplement ignorés, ceux-là suscitent pitié ou méfiance. Ceux qui méritent notre pitié nous assurent du bien fondé de notre supériorité. Pour les plus farouches des néolibéraux, le chômage et la pauvreté reposeraient, non sur les effets du système, mais sur l’incapacité ou le choix des individus de ne pas s’y conformer. Le chômeur est toujours quelque peu suspect. Ne chercherait-il à profiter, plutôt qu’à contribuer, au grand œuvre de la croissance et de la richesse ? Serait-il même « juste » de lui faire profiter des acquis sociaux ?
Mots-clés : Libéralisme
Imprimer | Articlé publié par Jiun le 22 Avr. 12 |
le 21/05/2012
Cher Eric,
En complément de mon commentaire au post intitulé "Mélenchon", je souhaiterais apporter encore quelques précisions pour consolider vos positions.
Je signale pour commencer que je ne suis pas économiste, donc susceptible de faire des approximations grossières dans ce qui suit.
Je crois qu'il faut soigneusement distinguer le libéralisme comme doctrine d'une part, et économie néoclassique comme courant scientifique d'autre part. Je crois que dans votre article, vous faîtes une confusion entre les deux.
Les postulats que vous évoquez (rationalité, autonomie) nous viennent de certains courants des sciences économiques, pas de la doctrine libérale. Pour simplifier le propos, nous parlerons ici de microéconomie néoclassique ou "mainstream" (dans cet ensemble, nous rangerons la théorie de l'équilibre général, la théorie des anticipations rationelles, la théorie des jeux...).
J'insiste sur le fait qu'il ne s'agit là que d'une partie des produits de la recherche dans cette discipline : depuis la formalisation définitive de ces théories dans les années 1970-80, grand nombre d'économistes ont pris leurs distances d'avec les hypothèses dominantes.
Il n'en reste pas moins que dans l'imaginaire de certains mouvements politiques, voire dans l'imaginaire du plus grand nombre, la "microéconomie néoclassique" reste le modèle de référence.
D'un point de vue scientifique, cette domination fait problème car les hypothèses sur lesquelles est fondée cette microéconomie sont irréalistes. Entendons par là qu'elles ne sont pas induites de l'observation des faits, mais définies in abstracto dans le cadre d'un travail qui privilégie l'outil mathématique.
D'un point de vue anthropologique ou sociopolitique, cette domination fait aussi problème car bien qu'irréalistes, ces hypothèses "fabriquent le réel". En effet, elles influencent des décisions qui définissent l'architecture des institutions sociales (les marchés financiers en sont le meilleur exemple). En cela, les sciences économiques sont dites "performatives" plutôt que "descriptives" (sur ce sujet, voir notamment les travaux du Centre de Sociologie des Sciences, avec des auteurs comme Michel Callon ou Bruno Latour).
Le libéralisme économique comme doctrine n'est pas totalement indépendant de la microéconomie dont nous parlons, mais ne se confond pas non plus totalement avec elle. Disons que ces deux corpus entretiennent de fortes affinités.
En particulier, le libéralisme n'accorde pas beaucoup d'importance à la "nature" des agents. Concernant la nature des agents, cette doctrine a tout juste besoin de deux "idées vagues" : chaque individu est le mieux placé pour savoir ce qu'il désire, et le commerce peut être une façon moins coûteuse que la production pour obtenir ce que chacun désire.
La pierre angulaire de la doctrine est en fait la suivante : puisque ni les pays ni les hommes ne disposent des mêmes ressources (les "facteurs de production" sont considérés comme "répartis inégalement"), alors ils ont intérêt à commercer. Et les bénéfices du commerce sont d'autant plus grands que les espaces d'échange sont étendus. Conclusion : il faut ouvrir les frontières...
Au final, je crois qu'en tant qu'aspirants à la paix, nous devrions exprimer nos regrets ou notre réprobation autour de quelques points principaux :
(1) Parce qu'ils n'étaient que des hommes, Adam Smith et les pères du libéralisme n'ont pas anticipé tous les effets pervers de l'ouverture des frontières
(2) Ils ont "enregistré" dans leurs écrits une certaine définition de la "richesse", et cette définition est suffisamment implicite pour qu'elle soit difficilement discutable
(3) Leur contexte historique a induit aussi une certaine vision de la gamme des objets du désir (nourriture, vêtements, outils...)
(4) Le libéralisme ECONOMIQUE propose de façonner les institutions sociales sur le fondement du désir d'objets. Dans le contexte contemporains, les objets du désir incluent toutes prestations susceptibles de générer des émotions positives, que ces prestations soient addictives ou non...
Pour un étudiant ou un sympathisant de la tradition que vous perpétuez, le point 4 me paraît le plus fondamental.
En vous écrivant, je me dis que la meilleure façon de "lutter", c'est de saper les fondements du désir insatiable. C'est donc bien d'organiser la transmission de la tradition, de sorte que le plus grand nombre en vienne à s'asseoir en silence.
Je crois qu'intuitivement, vous avez déjà fait ce choix. Je songe notamment aux questions que vous avez soulevées dans divers séminaires et articles, relatives aux conditions de la transmission dans le monde occidental.
Je ne saurais que vous inciter à poursuivre dans cette direction, à marcher calmement et amoureusement, entre deux assises...
Olivier Tirmarche