Je réponds à plusieurs courriers afin de préciser quelques points.

Les réactions à la démission de Genpo rôshi / Dennis Merzel seront sûrement diverses. Certains se sentiront floués et meurtris, d’autres excuseront facilement sa défaillance sur le thème « Après tout, il n’est qu’un être humain ». Plus caricaturalement, certains retiendront Genpo le vilain garnement (ou pire), d’autres Genpo le libérateur. Mais l’histoire d’un être humain ne peut se réduire tout entier dans un qualificatif, quel qu’il soit. Nous rêvons tous d’une unité et d’une cohérence, espérant pour nous-mêmes comme pour les autres que nos gestes s’accordent avec nos pensées et que notre volonté s’accomplisse dans nos actes. Pourtant, la réalité est souvent éloignée du désir et nous savons bien que nous sommes aussi des personnalités clivées, tissées de mille contradictions. D’une manière triviale, on essaye d’arrêter de fumer, mais on ne peut pas ; on demeure fidèle à son partenaire et à son éthique, mais on ne peut s’empêcher d’être équivoque avec d’autres femmes/hommes. On espère que la vie spirituelle serait indemne de ces contradictions qui font notre lot quotidien et qui, lorsque le banal n’est plus insignifiant, occasionnent de réelles souffrances. Encore mieux, on espère que la spiritualité pourrait enfin nous offrir ce rêve de cohérence. Pourtant, même dans ce domaine, les chercheurs de vérité demeurent humains, parfois trop humains, et les plus profondes compréhensions s’enlacent parfois aux plus tenaces des illusions. Même lorsqu’un homme ou une femme de spiritualité s’égare, il est bien rare qu’il s’agisse d’une manipulation ou d’un cynisme conscients et construits. Il (elle) manifeste simplement sa dimension humaine, éminemment contradictoire.

Nous sommes indulgents envers nous-mêmes tout en accusant facilement les autres pour leurs incohérences propres. Le regard que nous portons sur les comportements d’autrui devrait cependant se méfier des jugements hâtifs et puiser dans notre empathie naturelle. On pourrait penser qu’on devrait s’en tenir là et, devant des drames comme celui du Big Mind Western Zen Center, se taire et se dissimuler dans la pudeur ou l’indifférence. No comment. Quelques personnes défendent cette position, il ne faut pas en parler, « pour le bien du dharma », disent-elles. Mais notre parole ne peut-être biaisée par des non-dits. Ce genre de position relève au fond d’un double discours par défaut. On laisse accroire que les groupes bouddhistes ne réuniraient que des gens cools et éveillés, que tous les enseignants le seraient encore plus, alors que la réalité de ces groupes est tout simplement humaine avec ses beautés et parfois ses travers. Il importe aussi de voir les choses comme elles sont et ne pas entretenir une vision idéalisée des groupes spirituels. Et ce d’autant plus, si nous considérons le dharma comme une autre possibilité de l’être humain et pour nous-mêmes comme une merveilleuse et précieuse découverte. Simplement alors, il faut trouver les mots justes par-delà l’excuse et l’accusation. C’est loin d’être aisé puisqu’on brise le silence et que l’on s’expose.

Parfois la lecture d’un livre peut transformer une vie. Il y a une quinzaine d’années, la lecture de Fonctionnaires de Dieu, un ouvrage dense du célèbre psychanalyste et théologien allemand Eugen Drewermann a bouleversé ma vision de la réalité de la vie spirituelle. Prêtre catholique mais également psychothérapeute, Drewermann recevait des moines, des moniales et d’autres prêtres. Il s’interrogeait sur la détresse psychologique que la plupart exprimaient en tant qu’homme ou femme de Dieu. Épouser le message d’amour du Christ aurait dû les conduire vers l’épanouissement et non vers l’aliénation. Mais ce qu’il entendait dans son cabinet était tout à fait différent et il percevait, malgré la diversité des parcours de vie, des mêmes schémas se répéter inlassablement. Finalement, il mit au jour une même structure psychologique chez nombre de clercs catholiques. Leur vocation intérieure était en réalité un masque. La prêtrise leur servait à créer l’apparence d’une consistance psychologique alors qu’ils ne ressentaient qu’un immense néant au fond d’eux-mêmes. Ils ne pouvaient s’assumer en tant qu’être humain et l’entrée dans la prêtrise leur servait à créer une identité psychologique et sociale de substitution. Leur vie entière était absorbée à l’échafaudage des apparences pour en masquer le néant. Le livre de Drewermann est passionnant, épais (757 pages dans l’édition française) et difficile à résumer en trois lignes. Il milite également pour une vocation religieuse authentique convaincu que la vie spirituelle est bien l’une des plus grandes sources d’enrichissement et de libération intérieure. Publié en 1989, le livre fit grand bruit dans les milieux catholiques allemands et lui valu même une interdiction de la part de l’archevêque de Paderborn. Pourquoi, ici en Occident, certains vont à leur tour faire profession de moine ou d’enseignant bouddhiste ? Ont-ils trouvé l’épanouissement, la libération ou poursuivent-ils autre chose ? Pour qui connaît un tant soit peu les petites histoires du monde bouddhiste, des cas ou des traits de personnalités décrits par Drewerman ont un air de déjà-vu. Oui, des enseignants masquent leur détresse intérieure en se créant un personnage « spirituel et éveillé ». Parfois le personnage fabriqué de toutes pièces est servi par une grande intelligence et seuls les plus proches disciples voient autre chose que la façade patiemment construite. Le travail d’édification est long. Parfois au bout de quelques années, le bâtisseur voit enfin le mirage de son illusion, le château de cartes s’effondre ; il quitte alors, amer, le groupe dans lequel il avait investi tant d’énergie. Parfois, au contraire, la rigidification des structures psychologiques est telle qu’il n’a plus d’autres ressources que de s’affirmer moine ou maître bouddhiste. Comme ces personnes ne peuvent s’appuyer sur une authenticité intérieure, ils doivent combler ce manque par des apparences trompeuses, ils recherchent des légitimations, ils affichent des titres pompeux qui sont autant d’attrape-rêves pour leur faire croire qu’ils ont enfin réussi quelque chose. D’une manière générale, ces personnes aiment multiplier les disciples et y consacrent beaucoup d’efforts, car plus leur nombre croît, plus leur inconsistance intérieure leur paraît irréelle. Comme le montre Drewermann, la séduction est un moteur essentiel dans cette entreprise. Son livre, salutaire et revigorant, devrait être lu, relu et médité par tous ceux qui s’engagent durablement dans un chemin spirituel.

