Jonathan souhaite apprendre le japonais classique pour lire Dôgen dans le texte. Il m’écrit : «Quelle version japonaise du Shôbôgenzô, et quels manuels d'apprentissage se procurer ?»

Il existe plusieurs éditions du Shôbôgenzô, toujours très chères. De préférence, il vaut mieux se procurer la version de poche en quatre volumes de Yaoko Mizuno publiée chez Iwanami Bunko. Elle est disponible dans toutes les librairies japonaises, par exemple à Paris chez Junku, 18 Rue des Pyramides 75001 Paris. Toutes les éditions modernes sont unifiées et présentent peu de différences entre elles. Celle de Mizuno se différencie par ses choix de sauts de ligne, sa lecture des passages en chinois et parfois par des variations de ponctuation. L’appareil de notes est assez succinct. Depuis une quinzaine d’années, le temple de Shômonji au Japon propose l’intégralité de la version de Mizuno en ligne, sans les notes. Il suffit d’un clic.

Pour les manuels, c’est un peu plus complexe, d’autant que Dôgen n’écrit pas en wabun 和文, la langue ordinaire japonaise, mais dans une langue mixte habituelle des religieux de l’époque appelée wakan konkô bun 和漢混淆文 qui mêle le wabun et le kanbun 漢文, le chinois tel qu’il est écrit et lu par les Japonais. Il faut donc avoir à la fois des notions de japonais et de chinois classiques pour s’initier à la lecture de Dôgen.

De tous les manuels de japonais classique actuellement disponibles (moins d’une dizaine), celui de Haruo Shirane est à l’évidence le meilleur et le plus complet. Il est sobrement intitulé Classical Japanese. A Grammar (Columbia University Press). Il l’emporte sur tous les autres par son souci de la pédagogie et de l’exhaustivité, même s’il ne couvre pas tous les aspects de la langue. Les mots fonctionnels (koto, tokoro, etc.), pourtant si importants dans la structure de la phrase japonaise, ne sont ainsi pas abordés. Une fois maîtrisé, on peut l’accompagner de l’autre livre de Shirane, Classical Japanese Reader and Essential Dictionary (Columbia University Press) où l’auteur examine, phrase après phrase, la grammaire, le vocabulaire et la syntaxe d’extraits de classiques japonais.

En français, il n’existe que Le manuel de japonais classique. Initiation au bungo de Jacqueline Pigeot (l’Asiathèque 1998), mais ce manuel n’aborde guère que la conjugaison et les auxiliaires verbaux. En plus, l’auteur se limite au wabun de l’époque Heian. L’ouvrage ne sera donc pas très utile.

Pour le kanbun, il n’existe pas à ma connaissance de grammaire disponible en langue occidentale. Il faut donc travailler à partir des grammaires de chinois classique puis apprivoiser pas à pas la manière qu’ont eu les japonais de s’approprier le chinois comme langue véhiculaire.

Pour ma part, j’utilise :
Pour la grammaire japonaise :
Classical Japanese. A Grammar de Haruo Shirane, en regardant de temps à autre les autres grammaires de préférence Bungo Manual: Selected Reference Materials for Students of Classical Japanese de Helen Craig McCullough (succinct mais l’analyse est fine) et A Handbook to Classical Japanese de John Timothy Wixted (pédagogique, beaucoup d’exemples).
Pour le vocabulaire japonais : le grand dictionnaire en ligne de japonais classique (une mine).
Pour le vocabulaire bouddhiste : le dictionnaire en ligne de Charles Muller (en accès payant pour une consultation illimitée).
Pour le vocabulaire chinois : l’indémodable Dictionnaire classique de la langue chinoise de Séraphin Couvreur que l’on peut acheter à la librairie You Feng à Paris.

C’est un long parcours.

Soit par exemple la forme あきらかにしるべし
Il vous faudra tout d’abord apprendre à lire les syllabes : a-ki-ra-ka-ni-shi-ru-be-shi, puisque les Japonais écrivent avec un syllabaire et non avec un alphabet,
apprendre à découper la préposition autour du verbe shiru, «comprendre, savoir» : akiraka ni shirubeshi,
à reconnaître à quel type de conjugaison appartient le verbe shiru (à quatre bases) et quelle est la forme conjuguée employée (ici la forme conclusive),
s’émerveiller d’une conjugaison qui ignore les temps,
reconnaître ensuite l’auxiliaire verbal beshi conjugué lui aussi à la forme conclusive. Cet auxiliaire a plusieurs fonctions, mais suffixé au verbe shiru, il a chez Dôgen une fonction de recommandation insistante, shirubeshi, «il vous faut savoir / il faut savoir / sachez»,
reconnaître le verbe adjectival akiraka nari «être clair, évident» conjugué à la forme suspensive akiraka ni et qui prend ici une valeur adverbiale,
s’émerveiller que les verbes, les adjectifs et les verbes adjectivaux (une catégorie intermédiaire) se conjuguent tous trois,
Se dire que l’on aura pu tout aussi bien écrire akiraka ni shirubeshi avec des caractères chinois 明らかに知るべし,
Se dire au final que akiraka ni shirubeshi signifie simplement « Sachez clairement»,
Et puis avancer, se dire, mais que faut-il donc savoir si clairement ?
Puisqu’il s’agit d’une phrase du Shôbôgenzô :
あきらかにしるべし、佛祖の學道、かならず菩提心を發悟するをさきとせりといふこと。

Une plongée dans un autre monde. Celui de Dôgen.

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