Il y a quelques semaines de cela, David Loy (photo ci-contre) m’avait envoyé un nouveau texte pour le site Un Zen Occidental. Georges T. a travaillé sur la traduction que j’ai enfin pu regarder ce dimanche. Je vous la livre en avant-première.

Loy est l’un des disciples et successeurs du maître zen Koun Yamada de l'école Sambô Kyôdan. Il n’a pas de groupe de méditation et a choisi la voie de l’écriture et de l'engagement social. Actuellement, il enseigne la philosophie à l’Université Xavier de Cincinnati aux Etats-Unis. Dans cet article intitulé "Que ferait le Bouddha ?", Loy reprend quelques-unes de ses réflexions sur les identités collectives, l’institutionnalisation des trois poisons, la société de consommation, etc. Le texte est d’une clarté limpide. Je regrette juste le ton un peu trop outrancier (ou du moins que je ressens comme tel) qui n’est sans doute pas approprié. On peut dire des choses fortes sans animosité aucune. Loy me rétorquera sûrement que l’urgence commande ce ton virulent. A vous de lire.



Que ferait le Bouddha ?

Chaque génération pense sans doute qu’elle est confrontée à une crise qui décide du sort de la planète. Mais à moins de se mettre la tête dans le sable (ou quelque équivalent bouddhiste), nul ne peut ignorer l’exceptionnelle crise planétaire à laquelle aujourd’hui nous sommes tous confrontés. La destruction de l’environnement n'est plus simplement une menace : nous la vivons, et il est déjà évident que les sociétés telles que nous les connaissons subiront des transformations pour le moins douloureuses par l’épuisement des systèmes écologiques qui se renforcent mutuellement, en particulier le changement climatique planétaire, la diminution de la couche d'ozone, l’extinction rapide de nombreuses espèces, les différents types de pollution et tout ce que nous ne connaissons pas encore.

Bien que notre système économique mondial soit une filiale à cent pour cent de la biosphère (note : en d’autres termes qu’il dépend complètement de la biosphère, qu’il en est un sous-ensemble, mais j’aimerais garder l’expression), les PDG qui dirigent ce système (comme n’importe qui qui le contrôle) ne peuvent voir plus loin que le prochain rapport trimestriel, pas plus que les hommes politiques ne peuvent raisonner au-delà de la prochaine élection. La surpopulation, les pandémies, la privation croissante de besoins essentiels pour de vastes catégories de personnes font planer la menace d'un effondrement social, alors que les médias – des entreprises commerciales dont le principal intérêt est la dernière ligne du bilan, non de découvrir et de dévoiler la vérité – nous divertissent à coup d’infospectacles et nous assurent que la solution, c’est toujours plus de la même chose : garder confiance, tenir bon, et que finalement nos problèmes seront résolus par le développement technologique, la croissance économique, encore plus de consommation et un produit national brut plus important.

Comme si cela n’était pas suffisant, nos dirigeants – ou plutôt nos maîtres – ignares, corrompus et arrogants se sont montrés incompétents en tout à l’exception du mensonge et de la conquête du pouvoir. Maintenant que leur fourberie et leur incompétence reviennent les hanter, leur cote de popularité s'est effondrée, en même temps, ils ont consolidé leur pouvoir. Les têtes changeront, mais la structure du pouvoir restera globalement la même, à moins que nous trouvions les moyens d'y remédier.

Pour garder le pouvoir, la peur est l’un de leurs plus importants ressorts. Elle exige que l’on substitue à la guerre froide une guerre sans fin “contre le terrorisme”, ce qui veut dire d’intarissables gains pour un complexe militaro-industriel qui se gave sur la guerre sans laquelle il s’écroulerait. Cette guerre contre le terrorisme a été menée, volontairement ou non, d'une façon telle qu’elle garantit pour chaque “terroriste” que l’on tuera une douzaine d’autres gens désespérés qui haïront les Etats-Unis. Nos efforts agressifs pour réprimer le terrorisme assurent sa pérennité. Comme le disait Peter Ustinov, le terrorisme est la guerre des pauvres, la guerre est le terrorisme des riches. La violence de petits groupes terroristes comme Al-Qaïda est, en fin de compte, peu de choses en regard du “terrorisme d'état” (qui comprend l’autorisation de la torture) que nous croyons fondé de déchaîner sur quiconque nous fait peur ou menace nos “intérêts nationaux”.

