Sous le titre Can Mindfulness change a Corporation ("La pleine conscience peut-elle transformer une entreprise ?") David Loy vient de rendre publique une lettre ouverte à William George, célèbre adepte américain du Mindfulness et de ses adaptations dans le monde de l'entreprise. La voici traduite en français.

L'avertissement de David Loy

La lettre qui suit se passe d’explications. En octobre dernier, je l’ai envoyée à M. George par trois fois, à deux adresses électroniques différentes et par la poste à son bureau. Malheureusement, il ne m’a pas répondu. Après mûre réflexion, j’ai donc décidé d’exprimer publiquement mes préoccupations.

Je tiens à préciser que les questions soulevées n’ont rien de personnel, autrement dit je n’attaque pas M. George lui-même, qui (selon ce que j’ai lu et entendu) semble être un homme aimable et bien intentionné. De mon point de vue, le problème essentiel est que quelqu’un puisse être bien intentionné et néanmoins jouer un rôle inacceptable dans un système économique devenu injuste et insoutenable, ce qui est un véritable défi pour le bien-être de toute vie sur Terre. M. George est une personnalité importante du mouvement de « la pleine conscience (mindfulness) dans le monde de l’entreprise » : en plus d’être professeur au sein du programme de MBA de l’Université de Harvard, il a écrit plusieurs livres qui ont eu un énorme succès et qui insistent sur l’importance de l’éthique et de la pleine conscience dans le monde des affaires. Sa posture justifie certaines de mes interrogations sur le mouvement de la pleine conscience, tout en ayant une incidence plus large sur un bouddhisme socialement engagé. J’ai écrit ailleurs sur le fait qu’aujourd’hui, « les trois poisons » traditionnels que sont l’avidité, l’agression et l’illusion se sont institutionnalisés sous la forme de notre système économique, du militarisme et des médias. Si c’est le cas, qu’est-ce que cela implique pour notre pratique bouddhiste engagée ?

David Loy

La lettre


William George
George Family Office, 1818 Oliver Ave., S. Minneapolis, Minnesota 55405

Le 6 octobre 2012

Cher M. George,

Nous ne nous sommes jamais rencontrés, mais je prends la liberté de vous écrire car vous êtes en mesure de contribuer de manière significative à l'important débat qui se développe dans la communauté bouddhiste nord-américaine. (Je suis moi-même professeur de philosophie bouddhiste et comparative, ainsi qu’un étudiant-enseignant zen.)

L’édition britannique du Financial Times datée des 25-26 août contenait un article intitulé « Les affaires de l’esprit » (The Mind Business) qui débute ainsi : « Le yoga, la méditation, la pleine conscience... certaines des plus grandes entreprises d’Occident se tournent vers la spiritualité orientale pour engranger de plus grands profits. »

Vous êtes cité page 14 :
« William George, membre du conseil d’administration de Goldman Sachs et ancien directeur général de Medtronic, le géant des services de santé, a commencé à méditer en 1974 et ne s’est jamais arrêté depuis. Aujourd’hui, il est l’un des principaux promoteurs de la méditation dans la vie de l’entreprise. Il a écrit un certain nombre d’articles à ce sujet pour la Harvard Business Review. "Le principal bénéfice de la méditation, me dit-il [l’auteur, David Gelles], est que si vous êtes pleinement présent à votre travail, vous serez un dirigeant plus efficace, vous prendrez de meilleures décisions et vous travaillerez mieux avec les autres." "J’ai une vie très occupée. Cela me permet de me concentrer sur l’essentiel." »

J’ai tout d’abord été frappé par votre position (depuis 2002) comme membre du conseil d’administration de Goldman Sachs, une banque d’investissement parmi les plus grandes et les plus controversées. Par une recherche internet, j’ai appris que vous êtes également membre du conseil d’administration de Exxon Mobil depuis 2005 et de Novartis depuis 1999. Par ailleurs, j’ai lu que vous avez participé à la conférence Mind & Life avec le dalaï-lama et Yongey Mingyour rinpoché, sur le thème « Compassion et altruisme dans les systèmes économiques ». Ces découvertes m’ont conduit à vous écrire dans le but de connaître votre point de vue sur ce qui devient un enjeu crucial pour les bouddhistes occidentaux.

Au sein de la communauté bouddhiste américaine, le débat porte sur ce qui est perdu lorsque la pleine conscience (mindfulness) en tant que technique se trouve détachée des autres aspects fondamentaux du chemin bouddhiste comme les préceptes, la pratique communautaire, l’éveil et la vie compatissante. Le bouddhisme traditionnel comprend tous ces éléments comme des composantes essentielles d’un chemin spirituel qui mène à une transformation personnelle. Plus récemment, des questions se posent également sur les implications sociales des enseignements bouddhistes, au regard en particulier des contextes écologique et économique. Le Bouddha faisait référence aux trois poisons que sont la haine, l’avidité et l’ignorance, en tant que motivations nuisibles et créatrices de souffrances. Quelques-uns de mes propres travaux soutiennent que ces trois poisons se retrouvent aujourd’hui institutionnalisés et ont acquis leur propre autonomie.

