Franchir
L’engagement est impératif. Le terme, qui paraît trop évoquer la militance, n’est sans doute pas le plus adéquat. Il ne laisse guère entendre la poésie, la joie et la beauté d’un chemin où les hommes et les femmes de bonne volonté se réapproprieraient le sens de la responsabilité, de la persévérance et de la fidélité. Et pourtant, le terme doit être gardé dans la puissance de ce qu’il nomme, la capacité de tout être humain à d’imaginer, initier et agir. Jean-Paul Sartre a longuement pensé l’engagement. Pour Sartre vivre ne suffit pas. Notre existence possède une exigence, non seulement d’accepter mais d’assumer notre condition humaine, à la fois dans sa dimension individuelle – sa finitude et sa mortalité – et dans sa dimension sociale – son intersubjectivité et son inscription dans l’histoire. S’engager, c’est répondre nécessairement de ce monde, c’est le faire nôtre.
Pour les disciples du Bouddha, marcher dans ses traces, ne signifie rien d’autre que de s’engager à réaliser (au sens de rendre réel) notre humanité. L’humanité vibre et palpite lorsque, en nous, nous les possibles s’accomplissent. Lorsque toute possibilité s’affaiblit jusqu’à être biffée et même niée, le visage de l’inhumain s’exhibe. Point n’est besoin que ce soit un autre, une société, un système qui mutile cette possibilité, je suis moi-même l’inhumain. Généralement, dans le cours ordinaire de la vie, chacun se tient dans une position médiane, ni saint ni bourreau, se satisfaisant de ses qualités et s’accommodant de ses travers. Et s’il faut changer d’attitude, ce n’est souvent que pour se préserver dans les affaires du quotidien. Faire advenir le possible requiert une décision, un acte qui ne laisse plus cours au flux des choses mais qui crée à lui seul le devenir : En ce sens, s’engager est toujours héroïque. Évidemment dans l’exercice, chacun garde ses mesures et ses limitations. Mais nos propres empêchements ne sauraient nous empêcher. Ils doivent nous interpeller, non pour révéler et accuser l’être imparfait que nous serions, mais comme la condition même de la vie. Jamais le défaut n’est une faute.
Telle est l’œuvre du héros (le bodhisattva) à laquelle engagent toutes les Écritures de la Grandeur et qu’il mûrit par divers exercices comme les quatre méthodes intégratives ou bien encore les six excellences (pâramitâ) : il se fait généreux, discipliné, tolérant, vigoureux, concentré et intelligent. Selon une formule traditionnelle, le bodhisattva renonce au nirvâna sans succomber au samsâra. Il vit en effet dans l’entre-deux, entre ce que le monde est et ce qu’il peut être, contemplant, visionnaire, la Terre Pure en ce monde d’Endurance. La vie tout entière lui est un champ d’activité. Ce qu’il fait, non seulement modèle le monde, l’affecte mais affecte également tous les êtres. Jamais l’œuvre ne s’achève.
Existerait-il un domaine dans lequel les disciples du Bouddha ne pourraient s’engager ? Le Sûtra de Vimalakîrti proclame que les bodhisattvas ne s’interdisent aucun franchissement, à l’image de son héros :
« [Vimalakîrti] fréquentait les carrefours et dispensait ses bienfaits aux êtres. Il accédait à l’administration des peines et des châtiments afin de tous les protéger. Il investissait les lieux d’explication pour enseigner selon le Grand Véhicule. Il s’introduisait dans les salles d’école pour instruire les enfants qui ne savent rien encore. Il rentrait dans les maisons de prostitution afin de révéler les errements du désir. Il entrait dans les débits de boisson et pouvait garder sa détermination. »
S’introduire, investir, fréquenter, entrer : L’engagement suppose également une ligne de démarcation, une frontière que l’on choisit, résolu, de franchir. Les frontières nous renvoient à notre faculté de diviser et d’ordonner la réalité. La séparation crée le sens, l’identité et la relation. Des divisions fondamentales comme celles qui séparent l’intérieur de l’extérieur, le vivant du non-vivant, le masculin du féminin paraissent avoir une assise naturelle, elles n’en sont pas moins des productions sociales. Il ne suffit donc pas de franchir des lignes. Penser l’engagement devrait également nous permettre d’explorer la signification des frontières qui structurent nos champs relationnels et sociaux. Comment elles ordonnent notre monde ?
