Ces derniers temps, l’aventure du zen aux États-Unis ressemble à un mauvais feuilleton américain.

À l’automne dernier, Eidô Shimano, un maître japonais qui enseignait aux États-Unis depuis près de cinquante ans, « abbé » de deux grands centres zen, fut contraint de démissionner de l’ensemble de ses fonctions et de se retirer dans des conditions pathétiques. Depuis de longues années, Shimano était régulièrement accusé d’abus sur ses disciples, mais sa personne n’avait guère été remise en cause. En mai 2010 cependant, Robert Aitken, son ancien condisciple et l’un des premiers acteurs du zen aux États-Unis, lui adressait une lettre ouverte lui demandant de répondre clairement de ses agissements passés. Dans le même temps, des lettres de Robert Aitken sur les comportements de Shimano furent rendues publiques. Ces lettres avaient été versées en 2003 à l’Université d’Hawaii avec l’ensemble de la documentation personnelle d’Aitken dans un carton portant la mention « confidentiel – ne pas ouvrir ». Mais en 2008, Aitken décida de les rendre accessibles. Ces lettres qui couvrent la période 1964-1984 furent alors cataloguées et diffusées et montrent l’envers d’un décor assez sordide. L’affaire pris une ampleur particulière et finit assez tristement à la fin de l’année 2010, la plupart des enseignants zen américains devant exhorter Shimano à démissionner alors que celui-ci restait sourd à tous les appels.

Voici quelques jours, le 8 février plus exactement, l’un des plus fameux maîtres zen américains, Dennis Merzel, plus connu sous le nom de Genpo rôshi, annonçait à son tour l’abandon de sa condition de « prêtre bouddhiste » (Buddhist Priest) pour cause d’infidélité conjugale. Sa lettre adressée à sa communauté et plus largement à la communauté bouddhiste est actuellement publiée sur son site internet. Le ton, entre repentir et contrition, est tout à fait typique d’une Amérique encore très puritaine qui ne pardonne guère les relations adultères. Il suivra, comme il le souhaite désormais, une thérapie d’une durée indéfinie (sous-entendu pour soigner son addiction au sexe ; Genpo avait déjà eu plusieurs relations notoires de ce type par le passé).

Owning My Responsibility
A Personal Statement from Genpo Merzel

I have chosen to disrobe as a Buddhist Priest, and will stop giving Buddhist Precepts or Ordinations, but I will continue teaching Big Mind. I will spend the rest of my life truly integrating the Soto Zen Buddhist Ethics into my life and practice so I can once again regain dignity and respect. My actions have caused a tremendous amount of pain, confusion, and controversy for my wife, family, and Sangha, and for this I am truly sorry and greatly regret. My behavior was not in alignment with the Buddhist Precepts. I feel disrobing is just a small part of an appropriate response.
I am also resigning as an elder of the White Plum Asanga. My actions should not be viewed as a reflection on the moral fabric of any of the White Plum members.
As Genpo Merzel, I will continue to bring Big Mind into the world and to train and facilitate people who wish to study with me. I will not give up on, and will still be available for people who wish to continue studying with me as just an ordinary human being who is working on his own shadows and deeply rooted patterns.
With great humility I will continue to work on my own shadows and deeply rooted patterns that have led me to miss the mark of being a moral and ethical person and a decent human being. I appreciate all the love and support as well as the criticism that has been shared with me. Experiencing all the pain and suffering that I have caused has truly touched my heart and been the greatest teacher. It has helped open my eyes and given me greater clarity around my own dishonest, hurtful behavior as well as my sexual misconduct. I recently entered therapy and plan to continue indefinitely with it. I am in deep pain over the suffering I have caused my wife, children, students, successors and Sangha.
With Sadness and Love,
D. Genpo Merzel


Avec Bernard Glassman, Genpo est l’un des deux principaux disciples et successeurs de Taizan Maezumi (1931-1995), un maître zen japonais qui s’était établi aux États-Unis à la fin des années cinquante. Maezumi avait la particularité d’avoir reçu trois transmissions, celle de son père, un prêtre de l’école Sôtô, celle de Yasutani rôshi, le fondateur de l’école Sambô Kyôdan, et celle de Kuroda rôshi, un maître laïc de l’école Rinzai. Tout en appartenant formellement à l’école Sôtô, l’enseignement de Maezumi est une synthèse des traditions japonaises Sôtô et Rinzai. Aujourd’hui, la mouvance issue de Maezumi est l’une des plus importantes composantes du zen américain. Ses enseignants sont pour la plupart réunis dans l’association White Plum Asanga. Ses membres sont à ce jour au nombre de quatre-vingt treize, tous successeurs dans la lignée de Maezumi. Après la mort prématurée de son maître, Glassman avait présidé le White Plum Asanga. Lorsque Glassman démissionna de l’école zen japonaise Sôtô dont le cadre formel lui paraissait trop étroit pour le développement de nouvelles formes d’enseignement du zen, il démissionna également de son poste de président du White Plum Asanga. Il en laissa alors naturellement la direction à Genpo, son premier condisciple. Au cours de ces dernières années, Genpo a fait preuve d’une activité débordante, ses retraites réunissant des centaines de participants, malgré une grave maladie qui le tint éloigné quelques temps. Tout particulièrement, son enseignement s’était recentré depuis plus d’une dizaine d’années autour d’un programme de thérapie spirituelle intitulé Big Mind. Sa vision même du zen a été remodelée par la création de ce programme dont il pense qu’il ouvre une nouvelle voie pour le zen en Occident. Le centre zen de Salt Lake City où il enseignait depuis plusieurs années et qui portait initialement le nom de Kanzeon Zen Center avait été lui rebaptisé Big Mind Western Zen Center.

