Alain Siciliano me fait parvenir (avec l’autorisation de la publier) la transcription de l’interview d’Edgar Morin qu’il réalisa il y a quelques semaines.
Edgar Morin devait participer au Forum Économie & Spiritualité organisé par le centre bouddhiste Karma Ling mais finalement ne put s’y rendre. 
Alain Siciliano fit cette interview qui fut enregistrée et diffusée lors du forum. Un extrait vidéo et la transcription intégrale ci-dessous.





Alain Siciliano :
Cher Edgar Morin, votre oeuvre et vos engagements sont la source d’un nouveau paradigme humaniste et holistique fondé sur l’interdépendance et l’altruisme, et cette vision dessine les bases d’une renaissance de la civilisation.
La communauté bouddhiste de Karma Ling dirigée par Lama Denys Rinpoché organise régulièrement des rencontres inter-traditions et transdisciplinaires. Les 10 et 11 septembre 2011 a lieu le forum Economie et spiritualité – altruisme plutôt qu’avidité - auquel vous étiez invité mais ne pourrez finalement pas aller.
Toutefois vous en acceptez le parrainage en répondant à quelques questions, dont la vidéo sera projetée en introduction des débats.
Ces questions au fond reprennent sur le plan sociétal celles qui ont été à l’origine de la doctrine bouddhiste et qu’on appelle les « Quatre Nobles Vérités » : le constat de la souffrance, la question de son origine, des remèdes, et de la voie de la santé.
Alors première question, la souffrance : quels sont, selon vous, les symptômes les plus marquants d’un mal-être profond du monde et de la société ? Est-ce la crise économique, sociale, politique ?

Edgar Morin : La crise économique, qui continue en prenant des formes nouvelles sur la planète depuis 2008, a ses caractères propres. C’est-à dire d’un côté, elle est née de l’absence de toute régulation d’une économie mondialisée, et dans cette absence de régulation, de la domination d’une spéculation financière effrénée, laquelle effectivement est permise par l’utilisation des téléphones portables, internet, etc. Alors on peut avoir l’impression que cette crise n’est qu’économique ! – bien qu’une crise économique perturbe toute la société.
Mais en fait, puisque j’ai dit que cette crise vient d’une économie mondiale non régulée, il est évident qu’elle est en même temps un produit du stade actuel de la mondialisation. Ou plutôt elle est à la fois produit et productrice de ce stade actuel de la mondialisation. Alors je dirai que c’est un aspect de la crise de la mondialisation.
La mondialisation a des aspects positifs mais elle a aussi des aspects très négatifs. C’est un phénomène ambivalent comme la plupart des phénomènes humains. Et parmi ses aspects négatifs, effectivement, il y a cette sorte de course effrénée qui fait que l’économie prend le pas sur tout le reste, et pas seulement l’économie mais le moteur du profit. Il faut voir que la « mondialisation » est synonyme de développement, formule standard que l’occident applique sur toute la planète, qui elle aussi peut avoir des aspects positifs, mais l’aspect négatif c’est qu’elle oublie toutes les vertus et les qualités des cultures qui ne sont pas occidentales - pas seulement les grandes cultures comme les cultures chinoise, indienne, mais aussi les petites cultures indigènes d’Amazonie, etc.
Le développement, l’occidentalisation, la mondialisation, sont trois aspects ambivalents, qui ont ces aspects négatifs. Alors je dirai que la mondialisation c’est le pire et le meilleur de ce qui peut arriver à l’humanité.
Pour le moment le pire domine parce que dans cette course effrénée, nous détruisons notre environnement naturel, la biosphère ; c’est une course effrénée où nous produisons des armes de destruction massive, c’est une course effrénée où des inégalités s’accroissent de façon explosive, c’est une course effrénée pour la puissance et pour les réalités matérielles, qui néglige de plus en plus les qualités morales et spirituelles. En plus nous voyons que ce qu’on peut appeler la pieuvre de la spéculation financière, et le réveil de la pieuvre des barbaries humaines - c'est-à-dire des fanatismes, des haines, des mépris - tout ceci nous conduit vers des catastrophes hautement probables.
Mais le meilleur, qui ne s’est pas encore réalisé, c’est que pour la première fois toute l’humanité vit une communauté de destin, les mêmes problèmes, les mêmes périls mortels, et les mêmes problèmes vitaux à traiter. C’est ça qui pourrait nous inciter à trouver une nouvelle culture, une nouvelle civilisation sur cette terre qui deviendrait une vraie patrie humaine.
Le mot patrie est un mot très intéressant parce qu’il est à la fois paternel et maternel, et que quand nous avons des patries nationales, nous nous sentons liés – nous parlons de la mère patrie et du sentiment de filiation. Et si je parle de Terre-Patrie, c’est évidemment pour qu’on ait cette filiation [planétaire], qui ne nierait pas nos différentes patries.
Donc, s’il fallait concentrer en un mot : la crise que nous vivons sur le plan économique, n’est qu’un aspect de la crise de l’humanité qui n’arrive pas encore à devenir humanité.

