L’an cinq de l’ère Kenchô (1253), au début du huitième mois, le maître zen Dôgen quitte ses montagnes du nord du Japon. Malade et alité depuis de longs mois, il rejoint la grande cité de Kyôto pour y chercher quelque secours. Un fidèle laïque du nom de Kakunen l’accueille en sa demeure. Il mourra moins de trois semaines après dans la résidence de son hôte. Sa biographie rapporte un ultime geste peu avant de s’éteindre : il se lève et circumambule dans la pièce qui lui est réservée tout en psalmodiant des paroles du Bouddha extraites de l’un des chapitres conclusifs du Sûtra du Lotus :

« Dans le pays où vous vous trouverez, s’il en est qui l’acceptent [le Sûtra du Lotus], le gardent, le lisent, le récitent, le copient et pratiquent selon ce qui est exposé, à l’endroit où demeureront les volumes de ce texte, que ce soit dans un jardin ou dans une forêt, au pied d’un arbre, dans des quartiers monastiques ou dans une résidence laïque, dans un palais, une vallée de montagne ou un désert, il vous faudra chaque fois ériger une pagode et y faire offrande. Pourquoi cela ? Sachez qu’un tel endroit est le lieu de la voie, que là même les bouddhas obtiennent l’éveil complet et parfait sans supérieur, que là même les bouddhas mettent en branle la roue du dharma, que là même les bouddhas entrent dans l’extinction suprême [1]. »

Après avoir récité le passage, il prend un pinceau et calligraphie sur un pilier en bois « l’Ermitage du Livre du lotus du merveilleux dharma » (Myôhôrengekyôan), consacrant ainsi la résidence du disciple Kakunen. En ce lieu, même les bouddhas prêchent ; en ce lieu, même les bouddhas viennent mourir. Comme l’enseigne le sûtra, les bouddhas sont toujours convoqués par la foi en ce livre. L’anedocte est mentionnée pour la première fois dans la biographie étendue de Dôgen composée deux siècles après sa mort sans que l’on puisse en déterminer l’historicité [2]. Qu’importe. Dôgen est l’héritier d’une tradition japonaise qui révère le Sûtra du Lotus comme le cœur des enseignements du Bouddha. Ce moine a laissé de nombreux écrits rédigés en chinois ou en japonais, médités aujourd’hui au-delà même des cercles religieux de l’école zen, tant sa pensée paraît renouveler la pensée [3]. S’aventurer dans les méandres divagants de son écriture est toujours une épreuve ; elle se disloque, elle s’épure jusqu’à l’inintelligible, alors qu’à l’évidence chaque mot, chaque phrase, chaque paragraphe semble dominé par l’exigence. Il y a là comme une déroute qui exige du lecteur une humble opiniatreté. Lecture après lecture, on pressent cependant une œuvre fécondée par le Lotus. Il écrit : « Les volumes de ce texte sont le corps entier de l’Ainsi-venu. Révérer les volumes de ce texte revient à vénérer l’Ainsi-venu. Trouver les volumes de ce texte revient à trouver l’Ainsi-venu. Les volumes de ce texte sont les reliques de l’Ainsi-venu [4]. » Les passages strictement dévotionnels ne sont pas nécessairement les fragments les plus essentiels de son œuvre, ils fonctionnent comme des signes à la manière de cette calligraphie peinte sur un pilier d’une maison de Kyôto [5].

Notes :
1. Le Sûtra du Lotus, trad. du chinois par Jean-Noël Robert, Paris, Fayard, 1997, p. 337 (avec quelques modifications). Version originale chinoise, Taishô, IX, 262, p. 52a.
2. Il s’agit du Kenzeiki, la biographie de Dôgen rédigée par le moine Kenzei (1415-1474). Sur l’anedocte, cf. Mizuno Yaoko, Dôgen zenji no ningenzô, Tôkyô, Iwanami shoten, 1995, p. 189-191.
3. Masao Abe, A Study of Dôgen: His philosophy and Religion, Albany, SUNY Press, 1992. L’une des analyses les plus pertinentes qui ait été écrite sur Dôgen.
4. « Le Corps entier de l’Ainsi-venu », Shôbôgenzô (Mizuno Yaoko, éd.), Tôkyô, Iwanami shoten, 1991, volume 3, p. 349.
5. Sur la présence du Sûtra du Lotus dans l’œuvre de Dôgen, on lira le beau livre de Taigen Dan Leighton, Visions of Awakening Space and Time: Dogen and the Lotus Sutra, New York, Oxford University Press, 2007.
 
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