Si nous devons parler en tant que pratiquant du dharma, notre parole ne peut se fonder sur nos préjugés, nos opinions, ni même sur notre propre expérience. Nous ne devrions parler qu’à partir du dharma et non de nous-mêmes. Parler à partir du dharma ne signifie nullement s’appuyer sur quelque référence littéraire reprise au goût de ses idées personnelles. Le dharma se rencontre vivant et brise nos attentes. Pour moi-même, cette rencontre s’est incarnée dans celle d’un moine japonais, simple et ordinaire. Cet homme ne poursuit qu’un seul chemin, celui du renoncement et de la perte. Touché par la mystique chrétienne, il admire tout particulièrement le sermon sur la pauvreté de Maître Eckhart et répète que le dharma s’accomplit dans les trois pauvretés intérieures dites par le maître rhénan : ne rien vouloir, ne rien savoir, ne rien avoir. Dans sa propre vie, cette pauvreté se manifeste par le refus total de toute forme de séduction. Jamais je ne l’ai entendu s’intituler rôshi, maître ou vénérable, tous ces titres qui ne servent qu’à faire croire que l’on aurait acquis quelque chose ou que l’on sache quelque chose. Pourtant, même en refusant la séduction, il arrive inévitablement que celui qui parle avive les projections. Dès qu’il ressentait la volonté de son interlocuteur d’être séduit, ce moine coupait immédiatement la relation sans jamais répondre au désir. Dans la plupart des cas, la personne déçue ne revenait pas. La lecture de Drewermann résonna tout particulièrement en révélant la justesse d’un tel acte, si rare et si extraordinaire, alors que la séduction semble guider la plupart de nos comportements. La séduction, qui est un ressort de l’angoisse, n’a rien à voir avec la vocation la plus authentique de l’homme religieux. Elle ne peut être un outil. Fort heureusement, il existe des moines et des enseignants bouddhistes qui sont libres de toute entreprise de séduction. Même si ce moine japonais est lui-même tissé de contradictions, il laisse toujours s’exprimer le dharma. Je le respecte au plus profond de mon cœur et je m’autorise de cette rencontre pour parler ici.

Je suis particulièrement sensible à cette question de la séduction. Lorsque quelqu’un se propose d’enseigner la voie du Bouddha, il porte en lui une responsabilité puisqu’il se propose, non seulement d’entrer dans la vie d’autrui, mais de la transformer. Je n’ai pas de jugement particulier sur Genpo et je souhaite qu’il traverse ces épreuves grandi. Je ne l’ai rencontré personnellement que deux fois, mais lorsque je regarde ses vidéos, son site internet, je n’entends et ne lis que la rhétorique de la séduction. Peu importe que Big Mind soit intéressant, pertinent ou même libérateur. Quelque chose cloche. Faut-il donc le dire au risque de passer pour un malotru ou bien se taire drapé dans la sagesse mutique qui sied aux bouddhistes ? Le silence comme la parole nous engagent disait Jean-Paul Sartre. Je vous prie donc de m’excuser pour ces propos intempestifs.

Je pars quelques jours et ne pourrai répondre au courrier. Je vous laisse en compagnie de Mr Natural. Puisse votre méditation être aussi limpide que la sienne.




Mr. Natural's 719th Meditation (Robert Crumb).


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