La crise comme diversion et le sens de la vie (économique)
La crise comme diversion et le sens de la vie (économique) : Un article de Christian Arnsperger paru dans Libération du 19 mars 2012 (et reproduit avec son aimable autorisation). Christian Arnsperger est économiste à l'Université de Louvain, Belgique.
L’un des aspects les plus méconnus de la crise actuelle est peut-être à quel point elle représente une diversion désastreuse. On ne peut même pas dire que ce soit une diversion fictive ou frivole. Non. Nous sommes bel et bien, collectivement, les otages d’une logique qui nous prend à la gorge et nous empêche de nous poser la question du sens même de notre vie économique. Car il y a urgence.
Le «sauve-qui-peut» qu’ont engendré le sauvetage des banques et des institutions financières en 2009, puis la crise monétaire de la zone euro liée à l’explosion des dettes souveraines en 2010-2011, accaparent l’attention des dirigeants et du public à un point tel que les enjeux cruciaux de notre temps ont été éclipsés. C’est à croire que l’actuelle architecture monétaire et financière - qui est en tout point responsable de la crise qui nous frappe - possède ce pouvoir inquiétant d’évincer les vraies questions, en produisant régulièrement des effondrements au nom desquels toutes les énergies politiques doivent être mobilisées.
L’idée d’une transition postcarbone faisait doucement son chemin comme projet politique positif et enthousiasmant. L’urgence écologique d’une décroissance concertée et équitable s’imposait lentement à certaines consciences. Comme par enchantement, à ce moment précis, les excès de l’obligation de croissance inscrits dans notre système monétaire et financier ont donné lieu à un cataclysme économique d’une ampleur telle que la seule réponse - véritablement désespérée - qui ait la faveur des gouvernants est… une décroissance non concertée et injuste, maquillée sous le vocable de l’austérité. La cure budgétaire va coûter des points de croissance du PIB, les programmes sociaux de nombreux pays vont souffrir - ce qui concrètement se traduira surtout, comme souvent, par la souffrance des plus vulnérables et par l’affaissement des conditions de vie des classes moyennes. Croire que, sous cette forme, cette crise soit une aubaine est un contresens. Que nenni. Le mot d’ordre, plus que jamais, est et sera : «Peu importe l’écologie ! A bas la pauvreté subie ! Faisons revenir la croissance !». Et le tour est joué.
Quelle croissance ? Pour quels emplois ? Et pour produire quoi, comment, où ? Qui consommera tout cela ? Et la biosphère est-elle capable de supporter une remise en route de plus du système qui la détruit déjà ? Toutes ces questions, si essentielles pour l’avenir, n’ont quasiment plus droit de cité quand, à gauche comme à droite, on tente de satisfaire les investisseurs internationaux en «faisant du chiffre» dans le domaine de l’austérité…
Savoir comment concilier emploi et écologie est absolument essentiel. Comprendre comment créer de la prospérité dans une économie stationnaire est crucial. Mais il est strictement impensable de se poser ces questions dans les partis politiques et dans les cercles d’affaires ou dans les syndicats au moment où les citoyens craignent pour leur poste de travail et leur épargne. Le diagnostic ne saurait être plus clair : grâce à la crise actuelle, le capitalisme financiarisé a remplacé une crise de sens rampante par une crise monétaire et une crise des finances publiques. Diversion, en effet.