Face aux rumeurs persistantes, Genpo reconnut en janvier dernier avoir depuis plusieurs années une relation suivie avec l’une de ses disciples. Il ne s’agit cependant pas d’une simple affaire d’adultère. Fin 2009, ladite disciple avait en effet reçu de Genpo sa transmission, autrement dit il l’avait reconnue comme l’un de ses successeurs officiels. Dans le même temps, il l’avait également promu au rang de « vice-abbé » du centre (Genpo étant lui-même l’abbé). Évidemment, on peut imaginer l’ampleur du trouble au sein de la communauté. Depuis quelques jours, le site internet de Genpo a fondu comme neige au soleil, la plupart des pages, notamment celle relative au vice-abbé, ont disparu. Le compte Twitter genporoshi dans lequel Genpo se qualifiait lui-même de « maître zen, visionnaire et fondateur de la méthode Big Mind » (Zen Master, Visionary, and founder of the Big Mind Process), a été fermé. Seul le compte genpomerzel reste accessible bien qu’il soit inactif depuis le 8 février. L’épouse de Genpo aurait demandé le divorce.

Il est toujours délicat d’interpréter ce genre d’événement. Un enseignant zen n’en reste pas moins un être humain et ne peut être exempt d’erreurs. Mais le plus frappant dans cette lettre ouverte demeure la volonté inébranlable et revendiquée de Genpo de continuer à enseigner le programme Big Mind. La séduction, le travestissement et l’addiction ne concerneraient donc qu’une affaire d’adultère. Big Mind est inspiré de la méthode du Dialogue Intérieur (Voice Dialogue), une forme de thérapie développée dans les années 1980 par deux psychothérapeutes jungiens américains, Hal et Sidra Stone. Elle consiste à prendre conscience des multiples aspects de sa propre personnalité, à les personnifier et à les faire dialoguer pour les intégrer dans une nouvelle conscience de soi. Genpo reprend cette méthode dans une perspective zen, chacun devant pouvoir reconnaître l’esprit vaste (big mind) qui n’est autre que la dimension éveillée de tout être humain. Si la méthode est sans doute fort utile et enrichissante, les arguments de Genpo pour la promouvoir sont pour le moins mirobolants. Elle permettrait, affirme-t-il, de réaliser l’éveil sans avoir besoin de méditer, oui ce fameux et si rare éveil que Genpo lui-même avait mis tant d’années à obtenir! Il suffirait d’une journée Big Mind ; non, même pas une journée, une demi-journée suffirait ! Comme on peut l’imaginer, ce genre de déclaration suscita rapidement les critiques et les controverses. Depuis quelques années, le discours de Genpo s’est largement tempéré. Il ne parle plus officiellement que « d’expériences » bien que l’éveil soit toujours plus ou moins sous-entendu. Dans cette vidéo de 2009 (ci-dessous), Genpo explique devant un large parterre que sa méthode leur fera économiser une vingtaine d’années de pratique dans un monastère, il suffit de trois heures (ce qui déclenche les hourras et l'enthousiasme - sur la vidéo à 0,47 et 2,36 minute). Si la quasi-totalité des critiques visait surtout l’outrance publicitaire, seul un pratiquant du zen de la tradition Linji/Rinzai, Ron Henshall, s’intéressa à la question fondamentale : l’expérience de Big Mind peut-elle être considérée d’un point de vue zen comme l’expérience de l’éveil ? (dans un article intitulé « Kensho and the Unborn Buddha Mind ») Il en doutait, mais son analyse peu étoffée manque d’argumentations.





Genpo se fit ensuite connaître pour ses retraites zen VIP : dans un hôtel de luxe (avec piscine précisaient les dépliants), Genpo enseignait à un groupe restreint de cinq personnes pendant cinq jours. Il en coûtait aux participants la coquette somme de 50.000 dollars (par personne s’entend). Les critiques furent également très vives. Depuis deux ans, le site de Genpo affichait des sessions « sacrifiées » à 25.000 dollars et ces derniers mois leur prix n’était même plus précisé. Genpo s’est toujours défendu en disant que cet argent servait uniquement à promouvoir Big Mind et à entretenir son centre, il s’agissait d’une autre manière de collecter des fonds (fundraising) pour le développement de ses activités. Malheureusement, Genpo n’a jamais communiqué publiquement sur les comptes de Big Mind. Il y a peu encore, son site affirmait que près de cent mille personnes avaient participé à ses stages (non les stages VIP mais les stages classiques de Big Mind). Comme leur prix moyen est d’environ 150 dollars, on imagine le montant des sommes en jeu et ce, même si le chiffre de cent mille participants est exagéré.