Je ne livre pas ces réflexions comme une opinion politique (“Bien ! Ecoutons également la position adverse !”) mais comme un fait. Il s’agit de la situation critique où nous nous trouvons aujourd'hui, et les bouddhistes doivent la regarder rapidement comme tout le monde. A moins d'être obtus, si vous n'êtes pas un tant soit peu conscient de ces questions urgentes, c'est que vous vivez dans une bulle très étrange à l'écart de toute source d'informations (vous êtes peut-être à la fin d’une retraite de vingt ans dans une caverne de l’Himalaya ?) ou que votre pratique spirituelle comporte une faiblesse. Soit vous n'êtes pas attentif, soit quelque chose ne fonctionne pas dans votre faculté de voir. Il existe une place spéciale en enfer (les enfers bouddhistes comme l’enfer chrétien) pour ceux qui refusent d'abandonner l’indifférence nombriliste qui leur permet de rester indéfiniment sur leur coussin tandis que le reste du monde se dirige en enfer. Le bouddhisme promeut l'attention et la conscience et il est nécessaire, tout particulièrement aujourd’hui, que cette conscience s'étende au-delà de nos coussins de méditation et de nos salles de pratique du dharma, pour embrasser une compréhension plus vaste de ce qui se passe dans le monde, dans notre monde, un monde qui crie de douleur. Comme Kwan Yin, nous devons être capables d'entendre cette douleur.

On pense parfois que la pratique de la méditation signifie “juste voir, juste entendre, juste sentir, voilà qui est bien, les concepts sont mauvais”. Il y a des moments et des lieux où nous devons nous concentrer sur les données sensorielles immédiates et sur les phénomènes mentaux, mais ces pratiques sont incomplètes en elles-mêmes, tout comme le serait un éveil bouddhiste qui nous libérerait sans nous entraîner à considérer la libération de tous. Sans quoi nous risquons de finir comme des grenouilles au fond d’un puits profond, oublieux du monde plus vaste qui se trouve à l'extérieur. Si votre pratique bouddhiste vous rend allergique à tout ce qui est concept et abstraction, vous feriez mieux de vous équiper pour le Pôle Sud, que vous expérimentiez directement votre propre coup de soleil au trou d'ozone, pour la toundra arctique, que vous pataugiez en personne dans la boue du permafrost décongelé, pour les bidonvilles de Bogota ou de Rio de Janeiro que vous voyiez par vous-mêmes dans quelles conditions des familles essayent d’y survivre, pour Bagdad que vous appreniez par vous-mêmes sur le terrain ce que veut dire “apporter la démocratie au Moyen-Orient”, et pour nombre d'autres endroits que vous preniez conscience de ce qui se passe dans le monde aujourd’hui même.

Ceux d'entre nous qui n'ont pas assez de temps, d'argent ou d'énergie à consacrer à de tels voyages doivent développer une conscience plus large autrement, sans plus faire confiance aux médias poubelles ou à la machine à reformater l’information de Bush. Nous devons utiliser notre esprit critique pour comprendre les gigantesques défis du monde dans lequel nous vivons. Les concepts et les généralisations ne sont pas mauvais en soi. Les rejeter est comme condamner les victimes, alors qu’en fait la difficulté vient que nous les utilisons à mauvais escient.

