Voici le texte de l'intervention que j'ai donnée dans le cadre du colloque organisé par la Plateforme Française pour la Justice Restaurative, « Rompre avec le crime et la délinquance pour combattre la récidive ? Désistance, justice restaurative et communauté » et qui s'est tenu le 28 mai 2015 à la Maison du Barreau à Paris.

Dans le colloque intervenaient également Brice Deymié (aumônier national protestant des prisons), Robert Cario (
professeur émérite de criminologie à l'Université de Pau, président de l'Institut Français pour la Justice Restaurative), Frieder Dünkel (professeur de criminologie et de droit pénal à l'Université de Greifswald, Allemagne), Astrid Hirschelmann (maître de conférence en psychopathologie et criminologie, directrice adjointe du centre interdisciplinaire d’analyse des processus humains et sociaux, Université Rennes 2), Katrien Lauwaert (chercheuse principale à l’Université de Criminologie de l’Université de Leuven et au European Forum for Restorative Justice, Belgique), Paul Mbanzoulou (directeur de la recherche et de la documentation, École Nationale d’Administration Pénitentiaire), Penny Parker (juriste, responsable pour l’Angleterre et le pays de Galles du programme de justice restaurative Sycamore Tree). Vous pouvez lire un premier compte rendu en cliquant sur le lien. Les interventions filmées seront bientôt diffusées.

La Plateforme Française pour la Justice Restaurative a été créée en 2013 afin de promouvoir la justice restaurative en France. Elle regroupe des professionnels de justice, des aumôniers en milieu carcéral, des criminologues, des juristes, des spécialistes de l’aide aux victimes et des chercheurs.


De gauche à droite : Paul Mbanzoulou, Éric Rommeluère, Brice Deymié et Robert Cario.



Justice restaurative et communauté

La loi du 15 août 2014

La Loi du 15 août 2014 relative à l’individualisation des peines et renforçant l’efficacité des sanctions pénales1 et plus particulièrement les dispositions relatives à la contrainte pénale ont suscité, des mois durant, des débats passionnés. Pour reprendre les termes d’une analyse de Robert Badinter et de Pascal Beauvais, la contrainte pénale, cette nouvelle peine en milieu ouvert, a instauré « un nouveau paradigme de justice pénale dans lequel la peine est moins un châtiment ponctuel et définitif, infligé en rétribution d’une faute, qu’un régime continu de contrôle et d’évaluation de la personne condamnée2. »

L’inscription, dans cette même loi, de mesures dites de justice restaurative à tous les stades de la procédure pénale participe également d’un nouveau regard sur le sens de la peine, ce qui n’a pas ou peu été relevé jusqu’à présent. Dans l’esprit du législateur, cette inscription visait en premier à conformer le droit français à la directive de 2012 du Parlement Européen relative à la protection, aux droits et au soutien dû aux victimes3, mais à l’évidence, il y a un effet de congruence dans l’ensemble des dispositions de cette loi d’août 2014. Une promesse se fait jour.

Au sens de la loi, il faut entendre par mesures de justice restaurative, des dispositifs où auteurs d’infraction et victimes participent activement à « la résolution des difficultés résultant de l’infraction, et notamment à la réparation des préjudices de toute nature résultant de sa commission4. » La formulation qui peut, au premier abord, paraître obscure permet d’embrasser un éventail de dispositifs qui ont des modalités d’application parfois fort différentes. Pour l’instant, les expérimentations françaises se sont limitées à trois types de dispositifs :
-    Les rencontres détenus-victimes, où participent des personnes détenues et des personnes victimes qui ne se connaissent pas et qui ne sont pas concernées par la même affaire ;
-    Les  rencontres condamnés-victimes, sur le même principe, mais avec des personnes condamnées qui exécutent leur peine dans le cadre d'une mesure de probation ;
-    Les cercles de soutien et de responsabilité où des personnes sorties de détention sont accompagnées dans leur réinsertion.


Les mesures de justice restaurative

Mais la justice restaurative ne se limite pas au seul cadre de la procédure pénale. Des dispositifs similaires peuvent être proposés pour résoudre des conflits interpersonnels, soit qu’ils n’entraînent pas de procédure soit qu’il s’agisse de conflits intersociaux qui mettent en présence des groupes et non des individus. Cette apparente hétérogénéité tient au fait qu’il ne s’agit pas de procédures autonomes, mais des mises en acte d’un autre paradigme de justice qui s’exprime là de façon plurielle. Quelle que soit leur forme, ces dispositifs sont avant tout des espaces de parole. On ne peut néanmoins les appréhender comme de simples exercices cathartiques dans des moments où la parole défaille ou fait défaut. La justice restaurative est en effet une vision engagée. Elle revendique une restauration à la fois personnelle et sociale des personnes et les dispositifs sont pensés comme tels.

