La Voie de l’Éveil, la Voie de l’Action
La prime parole du Bouddha (l’Éveillé en sanskrit) restera à jamais inaccessible. Les premiers textes bouddhistes datent de la généralisation de l’écriture en Inde peu avant le début de l’ère chrétienne, trois siècles environ après son « extinction » (le nirvâna) et montrent déjà des disparités liées à la multiplication des écoles. Toutes les traditions indo-himalayennes et extrême-orientales connues aujourd’hui sont issues d’un mouvement de réforme, sans doute transversal à plusieurs écoles, né à cette même époque en Inde et qui s’intitule la Voie de la Grandeur (mahâyâna, ou « Grand Véhicule »). Ses origines restent mystérieuses et les historiens ne savent eux-mêmes décider s’il apparut dans le Nord ou bien dans le Sud du sous-continent. Car ces réformistes prirent grand soin de s’effacer devant leurs propres livres, sans cesse magnifiés, comme si tout devait se résorber en eux. Jusqu’à présent, on a peu souligné le rôle déterminant du passage de l’oral à l’écrit dans l’émergence de ce courant réformé qui donna par la suite naissance à toutes les écoles bouddhistes, du Tibet au Japon. Toutes les ressources de l’écriture furent alors mises à contribution pour explorer à neuf la signification des enseignements.
Dans un contexte de controverses évidentes, ces Livres entendent restaurer, disent-ils, les enseignements du Bouddha contre certaines mésinterprétations de l’époque. D’anciens mots se densifient, d’autres surgissent. Une triade apparaît : en sanskrit, prajñâ, karuna et upâya ; en français, la sagesse, la compassion et les moyens habiles, si l’on s’en tient à une traduction courante. La sagesse ne peut être expérimentée sans la compassion, l’une soutient l’autre ; leur mûrissement conjoint s’épanouit dans une parfaite habileté à agir dans la multitude des situations. Ces trois termes condensent à eux seuls la voie de l’Éveil telle qu’elle est toujours appréhendée par les écoles actuelles. Comment donc les faire pleinement résonner dans nos langues ? La sagesse du Bouddha n’a rien d’une modération ou d’une quelconque prudence. Sa compassion n’est pas un pâtir ; le terme de karuna fut d’ailleurs adopté pour sa quasi-homophonie avec karana, l’agir. Pourquoi ne pas se permettre des formules plus audacieuses, plus expressives, qui, sans être littérales, préserveraient et même rehausseraient, ici, leur sens profond. Des formes verbales plutôt que des noms pour dire un processus. Puisque l’adepte de la Grandeur, proclament tous ces Livres, travaille à même la matière du réel, dans ses frémissements, dans ses incendies et ses bruissements. Il est l’alchimiste qui transforme la Terre en or.
Pour tenter de traduire au mieux cette résolution à la sagesse et la compassion, disons que l’adepte de la Grandeur aspire à se libérer de ses peurs et à prendre soin du monde. La Voie de l’Éveil est conçue comme un chemin dédoublé : sur le premier, il s’exerce à se défaire des plus fondamentales de ses peurs, la peur de mourir, la peur de ne pas être reconnu, la peur de ne pas être aimé ; sur l’autre, il s’exerce à prendre soin de ceux qui meurent, de ceux qui ne sont pas reconnus, de ceux qui ne sont pas aimés. Le chemin débute par l’acceptation inconditionnelle de sa propre fragilité et vulnérabilité. Mais l’acceptation, seule, ne suffit pas. Les Livres de la Grandeur sont une collection de méthodes, de pratiques et d’enseignements pour s’appliquer, jour après jour, à l'audace de se libérer des peurs et de prendre soin du monde. Une fois les réticences, les restrictions levées, le double chemin ne fait plus qu’un. Car plus je suis tendre, moins j’ai de crainte ; et moins j’ai de crainte, plus je suis tendre. Finalement, le chemin s’accomplit sous la forme d’une habileté. Car nous vivons dans l’épaisseur du monde où l’existence est action. Quelles que soient les situations, les conditions ou les personnes rencontrées, l’adepte accompli n’est plus jamais démuni. Il ne se fatigue plus, il ne se désespère plus. Le monde souffre, il le guérit et le fait resplendir. La Voie de l’Éveil devient la Voie de l’Action. C’est l’upâya, un terme sanskrit qui provient d’un verbe upe, "s’engager", avec les mêmes acceptions qu’en français : s’engager dans une voie, s’engager pour autrui. L’upâya signe la destinée de la Voie de l’Éveil.
