Le bouddhisme engagé aujourd'hui
27 Fév. 2018
Ces derniers mois ont été forts riches en rencontres et en projets initiés, à Lyon, à La Rochelle, à Paris, à Nantes, à Strasbourg et dans d’autres lieux. Beaucoup de personnes aspirent au changement, se soutiennent et œuvrent ensemble.
Toutes ces rencontres, toutes ces attentions partagées m’ont aussi permis de clarifier des questionnements et la signification du bouddhisme engagé lui-même. Si le bouddhisme engagé, en tant que mouvement, a d’abord été une conscience politique puis une pratique sociale et caritative, il entre en effet aujourd’hui dans une nouvelle phase de son développement. Il ne se pense plus comme un simple bouddhisme appliqué (des engagements citoyens ou l’exercice de vertus dans le champ des relations humaines, sociales ou professionnelles) mais comme une voie de libération à part entière, dotée de ses propres pratiques de changement.
Depuis 2013, nous explorons cette voie et ces pratiques novatrices à travers le développement du programme BASE (Bouddhisme, Action Sociale et Engagement). Plus les années passent, plus nous sommes convaincus de sa pertinence pour les temps actuels. Les années 2017/2018 marquent une transition dans notre travail avec la mise en place de nouveaux groupes. J’ai récemment enregistré une émission consacrée au programme BASE pour Sagesses bouddhistes (France 2) qui devrait être diffusée prochainement et qui permettra sans doute d’atteindre d’autres personnes. Comme déjà plusieurs d’entre vous nous sollicitent pour mettre en place des groupes ou simplement témoignent de leur intérêt ou nous soutiennent, nous proposons deux rendez-vous dans les mois à venir :
- Un atelier à Paris le samedi 23 juin 2018 après-midi intitulé «Le bouddhisme engagé aujourd’hui». Cet atelier permettra de faire un tour d’horizon du développement du bouddhisme engagé en France et d’offrir un retour sur les diverses expériences du programme BASE menées depuis 2013.
- Deux jours de formation à l’animation des groupes BASE les 8 et 9 septembre 2018. Avec le développement des groupes, il nous semble utile de proposer une formation pratique qui permette notamment d’en comprendre les enjeux et d’intégrer les pratiques proposées. La formation est actuellement prévue au Mans (dans la Sarthe), mais s’il y avait beaucoup d’inscrits, nous serions susceptibles de déplacer cette formation, par exemple à Paris. Si vous êtes intéressé(e), inscrivez-vous dès aujourd’hui.
De nouvelles occasions de se voir ou se revoir, et d’avancer ensemble dans le chemin de la transformation. Je vous remercie de votre lecture et de votre attention.
Jiun (Éric Rommeluère)
Toutes ces rencontres, toutes ces attentions partagées m’ont aussi permis de clarifier des questionnements et la signification du bouddhisme engagé lui-même. Si le bouddhisme engagé, en tant que mouvement, a d’abord été une conscience politique puis une pratique sociale et caritative, il entre en effet aujourd’hui dans une nouvelle phase de son développement. Il ne se pense plus comme un simple bouddhisme appliqué (des engagements citoyens ou l’exercice de vertus dans le champ des relations humaines, sociales ou professionnelles) mais comme une voie de libération à part entière, dotée de ses propres pratiques de changement.
Depuis 2013, nous explorons cette voie et ces pratiques novatrices à travers le développement du programme BASE (Bouddhisme, Action Sociale et Engagement). Plus les années passent, plus nous sommes convaincus de sa pertinence pour les temps actuels. Les années 2017/2018 marquent une transition dans notre travail avec la mise en place de nouveaux groupes. J’ai récemment enregistré une émission consacrée au programme BASE pour Sagesses bouddhistes (France 2) qui devrait être diffusée prochainement et qui permettra sans doute d’atteindre d’autres personnes. Comme déjà plusieurs d’entre vous nous sollicitent pour mettre en place des groupes ou simplement témoignent de leur intérêt ou nous soutiennent, nous proposons deux rendez-vous dans les mois à venir :
- Un atelier à Paris le samedi 23 juin 2018 après-midi intitulé «Le bouddhisme engagé aujourd’hui». Cet atelier permettra de faire un tour d’horizon du développement du bouddhisme engagé en France et d’offrir un retour sur les diverses expériences du programme BASE menées depuis 2013.