A.S. : Pensez-vous qu’un des travers - qu’on n’aperçoit peut-être pas suffisamment - de la technique, c’est une sorte d’instrumentalisation généralisée de l’homme par lui-même ?

E.M. : Je crois que le règne du calcul et notamment du profit, le règne de la technique… Calcul et technique sont par nature manipulateurs : le calcul ne connaît que la surface de la réalité humaine, parce qu’il ne peut pas connaître la souffrance, le malheur, la joie, le bonheur. Donc on est livrés à des calculs, de produit national, de croissance, au domaine des chiffres, qui nous occultent toujours ce que nous sommes - êtres humains - et d’autre part à la technique, qui a été faite pour manipuler de plus en plus les énergies matérielles, et se met à dominer les êtres vivants et les animaux sous la notion de profit. Regardez comment on traite les poules dans ces énormes usines à pondre des oeufs, comment on traite les porcs, comment on traite les boeufs ! Et cette inhumanité pour le monde animal, s’est traduite aussi par une inhumanité à l’égard du monde humain, puisque par la technique on a commencé par aliéner les ouvriers hyperspécialisés sur des machines… Aujourd’hui ça se transporte sur les bureaux et les administrations au nom de la compétitivité et de la soi-disant rationalité qu’on appelle rationalisation… Alors effectivement, nous sommes manipulés par la technique que nous croyons manipuler et donc nous sommes aussi dans cette logique infernale.

A.S. : Nous sommes manipulés par nos propres dieux d’une certaine façon…

E.M. : Nous sommes manipulés par les entités que nous avons créées ! Vous connaissez le poème de Goethe sur l’apprenti sorcier : l’apprenti sorcier voit un sorcier qui, dans un chaudron, met différents éléments pour créer un être merveilleux. Alors il se dit « je vais en faire autant », mais il est très maladroit, il ne prend pas les bonnes doses, et en sort un monstre ! La machine se détraque. Nous sommes des apprentis-sorciers. !

A.S. : D’une certaine façon nous avons déjà abordé la deuxième question qui est le diagnostic c’est-à dire les causes essentielles de cette crise…

E.M. : Oui !

A.S. : En voyez vous d’autres ?

E.M. : Les autres sont liées, mais je crois qu’il faut rester à l’essentiel ; je dirai : c’est une crise d’humanité, c’est une crise de civilisation, c’est une crise de pensée aussi !
Et là aussi il faut dire pourquoi nous sommes somnambules et aveugles dans ce processus : c’est parce que nous avons été formés par une pensée qui découpe le monde en petits morceaux, compartimentés dans des disciplines qui ne communiquent pas les unes avec les autres. Donc cette éducation que nous recevons nous rend incapables de traiter les problèmes globaux et fondamentaux qui nous assaillent, en tant qu’individus, en tant que citoyens, en tant qu’êtres humains. Or malheureusement la mondialisation, l’état actuel du monde, est le
problème à la fois global et fondamental qui est le plus important. C’est ça qui fait que l’intelligence parcellaire est une intelligence aveugle à l’ensemble de nos questions fondamentales. Donc vous voyez que toutes les crises sont liées !

A.S. : Là c’est la segmentation du savoir !…

E.M. : C’est la segmentation et la dispersion du savoir aussi qui joue, et l’incapacité d’élaborer une pensée de la complexité, c’est à dire du lien réel qui existe entre les choses.

A.S. : Alors le troisième point, les remèdes : quelles actions, quelle vision, quelles perspectives seraient nécessaires selon vous pour rétablir progressivement la santé de la société humaine ?