Croire que “l’attention signifie être seulement attentif à son environnement immédiat” et poser de telles limites à sa conscience est en réalité une autre forme du problème fondamental : le sentiment d’être séparé les uns des autres et du monde “dans” lequel nous vivons. Le non-soi (anatta) signifie qu'il est illusoire de faire une différence entre “ce qui est le mieux pour moi” et ce qui est le mieux pour les autres. Le monde n'est pas une sorte de jeu à somme nulle. C'est pourquoi le karma opère comme il le fait.

A cette explication, deux autres objections bouddhistes courantes tentent de justifier qu’il conviendrait de se concentrer uniquement sur sa propre pratique et son propre éveil : “Je dois m’occuper de ma propre libération avant de pouvoir aider les autres. Et du point de vue le plus élevé, les êtres vivants n’existent pas – tout est “vide” – et nous n'avons pas besoin de nous soucier de leur sort ni de celui de la biosphère.” Pourtant, aucun de ces arguments n’est valide. D’une façon ou d’une autre, ils sont tous les deux, en effet, et au mieux des demi-vérités qui relève du dualisme.

D’abord, nous ne pouvons attendre d'avoir surmonté toutes nos souffrances avant de nous occuper de celles des autres. Le monde s’accélère, et les évènements n'attendront pas, eux, que nous ayons, vous et moi, réalisé le grand éveil. Comme les degrés de l'éveil sont infinis (même le Bouddha n’est encore qu'à mi-chemin selon un dicton zen), nous devons apporter notre aide comme nous le pouvons ici et maintenant. Plus exactement, nous devons faire maintenant ce que nous pouvons en fonction de là où nous en sommes dans notre pratique.

Qui plus est, cette objection méconnaît le fonctionnement de la pratique spirituelle. Nous n'attendons pas d'avoir surmonté notre égocentrisme pour nous engager avec le monde. S'occuper de la souffrance d’un monde plus large est la manière dont nous surmontons l’égocentrisme. Contrairement à une conception courante du chemin du bodhisattva, les bodhisattvas ne diffèrent pas leur propre éveil parfait pour aider les autres. Aider les autres est leur manière de parfaire leur éveil, car ils savent que leur libération ne peut être en définitive séparée de celle des autres. Nous nous éveillons d’une souffrance à soi pour nous retrouver dans un monde rempli de souffrance. S'éveiller, c'est réaliser que je ne suis rien d’autre que ce monde.

Mais tout est vide, n'est-ce pas ? Oui et non. Mettre uniquement l'accent sur la dimension de la vacuité, c'est encore être dans la dualité et se méprendre sur l’enseignement central du mahâyâna. La forme est vacuité, mais la vacuité est aussi forme. Les phénomènes n'ont pas d'essence et néanmoins notre nature essentielle sans forme se manifeste sous une forme ou sous une autre. Sans manifestations, il ne reste rien, rien ne vaut et cela n'a pas de sens. Ne pas chérir l’enchevêtrement des fils de la vie que la Terre a miraculeusement tissé – nous compris, égarés que nous sommes – serait mésestimer la merveilleuse activité de la nature essentielle que nous partageons avec tous les autres êtres. L'éveil ne mène pas à une supra-réalité ou à une dimension transcendante, mais à réaliser notre unité fondamentale avec le monde, ce qui revient à réaliser la vacuité de notre identité propre et à agir en conséquence. Sans une biosphère saine, les formes disponibles à la vacuité sont fortement réduites. Sans des sociétés saines, les possibilités d'accomplir des activités humaines, et notamment de suivre le chemin de l'éveil, sont compromises.

Que ferait le Bouddha ? Comment réagirait-il à notre situation ?

Je me demande parfois ce qu'il penserait du bouddhisme actuel. Le Bouddha n'a jamais enseigné le bouddhisme. Il n’était même pas bouddhiste pouvons-nous dire, de même que le Christ n'était pas chrétien. Shâkyamuni a enseigné le dharma. Le bouddhisme n'est pas ce qu’il disait, mais ce qu'il a suscité. Le bouddhisme tel que nous le connaissons est le résultat du développement du dharma et du sangha pendant des siècles, dans des endroits et des cultures variés. Serait-il heureux de voir ce que ses efforts ont produit ?