Nous pouvons nous contenter de parler simplement des hommes et des femmes, mais dans une perspective d’engagement, les bodhisattvas des temps modernes devront également aborder la question de la différence sociale des sexes : le clivage par le genre porte-t-il encore une dimension aliénante malgré des décennies de combats féministes ? Ils pourront tout autant aborder d’autres fractures comme celles qui séparent le citoyen et l’étranger, l’actif et le chômeur, le riche et le pauvre, le bien-portant et l’handicapé. Celles-ci structurent au quotidien nombre de comportements, de discours et de pensées bien plus que d’autres oppositions. Scruter les frontières revient également à questionner le monde tel que nous le percevons, tel que nous l’acceptons, tel que nous l’espérons.
Pour les disciples du Bouddha, marcher dans ses traces, ne signifie rien d’autre que de s’engager à réaliser (au sens de rendre réel) notre humanité. L’humanité vibre et palpite lorsque, en nous, nous les possibles s’accomplissent. Lorsque toute possibilité s’affaiblit jusqu’à être biffée et même niée, le visage de l’inhumain s’exhibe. Point n’est besoin que ce soit un autre, une société, un système qui mutile cette possibilité, je suis moi-même l’inhumain. Généralement, dans le cours ordinaire de la vie, chacun se tient dans une position médiane, ni saint ni bourreau, se satisfaisant de ses qualités et s’accommodant de ses travers. Et s’il faut changer d’attitude, ce n’est souvent que pour se préserver dans les affaires du quotidien. Faire advenir le possible requiert une décision, un acte qui ne laisse plus cours au flux des choses mais qui crée à lui seul le devenir : En ce sens, s’engager est toujours héroïque. Évidemment dans l’exercice, chacun garde ses mesures et ses limitations. Mais nos propres empêchements ne sauraient nous empêcher. Ils doivent nous interpeller, non pour révéler et accuser l’être imparfait que nous serions, mais comme la condition même de la vie. Jamais le défaut n’est une faute.
Telle est l’œuvre du héros (le bodhisattva) à laquelle engagent toutes les Écritures de la Grandeur et qu’il mûrit par divers exercices comme les quatre méthodes intégratives ou bien encore les six excellences (pâramitâ) : il se fait généreux, discipliné, tolérant, vigoureux, concentré et intelligent. Selon une formule traditionnelle, le bodhisattva renonce au nirvâna sans succomber au samsâra. Il vit en effet dans l’entre-deux, entre ce que le monde est et ce qu’il peut être, contemplant, visionnaire, la Terre Pure en ce monde d’Endurance. La vie tout entière lui est un champ d’activité. Ce qu’il fait, non seulement modèle le monde, l’affecte mais affecte également tous les êtres. Jamais l’œuvre ne s’achève.
Existerait-il un domaine dans lequel les disciples du Bouddha ne pourraient s’engager ? Le Sûtra de Vimalakîrti proclame que les bodhisattvas ne s’interdisent aucun franchissement, à l’image de son héros :
« [Vimalakîrti] fréquentait les carrefours et dispensait ses bienfaits aux êtres. Il accédait à l’administration des peines et des châtiments afin de tous les protéger. Il investissait les lieux d’explication pour enseigner selon le Grand Véhicule. Il s’introduisait dans les salles d’école pour instruire les enfants qui ne savent rien encore. Il rentrait dans les maisons de prostitution afin de révéler les errements du désir. Il entrait dans les débits de boisson et pouvait garder sa détermination. »
S’introduire, investir, fréquenter, entrer : L’engagement suppose également une ligne de démarcation, une frontière que l’on choisit, résolu, de franchir. Les frontières nous renvoient à notre faculté de diviser et d’ordonner la réalité. La séparation crée le sens, l’identité et la relation. Des divisions fondamentales comme celles qui séparent l’intérieur de l’extérieur, le vivant du non-vivant, le masculin du féminin paraissent avoir une assise naturelle, elles n’en sont pas moins des productions sociales. Il ne suffit donc pas de franchir des lignes. Penser l’engagement devrait également nous permettre d’explorer la signification des frontières qui structurent nos champs relationnels et sociaux. Comment elles ordonnent notre monde ?
Nous pouvons nous contenter de parler simplement des hommes et des femmes, mais dans une perspective d’engagement, les bodhisattvas des temps modernes devront également aborder la question de la différence sociale des sexes : le clivage par le genre porte-t-il encore une dimension aliénante malgré des décennies de combats féministes ? Ils pourront tout autant aborder d’autres fractures comme celles qui séparent le citoyen et l’étranger, l’actif et le chômeur, le riche et le pauvre, le bien-portant et l’handicapé. Celles-ci structurent au quotidien nombre de comportements, de discours et de pensées bien plus que d’autres oppositions. Scruter les frontières revient également à questionner le monde tel que nous le percevons, tel que nous l’acceptons, tel que nous l’espérons.
Mots-clés : bodhisattva, engagement, sûtras, Vimalakîrti
Imprimer | Articlé publié par Jiun le 26 Mai 12 |