La justice restaurative a déjà une longue histoire dans les pays anglophones, avec des appréciations diverses, notamment sur la compatibilité ou l’incompatibilité entre justice restaurative et justice pénale. Les restauratifs réunis au sein de la Plateforme Française pour la Justice Restaurative ne considèrent pas la justice restaurative comme une alternative à la justice pénale, mais comme une façon d’interroger la justice dans ses formes actuelles : déjà, non pas que devons-nous faire du criminel, mais que devons-nous faire pour la victime ? Les dommages psychologiques ou relationnels sont-ils opaques à la justice ? La peine remplit-elle son rôle de réparation symbolique ? La peine est-elle la seule forme de réparation possible ? La peine a-t-elle pour fonction de rétablir les individus dans les normes existantes, avec toute la puissance coercitive requise ? Enfin, comment est-il possible de laisser émerger toutes ces questions ? La Plateforme Française pour la Justice Restaurative entend susciter un débat collectif où toutes ces questions pourront être posées.


La communauté


L’originalité, sinon l’essence de la justice restaurative est la place qu’elle accorde à la communauté. En pratique, les rencontres détenus-victimes ou condamnés-victimes ne sont pas des dispositifs de dialogues entre auteurs d’infraction et victimes en présence d’un tiers facilitateur ou d’un médiateur quel que soit le titre que l’on donne à ce professionnel, mais des trilogues où la parole est également donnée à un ou des « membres de la communauté ».

De tels dispositifs sont des adaptations d’anciennes pratiques de justice ou de résolutions des conflits au sein de communautés où des hommes et des femmes partageaient des liens étroits culturels ou d’affection (à l’exemple des cercles de détermination de la peine mis en place dans les années 1980 dans les communautés autochtones canadiennes). La communauté tout entière se sentait concernée par les conflits et participaient à l’œuvre de justice. Dans ses formes adaptées, la justice restaurative s’applique à une variété de conflits et de contextes. Les notions de communauté, de restauration des personnes et des liens sociaux fait immédiatement sens dans certains contextes, par exemple en milieu scolaire. Un conflit peut  affecter la vie sociale de toute une classe, voire d’une école. Les élèves, les familles, les professeurs, tous se sentent concernés. Des mesures de justice restaurative peuvent alors être mises en place où la communauté – l’ensemble des personnes concernées directement ou indirectement par ces difficultés – témoignera à la fois de son souci et de sa volonté de les résoudre.

Mais si l’on dépasse le cadre de communautés locales ou d’intérêts, cette notion de communauté peut-elle encore faire sens au sein d’un État-nation ? Ce terme est-il simplement un autre mot pour dire la société, avec plus de chair, d’épaisseur ou d’humanité ? Son emploi relève-t-il d’une mécompréhension du politique ou bien, au contraire, d’une espérance ?

Les restauratifs s’interrogent sur ce qui fait société, qu’il s’agisse de formes instituées ou non, comment les liens sociaux, se font, se défont et se restaurent. Dans le mot de communauté, on entend le commun, c’est-à-dire ce qui nous lie les uns aux autres hors de toute volonté propre mais également une forme sociale ou politique ordonnée par ce commun. Dans le cadre des mesures de justice restaurative telles qu’elles sont désormais instituées par la loi française, la communauté n’est sûrement pas une communauté de langue, de culture ou d’histoires partagées ; ce n’est pas non plus une communauté locale ou d’intérêts ; ce n’est pas la société civile, au sens d’une appartenance citoyenne où chaque individu est un sujet de droits et de devoirs ; la communauté n’est pas plus définie par la conception politique d’un bien commun. Les diverses recommandations du Conseil de l’Europe parlent, elles, de « sanctions et de mesures appliquées dans la communauté », autrement dit en milieu ouvert par opposition au milieu fermé de l’emprisonnement, mais ce qui fait communauté n’y est pas pensé.