Ses enseignements insistent sur l'impermanence et l’insubstantialité. Il ne serait pas surpris par l'histoire des transformations incessantes et par l'extraordinaire adaptabilité dont le bouddhisme a fait preuve là où il s’est diffusé. Il n'attendrait pas de nous que nous suivions et répétions simplement ses façons d’enseigner, ou que nous soyons accrochés aux règles qui ont vu le jour à son époque pour administrer le sangha. Il ne voudrait sûrement pas que nous restions aveugles devant les défis auxquels nous sommes collectivement confrontés, de même qu'il n’attendrait pas que ses disciples les ignorent. A son époque, le sangha pouvait largement ignorer les luttes politiques et les conflits sociaux en se retirant dans la forêt. Aujourd'hui, il n'existe pas un endroit sur terre où se retirer qui ne soit menacé d’une manière ou d’une autre. La distinction traditionnelle entre moines et laïques ne s'applique pas dans cette situation. Nos destins ne peuvent plus être séparés.

Que ferait le Bouddha ? Est-ce une question sans réponse puisqu’il n’est plus là ? Si le Bouddha ne vit pas en nous et comme nous, il est mort en effet. Si nous sommes incapables de répondre nous-mêmes à cette question, le bouddhisme est mort, ou peu s'en faut. Pour vous comme pour moi, appliquer les enseignements les plus importants du bouddhisme à notre situation actuelle est un défi. Si ces enseignements ne permettent pas de comprendre et de répondre à la crise mondiale à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés, tant pis pour eux, peut-être est-il temps de s'en débarrasser.

Mais je ne pense pas que nous soyons appelés à le faire. L'enseignement le plus clairement bouddhiste est aussi celui qui nous procure la meilleure appréciation de la crise collective que nous affrontons : le lien entre dukkha et anatta (note : non, il ne s’agit pas de la première ni de l’une des quatre nobles vérités, mais ma façon de condenser l’intuition la plus fondamentale propre au bouddhisme telle que je la comprends) entre la souffrance, au sens le plus large, et le sentiment illusoire de soi. Le sentiment de soi est nécessairement inconfortable car, en tant que construction psychique, il n’a pas de fondement, et ses tentatives habituelles pour se fonder et se sentir plus “réel” ne font qu’empirer les choses. Cette vérité fondamentale sur le soi de l’individu éclaire aussi les soi collectifs qui cherchent tout autant à se préserver en servant leur propre intérêt de groupe au détriment de ceux qui n'en font pas partie.

Nous voici au cœur de l’auto-contradiction du sexisme, du racisme, du nationalisme, du militarisme et du spécisme (la séparation des êtres humains du reste de la biosphère). Si le sentiment de séparation est le problème, comprendre l’interdépendance qui nous lie doit être au cœur de toutes les solutions. Nos dirigeants échouent si misérablement car leurs politiques incarnent et renforcent l'illusion de la séparation, ils aggravent la dukkha du monde au lieu de la soulager.

Une telle interdépendance n'est pas simplement une réalisation que l’on cultive sur son coussin. Un monde en souffrance nous invite à réaliser l'interdépendance – c’est-à-dire à la rendre réelle – jusque dans nos façons de vivre. Cela comprend d’imaginer des moyens d'affronter l'avidité institutionnalisée (notre système économique actuel), l’aversion institutionnalisée (nos régimes du militarisme et de la justice punitive) et l'illusion institutionnalisée (les régimes de la propagande et de la publicité entretenues pas les médias). Il ne sera pas facile de découvrir les manières les plus adéquates de défier et de transformer ces maux institutionnalisés. Si nous, bouddhistes, ne le voulons pas ou ne pouvons pas les trouver, le bouddhisme n'est pas la voie spirituelle dont le monde a besoin aujourd’hui.

David Loy (version révisée d’avril 2006)


Mots-clés : , , ,

Partager