- Deux jours de formation à l’animation des groupes BASE les 8 et 9 septembre 2018. Avec le développement des groupes, il nous semble utile de proposer une formation pratique qui permette notamment d’en comprendre les enjeux et d’intégrer les pratiques proposées. La formation est actuellement prévue au Mans (dans la Sarthe), mais s’il y avait beaucoup d’inscrits, nous serions susceptibles de déplacer cette formation, par exemple à Paris. Si vous êtes intéressé(e), inscrivez-vous dès aujourd’hui.
De nouvelles occasions de se voir ou se revoir, et d’avancer ensemble dans le chemin de la transformation. Je vous remercie de votre lecture et de votre attention.
Jiun (Éric Rommeluère)
8 avril 2017, une vidéo rétrospective
19 Juin 2017
Le 8 avril 2017, la journée de pratique et de partage «Le bouddhisme en action» offerte à Paris marquait la naissance officielle du réseau BASE, un réseau informel de bouddhistes engagés, ainsi que la fondation de la communauté Les Mille Mains qui réunit en son sein des étudiants de la Voie du Bouddha qui œuvrent au quotidien à travers cinq engagements. Le 8 avril est au Japon le jour de la célébration de la naissance du Bouddha, le jour également des enfants et de la fête des fleurs.
Quatre-vingts personnes participaient à cette journée fondatrice qui s’est déroulée au Forum104, un espace de rencontre culturel et interspirituel au cœur de Paris. Plusieurs intervenants s’étaient également joints pour partager leurs expériences : le pasteur Brice Deymié, aumônier national des prisons pour la Fédération Protestante de France ainsi que Michel Dubois, enseignant dans la tradition zen, aumônier en milieu carcéral. La journée était co-animée par Jocelyn Mayaud et Éric Rommeluère, enseignant dans la tradition zen.
Dans cette vidéo, vous retrouverez quelques temps forts de cette journée avec des explications de Jocelyn Mayaud et d’Éric Rommeluère.
Quatre-vingts personnes participaient à cette journée fondatrice qui s’est déroulée au Forum104, un espace de rencontre culturel et interspirituel au cœur de Paris. Plusieurs intervenants s’étaient également joints pour partager leurs expériences : le pasteur Brice Deymié, aumônier national des prisons pour la Fédération Protestante de France ainsi que Michel Dubois, enseignant dans la tradition zen, aumônier en milieu carcéral. La journée était co-animée par Jocelyn Mayaud et Éric Rommeluère, enseignant dans la tradition zen.
Dans cette vidéo, vous retrouverez quelques temps forts de cette journée avec des explications de Jocelyn Mayaud et d’Éric Rommeluère.
Le bouddhisme incite-t-il aussi à la non-violence ?
03 Juin 2013
Le bouddhisme s'acculture en France et pourtant cette tradition reste encore bien mal comprise dans la sphère publique. On l'assimile le plus souvent à une autre religion avec son cortège de croyances et de commandements. Le bouddhisme n'a pourtant rien d'un système de croyances et toute tentative de le rapprocher de l'une ou l'autre de nos catégories manque nécessairement sa singularité et sa différence. Son objectif fondamental est l'exploration et le dénouement des angoisses, non pas les souffrances psychologiques personnelles, mais les peurs et les angoisses existentielles que partage tout être humain, qu'il s'agisse de la peur de mourir ou la peur de ne pas être aimé. Ses enseignements en sondent les ressorts, ils montrent aussi comment ces peurs produisent des systèmes de représentation et, dans le champ social, des idéologies. Un bouddhiste se définit, non par l'adhésion à des croyances, mais par un double entraînement à dénouer ses peurs et à prendre soin du monde dans les différentes sphères personnelles, interpersonnelles ou sociales. L'un de ses tout premiers engagements consiste à s'exercer d'une façon inconditionnelle à la non-violence, prise au sens le plus large de ne blesser qui que ce soit en acte, en parole et même en pensée. La non-violence est appréhendée comme un exercice sur nos propres capacités, car chacun de nous dispose d'une capacité morale au discernement, il peut refuser la haine et acquiescer à l'amour.