Avant le 8 février, le site de Genpo se caractérisait par sa dimension marchande, ventes de CD et de livres. On y trouvait tout ce qui fait un bon site publicitaire : la biographie édifiante du maître, les témoignages des participants conquis. Une page énumérait les tarifs « conseillés » pour devenir disciple de Genpo, recevoir son ordination de laïc ou de moine. Des tarifs étaient également proposés pour les mariages, les funérailles et même les bénédictions des nouveaux-nés. À l’évidence, Genpo conçoit le développement du zen et de Big Mind sur un modèle entrepreneurial. Tous les ressorts de la séduction et de la promesse sont utilisés. À la manière américaine, le promoteur de la méthode doit sans doute lui-même témoigner de son succès par sa propre réussite matérielle. Genpo ne faisait pas mystère de ses trois maisons, de ses deux voitures et de sa Harley-Davidson avec laquelle il se rendait chaque jour au centre zen.





Genpo s’est-il défroqué (disrobed) ce 8 février où s’est-il défroqué il y a bien, bien longtemps ? Dans le bouddhisme, la robe est le signe visible du renoncement. Le moine renonce non seulement aux biens matériels mais plus profondément encore à toute forme de séduction et de promesse. Traditionnellement, le moine coud et teint lui-même son vêtement fait de haillons. Aujourd’hui, des Occidentaux choisissent d’épouser ce mode de vie où revêtant la robe, il ne vivent plus que de dons et ne disposent d’aucune ressource personnelle.

Un doute cependant surgit, s’agit-il d’une escroquerie dont Genpo serait sans doute lui-même la première victime ou serait-ce une nouvelle stratégie adaptée aux conditions du monde moderne pour développer l’enseignement du Bouddha ? La publicité, l’argent seraient autant de moyens habiles pour entraîner le monde dans une voie spirituelle. Ce fut l’argument constant de Genpo durant toutes ces années pour répondre au feu des critiques. Au fond, nul autre que lui ne peut finalement savoir s’il s’est dupé, s’il a dupé le monde ou si ses choix étaient l’expression de son activité éveillée. Souvent la réalité n'est ni tout à fait blanche ni tout à fait noire. Aujourd’hui, il souhaite continuer Big Mind mais dans une dimension séculière, précise-t-il.

Néanmoins, il faut bien souligner l’essentiel : le bouddhisme est nécessairement l’abandon de toute forme de séduction et de promesse. La séduction et la promesse sont les ressorts habituels du désir. S’exercer en bouddhisme consiste précisément à voir comment le désir, le manque et la frustration sont intimement liés et sont les racines de notre angoisse fondamentale. Il ne vise nullement à les entretenir mais à les dépasser. Dans la relation maître-disciple, où les projections peuvent être particulièrement fortes, il appartient au maître de couper d’emblée toute forme de séduction. Telle est la pratique traditionnelle du zen. Si on innove en la matière, c’est à ses risques et périls (et malheureusement au péril d'autrui).

On pourrait penser que ce nouvel épisode dans l’épopée du zen américain n’est qu’un épiphénomène, lié notamment à la culture américaine et qu’il ne nous concerne guère. Pourtant, pour qui fréquente un tant soit peu les centres bouddhistes ici ou là sait que bon nombre d’entre eux font aujourd’hui de la séduction et de la promesse leur fond de commerce. Le bouddhisme est devenu une entreprise comme une autre, le public est un marché. Les « maîtres » se multipliant beaucoup ces derniers temps, le marché est devenu très concurrentiel et chacun rivalise de titres et de réclames pour attirer le chaland. Peu ont le brio et le charisme de Genpo qui lui permet de drainer les foules, la séduction et la promesse sont plus insidieuses, il n’empêche.

Le maître zen Kôdô Sawaki disait : « L’étude du bouddhisme est l’étude de la perte. Le Bouddha Shâkyamuni en est un bon exemple. Il abandonna son royaume, sa belle femme, son enfant mignon, ses splendides habits et il devint un mendiant aux pieds nus et à la robe usée. Tous les bouddhas et les patriarches ont volontairement enduré la perte. Qu'un prêtre bouddhiste veulle réussir en ce monde est une grave erreur. N’importe comment, nous les moines, nous sommes tous des mendiants de la tête au pied. » (Kôshô Uchiyama, The Zen teaching of Homeless Kodo, Sôtôshû Shumuchô, 1990, p. 42).

Il n’est pas sûr que Genpo partage cette vision de l’éveil. Même aujourd'hui.

À ce moment, on peut simplement souhaiter que Genpo et les personnes impliquées grandissent dans l'épreuve.

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