Car notre système économique souffre bel et bien, et depuis longtemps, d’une profonde crise de sens. La croissance de la production et de la consommation n’est pas, et n’a jamais été, l’objectif ultime de l’économie. Le but, c’est la prospérité de chaque être humain. Produire et consommer toujours davantage n’ont de sens que si l’on fait l’hypothèse que les biens priment toujours sur les liens - et c’est bien ce modèle d’un être humain acquisitif et possessif qui a guidé la naissance et le déploiement de notre système depuis trois siècles. Notre manière d’exploiter les ressources, de travailler, de produire, de créer et de faire circuler l’argent - tout ceci a été façonné de manière à pousser le plus loin possible le potentiel de consommation de l’économie. Dans quel but ? Celui de donner un sens à la vie. Celui de permettre à chacune et à chacun une existence prospère. Ce projet a été mené tambour battant pendant trois siècles. Non seulement - comme le montrent de multiples enquêtes - il a échoué quant au bonheur qu’il promettait, mais il a engendré des inégalités massives et tenaces et il a rendu l’humanité aveugle sur les conséquences environnementales de sa fuite en avant.
Il nous faut de nouveaux projets associant solidarité et autonomie des personnes. Des solutions d’avenir existent, notamment dans le domaine d’une économie écologique ne se limitant pas à la seule promotion d’un capitalisme vert. Ces perspectives pratiques ne se cantonnent pas à l’évaluation marchande des «services écologiques» que nous rend la biosphère. Poursuivant la tradition d’une écologie politique à la fois radicale et pragmatique, elles tracent des voies exigeantes pour concilier la nécessaire réduction de la croissance avec la tout aussi nécessaire redécouverte d’un fait essentiel : la vie prospère, celle qui a un sens profond, passe par l’exploration, en nous, de notre «alternatif intérieur» - cette part de nous-mêmes qui est capable de vivre en paix avec les limites de la nature et de valoriser les liens humains, est capable aussi d’une nouvelle forme de militantisme. Militer, aujourd’hui, c’est d’abord reconnaître que les misères qu’engendre le système actuel ne sont que la contrepartie d’un refus collectif des limites naturelles et humaines. Militer, c’est commencer par reconnecter l’économique et le philosophique - la vie réfléchie, consciente, lucide, sensée afin de ne pas confondre une fois de plus prospérité et croissance, richesse et opulence, liberté et surconsommation.
Dernier ouvrage paru : L’homme économique et le sens de la vie. Petit traité d’alter-économie (éditions Textuel, collection «Petite encyclopédie critique»).
L’un des aspects les plus méconnus de la crise actuelle est peut-être à quel point elle représente une diversion désastreuse. On ne peut même pas dire que ce soit une diversion fictive ou frivole. Non. Nous sommes bel et bien, collectivement, les otages d’une logique qui nous prend à la gorge et nous empêche de nous poser la question du sens même de notre vie économique. Car il y a urgence.
Le «sauve-qui-peut» qu’ont engendré le sauvetage des banques et des institutions financières en 2009, puis la crise monétaire de la zone euro liée à l’explosion des dettes souveraines en 2010-2011, accaparent l’attention des dirigeants et du public à un point tel que les enjeux cruciaux de notre temps ont été éclipsés. C’est à croire que l’actuelle architecture monétaire et financière - qui est en tout point responsable de la crise qui nous frappe - possède ce pouvoir inquiétant d’évincer les vraies questions, en produisant régulièrement des effondrements au nom desquels toutes les énergies politiques doivent être mobilisées.
L’idée d’une transition postcarbone faisait doucement son chemin comme projet politique positif et enthousiasmant. L’urgence écologique d’une décroissance concertée et équitable s’imposait lentement à certaines consciences. Comme par enchantement, à ce moment précis, les excès de l’obligation de croissance inscrits dans notre système monétaire et financier ont donné lieu à un cataclysme économique d’une ampleur telle que la seule réponse - véritablement désespérée - qui ait la faveur des gouvernants est… une décroissance non concertée et injuste, maquillée sous le vocable de l’austérité. La cure budgétaire va coûter des points de croissance du PIB, les programmes sociaux de nombreux pays vont souffrir - ce qui concrètement se traduira surtout, comme souvent, par la souffrance des plus vulnérables et par l’affaissement des conditions de vie des classes moyennes. Croire que, sous cette forme, cette crise soit une aubaine est un contresens. Que nenni. Le mot d’ordre, plus que jamais, est et sera : «Peu importe l’écologie ! A bas la pauvreté subie ! Faisons revenir la croissance !». Et le tour est joué.