Je ne sais pas comment la pratique méditative a modifié votre vie personnelle, ni d’ailleurs quelle est précisément votre méditation, ou quel type de pleine conscience vous pratiquez. Etant donnée votre situation privilégiée, mes questions sont les suivantes : comment votre pratique a-t-elle influencé votre compréhension de la responsabilité sociale dans les grands groupes comme Goldmann Sachs ou Exxon Mobil ? Et quels effets ont eu votre pratique sur votre rôle consultatif au sein de ces entreprises ?

Mes questions sont motivées par le rôle controversé – je dirais problématique – de ces deux multinationales dans les multiples crises écologiques, économiques et sociales que nous affrontons aujourd’hui. Comme vous le savez, le géant pharmaceutique Novartis a fait l’objet de nombreuses critiques. En 2006, Novartis a essayé d’empêcher l’Inde de développer des médicaments génériques d’un prix abordable à destination des populations les plus démunies. En 2008, l’Agence fédérale américaine des produits alimentaires et médicamenteux (FDA) a émis un avertissement pour une publicité trompeuse sur le Focalin, un médicament du trouble du déficit de l’attention. En 2009, Novartis a refusé de suivre l’exemple de GlaxoSmithKline qui offrait gratuitement des vaccins contre la grippe pour les plus pauvres durant l’épidémie. En mai 2010, un jury a accordé plus de 256 millions de dollars de dommages compensatoires et punitifs pour discrimination sexuelle généralisée et l’entente de principe risque d’être porté à quasiment un milliard de dollars. En septembre 2010, Novartis a réglé pour 422,5 millions de dollars pour des plaintes civiles et pénales concernant des ristournes illégales. Mais mon plus grand intérêt concerne votre rôle au sein des conseils d’administration de Goldmann Sachs et d’Exxon Mobil, et la manière dont votre pratique méditative pourrait ou non avoir influencé votre participation.

Puisque vous êtes membre du conseil d’administration de Goldmann Sachs depuis dix ans, vous n’êtes pas sans connaître les polémiques qui l’ont caractérisé pendant des années, tout particulièrement depuis la crise financière de 2008. Les exemples sont si nombreux que l’on ne saurait par où commencer. En juillet 2010, la banque déboursa une somme record de 550 millions de dollars pour régler une poursuite au civil faite par la Securities and Exchange Commission, mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. En avril 2011, un sous-comité du Sénat publia un rapport détaillé sur la crise financière, alléguant que Goldmann Sachs semblait avoir trompé les investisseurs et tiré profit de l’effondrement du marché des prêts hypothécaires. Carl Levin, le président de ce sous-comité, transmit le rapport au Ministère de la Justice en vue d’éventuelles poursuites judiciaires. Plus tard, il déplora que le Ministère de la Justice ne l’ait pas suivi, décrivant les agissements de Goldmann Sachs comme trompeurs et immoraux. Serait-ce lié à un autre problème récurrent ? Les allers-retours au sein du gouvernement fédéral, où de nombreux cadres supérieurs prennent et quittent des postes de haute responsabilité, suscitant de nombreuses accusations de conflits d’intérêt. Il ne s’agit peut-être pas d’un hasard si Goldmann Sachs fut le plus grand donateur de la campagne présidentielle de Barack Obama en 2008.

En juillet 2011, un procès visant à renvoyer tous les membres du conseil d’administration de Goldmann Sachs (dont vous-mêmes) pour conduite fautive durant la crise financière fut abandonné, faute de preuves.

Une nouvelle polémique se déclencha cette année lorsque qu’un cadre supérieur de Goldman du nom de Greg Smith, publia un article d’opinion dans le New York Times sous le titre « Pourquoi je quitte Goldmann Sachs » (en date du 14 mars 2012), écrivant que « l’ambiance [à Goldmann Sachs] est plus malsaine et délétère que jamais. » Il dénonçait une direction médiocre et la perte significative de sa culture morale ; ce qui est particulièrement intéressant, étant donné que vos recommandations soulignent l’importance du leadership. Dans les quelques mois qui ont suivi la publication de cet article, Goldmann a été condamné au Royaume-Uni pour avoir manipulé les prix du pétrole, et dans des affaires différentes aux États-Unis, l’entreprise a du régler 22 millions de dollars pour avoir favorisé des clients choisis, 16 millions de dollars pour un système de « pay to play », 12 millions de dollars pour des donations électorales illégales, et 6,75 millions pour mettre un terme à une affaire de fraude financière. De telles amendes semblent être acceptables comme un coût parmi d’autres, plutôt que d’être une incitation à changer la manière dont l’entreprise conduit ses affaires.