Pour un disciple du Bouddha, que peut signifier en ce XXIe siècle cheminer dans l’art de la Grandeur, sinon encore et toujours se réconcilier avec la vie, mais d’une façon plus vaste encore. L’existence humaine possède une triple dimension. Elle est à la fois personnelle, interpersonnelle et sociale. Le personnel, c’est la sphère des émotions, des sentiments et des pensées. L’interpersonnel, c’est la sphère des interactions, avec pour chacun d’entre nous une certaine manière d’être en relation avec ses propres gestes et ses propres paroles. Dans nos sociétés modernes, le social, c’est aussi la sphère citoyenne et politique, puisque nous ressentons notre co-appartenance et notre co-participation à cette société. Les écoles bouddhistes se sont développées dans des contextes traditionnels où les formes sociales apparaissaient sans prise possible comme s’il s’agissait d’une donnée extérieure. Les enseignements s’adressaient naturellement aux deux premières sphères : il s’agissait de se libérer de ses compulsions, de ses frustrations et de ses illusions, et de persévérer dans la tendresse et le souci des autres. Mais ce souci s’exprimait sans véritablement prendre compte la production et l’institutionnalisation des valeurs et des normes qui régissent le vivre-ensemble. La troisième sphère ne pouvait être vue. Dans nos sociétés modernes, elle est non seulement visible mais tangible : l’ordre et le devenir social et politique nous appartiennent solidairement. Je peux moi-même choisir de magnifier des formes, des valeurs, les partager ou encore les refuser. Un disciple du Bouddha ne peut que reprendre à neuf la signification de cette triade fondamentale, prajñâ, karuna et upâya, et intégrer pleinement cette troisième sphère dans son chemin d’éveil et d’action. Lorsque la vie devient pesante, lourde, altérée par des conditions de travail, des conditions économiques difficiles, chacun d’entre nous doit se sentir interpellé par une responsabilité partagée. Comment un disciple du Bouddha pourrait-il l’ignorer ? Il lui appartient de révéler les souffrances sociales et d’œuvrer, individuellement et collectivement, à leur dénouement. Bref, il ne peut que s’engager.
Le 8 avril, jour de la naissance du Bouddha.
Dans un contexte de controverses évidentes, ces Livres entendent restaurer, disent-ils, les enseignements du Bouddha contre certaines mésinterprétations de l’époque. D’anciens mots se densifient, d’autres surgissent. Une triade apparaît : en sanskrit, prajñâ, karuna et upâya ; en français, la sagesse, la compassion et les moyens habiles, si l’on s’en tient à une traduction courante. La sagesse ne peut être expérimentée sans la compassion, l’une soutient l’autre ; leur mûrissement conjoint s’épanouit dans une parfaite habileté à agir dans la multitude des situations. Ces trois termes condensent à eux seuls la voie de l’Éveil telle qu’elle est toujours appréhendée par les écoles actuelles. Comment donc les faire pleinement résonner dans nos langues ? La sagesse du Bouddha n’a rien d’une modération ou d’une quelconque prudence. Sa compassion n’est pas un pâtir ; le terme de karuna fut d’ailleurs adopté pour sa quasi-homophonie avec karana, l’agir. Pourquoi ne pas se permettre des formules plus audacieuses, plus expressives, qui, sans être littérales, préserveraient et même rehausseraient, ici, leur sens profond. Des formes verbales plutôt que des noms pour dire un processus. Puisque l’adepte de la Grandeur, proclament tous ces Livres, travaille à même la matière du réel, dans ses frémissements, dans ses incendies et ses bruissements. Il est l’alchimiste qui transforme la Terre en or.