E.M. : Alors, si l’on s’en tient au plan économique, je crois qu’on peut distinguer un certain nombre de directions qui confluent dans ce que j’appellerai - ce n’est pas moi qui l’ai inventé - dans ce qu’on peut appeler l’économie plurielle. Qu’est ce que c’est que l’économie plurielle ? C’est une économie qui refoule progressivement l’hégémonie du profit, mais en développant ce qu’on appelle l’économie sociale et solidaire - c'est-à-dire les mutuelles, les coopératives, les entreprises qui n’ont pas pour seule finalité le profit - en développant ce qu’on peut appeler l’économie verte qui est une économie qui va nous humaniser en supprimant les pollutions et les atteintes les plus graves des énergies polluantes actuelles (et pas seulement en changeant les sources d’énergies, mais en ré-humanisant nos villes, en établissant des parkings autour des villes pour établir une circulation qui ne soit pas polluée par l’essence, en revitalisant les campagnes qui tendent à mourir…). Donc il y a cet ensemble économique, et le refoulement de l’agriculture et de l’élevage industrialisés – qui est très important parce qu’ils apportent beaucoup plus de nuisances que de bienfaits - au profit de l’agriculture fermière et de l’agriculture biologique.
Enfin, il y a cette idée qui a été inaugurée par ce qu’on appelle le commerce équitable, qui consiste à supprimer les prédateurs intermédiaires entre les petits producteurs de cacao, de café, d’Amérique latine, et le marché occidental par exemple. Mais il n’y a pas seulement ce type de commerce équitable, d’économie équitable ; il y a aussi celle qui consisterait à réduire la prédation d’autres intermédiaires, par exemple des grandes surfaces, qui payent le prix minimum aux producteurs et qui vendent au prix maximum aux consommateurs…
...
Donc il y a un ensemble de processus économiques, mais qui eux-mêmes sont liés à une réforme de notre mode de consommer, par une réforme de notre mode d’être citoyens - en devenant capables de sélectionner des produits qui sont bons pour nous, et d’éliminer les produits futiles, de ne pas être esclaves de l’économie du « jetable », de la mode, des produits qui promettent beauté, séduction, etc.
Et tout ceci nous amène à quelque chose d’important je crois, c’est qu’on se rend compte que tout est à réformer, si l’on veut tout humaniser, si l’on veut rétablir un minimum de bien vivre, qui est quelque chose, aujourd’hui, de plus significatif que ce qu’on appelle le bien-être, parce que le bien-être - qui est un mot très beau - a été réduit uniquement au confort matériel, à la possession d’objets. Alors que le « bien être » signifierait au contraire un épanouissement personnel, un épanouissement moral et spirituel.
Et je crois que si je prends ce mot de « bien vivre » qui a été proposé par [Rafael] Correa (qui est un président équatorien), il est plus riche aujourd’hui que le mot « bien-être ». Mais tout ceci nécessite des réformes partout… La politique à l’égard de la jeunesse, notamment de la jeunesse délinquante, ne tient pas compte de la capacité de rédemption de ces jeunes, qui sont à un âge plastique : au lieu de réprimer, c'est-à-dire de les mettre dans des prisons qui sont des couveuses de criminalité, il faut changer les prisons, il faut changer la justice…

Alors, le remède devient très, très complexe, parce qu’il faut à la fois changer les structures, changer de société, changer la société… et en même temps nous changer nous mêmes !
Jusqu’à présent ceux qui ont pensé à changer la société, les révolutionnaires sociaux n’ont jamais pensé… [interruption]
…Malheureusement même les grandes révolutions comme la révolution soviétique de 1917 a liquidé non seulement les capitalistes, les bourgeois, les paysans riches, mais elle a créé un système encore plus injuste que celui qu’elle a supprimé, et finalement elle a abouti à l’échec, à l’implosion et à la restauration de tout ce qu’elle avait cru supprimer. Donc la réforme économique et sociale est nécessaire mais insuffisante, il faut une réforme culturelle et dans le mot culturel, il faut [entendre] une réforme de vie. Nous vivons sous l’empire d’une civilisation qui nous donne de l’individualisme et de l’autonomie, mais aussi beaucoup d’égoïsme, beaucoup d’égocentrisme. Comment se fait-il que toutes les solidarités traditionnelles aient disparu ?- solidarité de la grande famille puisque la grande famille a disparu, même de la petite famille puisque les divorces se multiplient, [disparition] des solidarités de travail, des solidarités de villages… Il y a eu une époque où si quelqu’un tombait dans la rue, aussitôt ses voisins le ramassaient, essayaient de voir ce qui se passait, aujourd’hui les gens passent indifférents, pensent que la solidarité c’est la Sécu, c’est l’administration, et on oublie soi-même qu’on a un devoir de solidarité !
Autrement dit, il y a une restauration de la solidarité, en même temps que la conservation de l’autonomie de l’individu, [qui sont à promouvoir]. Parce que ce que nous cherchons, et ce qu’ont montré d’ailleurs toutes les tentatives de communautés qui ont existé, nous cherchons à la fois l’épanouissement personnel, mais aussi la communauté, le nous, l’amitié, l’amour, c’est ça les vraies réalités que nous cherchons et que nous savons tous au fond de nous-mêmes être nos vraies réalités, mais nous les oublions parce que nous sommes pris dans le processus de consommation, de chronométrie, d’aliénation qui est notre civilisation.