Croyez bien que je ne vous critique pas personnellement pour ces activités illégales. Comme membre du conseil d’administration, vous n’êtes pas directement impliqué dans la gestion quotidienne de l’entreprise. Cependant, je voudrais savoir comment vous appréhendez, à la lumière de votre pratique de la méditation, l’ambiance malsaine au sein de Goldman Sachs, ainsi que les grandes responsabilités sociales d’une firme si puissante. Et puisque vous êtes au conseil d’administration depuis 2002, comment vivez-vous la responsabilité d’un membre de ce conseil, dans une telle situation ? Et quel rôle avez-vous pu jouer dans sa culture problématique ?

Je suis également curieux de votre poste de membre du conseil d’administration chez Exxon Mobil depuis 2005. Il s’agirait de la plus grande multinationale de l’histoire, autant en termes de chiffres d’affaires que de bénéfices. Selon un article de 2012 publié par le Daily Telegraph, elle est aussi devenue « l’une des multinationales les plus détestées de la planète, capable de déterminer la politique étrangère américaine et le destin de nations entières. » Elle est régulièrement critiquée pour ses forages à risque dans des zones menacées, pour ses mauvaises gestions des marées noires (Exxon Valdez, 1989), ses pratiques illégales dans le commerce international et enfin, pour son rôle essentiel dans le financement de l’entreprise de dénégation du changement climatique.

Exxon Mobil a joué un rôle déterminant dans la création des premiers groupes de climato-sceptiques comme la Global Climate Coalition. En 2007, le rapport de l’Union of Concerned Scientists indiquait qu’entre 1998 et 2005 Exxon Mobil avait dépensé 16 millions de dollars pour soutenir quarante trois organisations qui mettaient en doute les preuves scientifiques du réchauffement climatique, et qu’elle utilisait des tactiques de désinformation similaires à celles employées par l’industrie du tabac quand elle démentait un quelconque lien entre la cigarette et les troubles pulmonaires, des accusations corroborées par la divulgation d’une note interne d’Exxon Mobil de 1998.

En janvier 2007, l’entreprise sembla reconsidérer sa position et annonça qu’elle cesserait de financer des groupes niant le changement climatique, mais en juillet 2009 un article du Guardian révéla qu’elle soutenait toujours des groupes de pression niant ce changement, et une étude de 2011 de Carbon Brief concluait que neuf scientifiques climato-sceptiques sur dix avaient des liens avec Exxon Mobil.

Plus important encore, la reconnaissance tardive et à contrecœur de la réalité du changement climatique n’a été assortie d’aucune volonté de changer la politique de l’entreprise pour affronter le problème. Bien qu’elle finança récemment des recherches pour le développement de biocarburants à partir d’algues, Exxon Mobil n’a pas fait d’effort significatif en direction des sources d’énergie renouvelable comme l’énergie solaire ou éolienne. Selon son rapport Perspectives énergétiques 2012. Jusqu’en 2040, le pétrole et le gaz naturel resteront ses principaux produits : « En 2040, le pétrole, le gaz et le charbon compteront encore pour 80 % de la demande mondiale énergétique » (p. 46), bien que des scientifiques mondialement réputés affirment qu’il y a déjà trop de CO2 dans l’atmosphère, et que nous sommes dangereusement proches du point de non-retour qui serait une catastrophe pour l’humanité telle que nous la connaissons.

En réaction à cette politique, j’aimerais savoir comment, à la lumière de votre pratique de méditation, vous entendez la relation entre votre propre transformation et le type de transformation sociale et économique qui apparaît nécessaire aujourd’hui, si nous devons survivre et grandir durant les siècles critiques à venir. Comment votre inquiétude pour les générations futures s’exprime-t-elle au cours de vos activités en tant que membre du conseil d’administration de ces deux multinationales (entre autres choses) ? Vous-mêmes, êtes-vous sceptique sur le changement climatique ? Si non, comment conciliez-vous cela avec votre rôle au sein d’Exxon Mobil ?

Permettez-moi de conclure en insistant sur le fait que cette lettre n’est pas, d’une manière ou d’une autre, une critique personnelle. De ce que j’ai lu et entendu, vous êtes généreux de votre temps et de votre argent, et vous soutenez des organisations non lucratives de différentes façons. Ce qui m’inquiète, c’est le cloisonnement de la pratique de la méditation de telle façon que la pleine conscience permette d’être plus efficace et productif au travail, d’offrir une certaine paix intérieure dans nos vies trépidantes, mais qu’elle ne nous encourage pas à aborder les grands problèmes sociaux auxquels contribuent les multinationales (entre autres). Aujourd’hui le pouvoir économique et politique de ces multinationales est si grand que, à moins qu’elles deviennent plus responsables socialement, il est difficile d’avoir quelques motifs d’espoir dans le futur de nos petits-enfants et de leurs petits-enfants.

Quel est le rôle d’un membre du conseil d’administration d’une grande entreprise dans une période aussi critique que la nôtre ? J’apprécierais grandement vos réflexions et votre expérience sur cette question.

Bien cordialement,

David Loy
646 Quince Circle
Boulder, CO 80304

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