Si l’on entend par communauté le simple tissu social, on manque l’originalité de la justice restaurative qui appelle à une certaine posture existentielle, éthique et sociale. Dans ces différentes pratiques (ou mesures), chaque participant se sent interpellé – affecté serait plus juste – par quelque chose d’autre qu’une communauté de langue, d’histoire, de culture, de droits, de devoirs ou même de conceptions. Quel est cet autre, si ce n’est la vulnérabilité qui fait le socle commun de nos existences ? Nous sommes vulnérables ; quels que soient les contextes, et les formes de ces pratiques, je crois que la justice restaurative nous invite à ressentir cette dimension de l’existence, à penser et à agir à partir d’elle.

La vulnérabilité n’est pas la simple précarité face au temps qui passe, aux maladies, à la faim ou à la soif, il s’agit d’une vulnérabilité face à la violence d’autrui. La violence n’est pas la seule agression physique ; le jugement, le déni, le mépris, le rejet, l’humiliation, l’exclusion sont d’autres formes. Je suis vulnérable à autrui tout comme autrui m’est vulnérable. Je peux l’assujettir par la violence ou au contraire je peux m’engager auprès de lui sous le mode de l’écoute et de la sollicitude. Reconnaître la vulnérabilité et en prendre soin est déjà une manière de faire société, que nous partagions la même langue ou non, la même culture ou non, la même citoyenneté ou non, les mêmes conceptions ou non. Certes, dans les pratiques de justice restaurative, la vulnérabilité n’est pas immédiatement pensée comme un fondement éthique, mais elle est là, toujours implicite, lorsque sont questionnés tout au long du processus restauratif les besoins de chacun, les victimes et les auteurs d’infraction.

Aujourd’hui, cette reconnaissance de la vulnérabilité est rendue opaque par le pouvoir normatif de la performance et de la compétitivité. Ceux qui subissent trop le poids de leur vulnérabilité deviennent vite hors-jeu. La justice pénale, dans ses formes pratiques et théoriques, est un cadre étroit qui ne permet pas de penser la vulnérabilité, sinon de façon accessoire. La justice restaurative, quant à elle, permet de restaurer une vision de la vulnérabilité, de la considérer, de la prendre compte et qu’elle fasse sens socialement.

Le terme de communauté n’est toujours pas défini. Il résiste en fait à toute assimilation. Ce n’est ni l’identité communautaire, ni la nation, ni la société civile, ni le tissu social. Son utilisation exprime l’espoir qu’une société puisse se penser différemment. La violence n’est pas simplement interpersonnelle, elle est également produite par le corps social qui peut lui aussi endommager, humilier et exclure. En tant qu’individu, nous sommes constamment interpellés par la violence sociale, par la violence légitimée : Qu’est-ce qui est acceptable ? Qu’est-ce qui est souhaitable ? À l’inverse, une société peut également restaurer, élever, inclure. Chacun de ses membres peut être appelé à se vivre comme un membre de la communauté, où ce qui est commun le rend responsable et l’engage.

Dans les pratiques de justice restaurative, l’individu-citoyen, ordinairement simple spectateur du processus de justice, prend une autre posture. En tant que membre de la communauté, il devient non seulement le témoin mais également le soutien d’un processus restauratif. Il participe à l’œuvre de justice ; il ne rend pas la justice, mais il prend soin de la justice. C’est une autre vision de l’être social.


Conclusion

La justice restaurative peut être décrite comme un dispositif social qui a ses pratiques et ses règles instituées, « les mesures ». Une telle présentation présente un risque, celle de restreindre la justice restaurative à une dimension utilitaire : dans le cadre du processus pénal, elle servirait à prévenir la récidive, à favoriser la désistance, ou si l’on se situe dans l’infra-pénal, elle ne serait qu’un autre mode de résolution des conflits ; elle se résorberait alors dans une technique quelle que soit sa pertinence ou sa valeur. Je le crois, la justice restaurative doit être appréhendée autrement, non seulement comme une pratique mais comme une façon nouvelle de faire société, dans sa dimension existentielle et éthique d’être ensemble et jusque dans ses formes sociales. La communauté, ce mot qui interpelle, nous invite à repenser : qu’est-ce qui nous lie et qui permet de faire advenir une société ?


Notes

1. Loi n° 2014-896 du 15 août 2014 relative à l’individualisation des peines et renforçant l'efficacité des sanctions pénales.
2. Robert Badinter et Pascal Beauvais, « À propos de la nouvelle réforme pénale », Dalloz Actualités, 29 septembre 2014.
3. Directive 2012/29/UE du Parlement Européen et du Conseil du 25 octobre 2012 établissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité et remplaçant la décision-cadre 2001/220/JAI du Conseil.
4. Loi n° 2014-896, chapitre III, article 18.


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