Pour tenter de traduire au mieux cette résolution à la sagesse et la compassion, disons que l’adepte de la Grandeur aspire à se libérer de ses peurs et à prendre soin du monde. La Voie de l’Éveil est conçue comme un chemin dédoublé : sur le premier, il s’exerce à se défaire des plus fondamentales de ses peurs, la peur de mourir, la peur de ne pas être reconnu, la peur de ne pas être aimé ; sur l’autre, il s’exerce à prendre soin de ceux qui meurent, de ceux qui ne sont pas reconnus, de ceux qui ne sont pas aimés. Le chemin débute par l’acceptation inconditionnelle de sa propre fragilité et vulnérabilité. Mais l’acceptation, seule, ne suffit pas. Les Livres de la Grandeur sont une collection de méthodes, de pratiques et d’enseignements pour s’appliquer, jour après jour, à l'audace de se libérer des peurs et de prendre soin du monde. Une fois les réticences, les restrictions levées, le double chemin ne fait plus qu’un. Car plus je suis tendre, moins j’ai de crainte ; et moins j’ai de crainte, plus je suis tendre. Finalement, le chemin s’accomplit sous la forme d’une habileté. Car nous vivons dans l’épaisseur du monde où l’existence est action. Quelles que soient les situations, les conditions ou les personnes rencontrées, l’adepte accompli n’est plus jamais démuni. Il ne se fatigue plus, il ne se désespère plus. Le monde souffre, il le guérit et le fait resplendir. La Voie de l’Éveil devient la Voie de l’Action. C’est l’upâya, un terme sanskrit qui provient d’un verbe upe, "s’engager", avec les mêmes acceptions qu’en français : s’engager dans une voie, s’engager pour autrui. L’upâya signe la destinée de la Voie de l’Éveil.
Pour un disciple du Bouddha, que peut signifier en ce XXIe siècle cheminer dans l’art de la Grandeur, sinon encore et toujours se réconcilier avec la vie, mais d’une façon plus vaste encore. L’existence humaine possède une triple dimension. Elle est à la fois personnelle, interpersonnelle et sociale. Le personnel, c’est la sphère des émotions, des sentiments et des pensées. L’interpersonnel, c’est la sphère des interactions, avec pour chacun d’entre nous une certaine manière d’être en relation avec ses propres gestes et ses propres paroles. Dans nos sociétés modernes, le social, c’est aussi la sphère citoyenne et politique, puisque nous ressentons notre co-appartenance et notre co-participation à cette société. Les écoles bouddhistes se sont développées dans des contextes traditionnels où les formes sociales apparaissaient sans prise possible comme s’il s’agissait d’une donnée extérieure. Les enseignements s’adressaient naturellement aux deux premières sphères : il s’agissait de se libérer de ses compulsions, de ses frustrations et de ses illusions, et de persévérer dans la tendresse et le souci des autres. Mais ce souci s’exprimait sans véritablement prendre compte la production et l’institutionnalisation des valeurs et des normes qui régissent le vivre-ensemble. La troisième sphère ne pouvait être vue. Dans nos sociétés modernes, elle est non seulement visible mais tangible : l’ordre et le devenir social et politique nous appartiennent solidairement. Je peux moi-même choisir de magnifier des formes, des valeurs, les partager ou encore les refuser. Un disciple du Bouddha ne peut que reprendre à neuf la signification de cette triade fondamentale, prajñâ, karuna et upâya, et intégrer pleinement cette troisième sphère dans son chemin d’éveil et d’action. Lorsque la vie devient pesante, lourde, altérée par des conditions de travail, des conditions économiques difficiles, chacun d’entre nous doit se sentir interpellé par une responsabilité partagée. Comment un disciple du Bouddha pourrait-il l’ignorer ? Il lui appartient de révéler les souffrances sociales et d’œuvrer, individuellement et collectivement, à leur dénouement. Bref, il ne peut que s’engager.
Le 8 avril, jour de la naissance du Bouddha.
Mots-clés : compassion, engagement, grand véhicule, grandeur, habileté, karuna, prajñâ, upâya, sagesse
Imprimer | Articlé publié par Jiun le 08 Avr. 13 |