Alors il y a un changement de vie, mais un changement de vie c’est un changement personnel… Je pense que nous souffrons de ne pas assez comprendre autrui, nous manquons de compréhension humaine, pas seulement pour les gens des peuples et des cultures étrangères, mais au sein des familles, au sein des bureaux, au sein des ateliers, on réduit l’autre à ses traits les plus mesquins, on se justifie toujours soi-même, on ne se connaît pas soi-même - parce que pour comprendre autrui il faut que chacun comprenne qu’il peut avoir des carences, des faiblesses, des lacunes. Hegel disait très justement « si j’appelle criminel quelqu’un qui a commis un crime dans sa vie, j’efface tout le reste de ce qu’il a fait et de sa personnalité », et nous avons toujours tendance à réduire autrui… Le nombre de fois où nous entendons « quel salaud ! Quel salaud ! »… c’est la réduction d’autrui à ce qu’il a de pire, parfois imaginaire... Donc il y a beaucoup de réformes intérieures [à engager]… Et d’ailleurs dans notre civilisation nous sentons beaucoup de gens qui cherchent justement, dans le bouddhisme, dans l’hindouisme, dans le yogisme, parfois avec des psychothérapeutes, des psychanalystes… Qu’est-ce qu’ils cherchent dans le fond ? L’accord avec eux-mêmes. Ils cherchent ce que Bergson appelait un supplément d’âme - mais aujourd’hui le mot « supplément » est trop mesquin… Ils cherchent à retrouver leur âme, et je pense que ce mot d’ « âme », évidemment pour un scientifique étroit ne recouvre rien, parce qu’on ne peut la localiser nulle part, mais dans le fond l’âme, comme l’esprit, ce sont des réalités profondes qui font partie de notre être, et nous avons besoin d’un accord avec nous même qui nous mette en accord avec autrui.

Bien entendu je ne pense pas qu’on puisse vivre dans un monde d’harmonie permanente, parce que dès que le destin nous arrache quelqu’un que nous aimons, nous souffrons ! Dès que nous perdons quelque chose qui nous est cher, nous souffrons ! Dès que nous traversons des épreuves… Nous n’allons pas supprimer les épreuves ! Mais nous devons nous armer !
Et vous savez, la pire angoisse qu’a l’être humain, qui est l’angoisse de mort, hé bien cette angoisse je ne dis pas qu’on puisse la supprimer, mais on peut la refouler par l’adhésion à la vie ! Et qu’est ce que l’adhésion à la vie ? C’est l’adhésion à ce qui est amour et amitié. Dans le Cantique des cantiques il est dit que l’amour est fort comme la mort, il n’est peut être pas aussi fort mais il est très fort, et je crois que si l’on reprend le message de l’Eveillé, du Bouddha, de l’Eveillé-éveilleur, dans le fond ce sens de la compassion humaine et de la compassion même qu’on peut avoir pour tout ce qui est vivant, est quelque chose qui est très important, parce qu’on ne peut avoir de compassion qu’en ayant en même temps compréhension…
L’idée qu’il nous faut changer de vie est une idée aussi très importante, l’idée qu’il y a un chemin ! Alors bien entendu, moi je ne suis pas bouddhiste dans le sens religieux du terme, mais je pense que ce message du Bouddha est un des plus adaptés à la crise du monde contemporain.

A.S. : Je crois que là, spontanément, vous avez complètement abordé le quatrième point, qui était celui de la Voie…

E.M. : Voilà, c’est ça !

A.S. : Eh bien, merci beaucoup Edgar Morin !

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