Quelle croissance ? Pour quels emplois ? Et pour produire quoi, comment, où ? Qui consommera tout cela ? Et la biosphère est-elle capable de supporter une remise en route de plus du système qui la détruit déjà ? Toutes ces questions, si essentielles pour l’avenir, n’ont quasiment plus droit de cité quand, à gauche comme à droite, on tente de satisfaire les investisseurs internationaux en «faisant du chiffre» dans le domaine de l’austérité…
Savoir comment concilier emploi et écologie est absolument essentiel. Comprendre comment créer de la prospérité dans une économie stationnaire est crucial. Mais il est strictement impensable de se poser ces questions dans les partis politiques et dans les cercles d’affaires ou dans les syndicats au moment où les citoyens craignent pour leur poste de travail et leur épargne. Le diagnostic ne saurait être plus clair : grâce à la crise actuelle, le capitalisme financiarisé a remplacé une crise de sens rampante par une crise monétaire et une crise des finances publiques. Diversion, en effet.
Car notre système économique souffre bel et bien, et depuis longtemps, d’une profonde crise de sens. La croissance de la production et de la consommation n’est pas, et n’a jamais été, l’objectif ultime de l’économie. Le but, c’est la prospérité de chaque être humain. Produire et consommer toujours davantage n’ont de sens que si l’on fait l’hypothèse que les biens priment toujours sur les liens - et c’est bien ce modèle d’un être humain acquisitif et possessif qui a guidé la naissance et le déploiement de notre système depuis trois siècles. Notre manière d’exploiter les ressources, de travailler, de produire, de créer et de faire circuler l’argent - tout ceci a été façonné de manière à pousser le plus loin possible le potentiel de consommation de l’économie. Dans quel but ? Celui de donner un sens à la vie. Celui de permettre à chacune et à chacun une existence prospère. Ce projet a été mené tambour battant pendant trois siècles. Non seulement - comme le montrent de multiples enquêtes - il a échoué quant au bonheur qu’il promettait, mais il a engendré des inégalités massives et tenaces et il a rendu l’humanité aveugle sur les conséquences environnementales de sa fuite en avant.
Il nous faut de nouveaux projets associant solidarité et autonomie des personnes. Des solutions d’avenir existent, notamment dans le domaine d’une économie écologique ne se limitant pas à la seule promotion d’un capitalisme vert. Ces perspectives pratiques ne se cantonnent pas à l’évaluation marchande des «services écologiques» que nous rend la biosphère. Poursuivant la tradition d’une écologie politique à la fois radicale et pragmatique, elles tracent des voies exigeantes pour concilier la nécessaire réduction de la croissance avec la tout aussi nécessaire redécouverte d’un fait essentiel : la vie prospère, celle qui a un sens profond, passe par l’exploration, en nous, de notre «alternatif intérieur» - cette part de nous-mêmes qui est capable de vivre en paix avec les limites de la nature et de valoriser les liens humains, est capable aussi d’une nouvelle forme de militantisme. Militer, aujourd’hui, c’est d’abord reconnaître que les misères qu’engendre le système actuel ne sont que la contrepartie d’un refus collectif des limites naturelles et humaines. Militer, c’est commencer par reconnecter l’économique et le philosophique - la vie réfléchie, consciente, lucide, sensée afin de ne pas confondre une fois de plus prospérité et croissance, richesse et opulence, liberté et surconsommation.
Dernier ouvrage paru : L’homme économique et le sens de la vie. Petit traité d’alter-économie (éditions Textuel, collection «Petite encyclopédie critique»).
Mots-clés : Arnsperger, croissance, écologie, économie, engagement
Imprimer | Articlé publié par Jiun Éric Rommeluère le 10 Juin 12 |