Le magazine en ligne slate.fr vient pourtant de publier un article intitulé "Le bouddhisme incite-t-il aussi à la haine ?". Son auteur s'essaie à démystifier les enseignements du Bouddha en invoquant les récentes violences contre les minorités au Myanmar (ex-Birmanie), plus particulièrement à l'encontre de la communauté musulmane. Si le contenu de l'article est moins provoquant que le titre, le texte n'en demeure pas moins ambigu, l'auteur s'attachant à démontrer que la non-violence du bouddhisme ressortirait plus du fantasme occidental que de la réalité. La non-violence serait au fond conditionnelle. Lecture faite, il paraît difficile de répondre à la question posée par le titre de l'article.
Certes, toute démystification est utile et salutaire. Nul ne contestera qu'il existe toujours des écarts entre théorie et pratique et que les messages les plus nobles, qu'ils soient religieux, politiques ou autres peuvent être constamment dévoyés et pervertis. Le bouddhisme n'échappe évidemment pas à la règle. Dans de nombreux pays du Sud-Est asiatique, l'identité nationale s'est forgée autour des notions de foi, de nation et de peuple. La lutte pour l'émancipation coloniale a tout particulièrement puisé dans une idéologie qui confond le peuple et le bouddhisme. Un fondamentalisme bouddhiste existe qui est particulièrement virulent au Sri Lanka depuis des décennies. Dans ce pays, il a entretenu la guerre contre les Tigres tamouls et ses partisans les plus réactionnaires drainent aujourd'hui dix pour cent environ des voix de l'électorat. Ce fondamentalisme s'exprime aujourd'hui en Birmanie à travers les discours nationalistes et anti-musulmans d'un moine du nom de Wirathu et de son mouvement 969. Si Wirathu se défend de cautionner les violences meurtrières commises contre les musulmans et d'être lui-même non-violent, ses discours incitent clairement à la haine raciale. Dans la plupart de ces pays bouddhistes, les minorités jouissent en théorie d'une égalité de principe garantie par la constitution, mais la réalité est souvent différente, au mieux elles sont tolérées. À plusieurs reprises, dans ces pays, des initiatives bouddhistes ou non, ont été menées pour tenter de repenser le vivre-ensemble et de dépasser ces idéologies dangereuses véhiculées ou relayées par des moines. Au Sri Lanka, le mouvement Sarvodaya, actif depuis quarante ans, propose ainsi une autre culture de la paix et de la non-violence.
La méfiance, le mépris, la haine de l'autre témoigne d'un profond malaise à vivre sa propre identité. Les violences intercommunautaires qui secouent aujourd'hui le Myanmar ne tiennent pas à une possible violence du bouddhisme, mais à une défaillance collective dans laquelle les enseignements du Bouddha ont précisément un rôle à tenir afin d'en désamorcer les maléfices. En décembre dernier, plusieurs enseignants bouddhistes de renommée internationale du Canada, des États-Unis, de France, du Japon, de Grande-Bretagne, du Sri Lanka et de Thaïlande publiaient une tribune commune dans les journaux birmans sous le titre "Une réponse des responsables bouddhistes mondiaux face la montée des violences ethniques contre les musulmans au Myanmar" (Une version anglaise a été publiée dans le Huffington Post). Elle mérite d'être reproduite :
À nos frères et sœurs bouddhistes du Myanmar,
Nous, responsables bouddhistes mondiaux, tenons à exprimer notre bienveillance et notre préoccupation pour les difficultés auxquelles la population du Myanmar est actuellement confrontée. Bien qu'il s'agisse d'un moment de grand changement positif pour le Myanmar, nous sommes préoccupés par la montée des violences ethniques et les attaques ciblées contre les musulmans dans l'État de Rakhine et par la violence à l'encontre des musulmans et d'autres communautés dans l'ensemble du pays. Les Birmans sont un peuple noble, et les bouddhistes birmans portent en eux une longue histoire du respect du dharma [l'enseignement du Bouddha]. Nous tenons à réaffirmer au monde les principes bouddhistes les plus fondamentaux de non-violence, de respect mutuel et de compassion et à vous soutenir dans leur exercice. Ces principes fondamentaux enseignés par le Bouddha sont au cœur de toute pratique bouddhiste : les enseignements bouddhistes sont fondés sur les préceptes de ne pas tuer et de ne blesser quiconque. Ils sont fondés sur la compassion et le soin mutuel. Ils respectent chacun quelle que soit sa classe sociale, sa caste, sa race ou sa croyance. Nous sommes avec vous pour défendre courageusement ces principes bouddhistes, quand d'autres voudraient diaboliser ou nuire aux musulmans ou à d'autres groupes ethniques. Ce n'est que dans le respect mutuel, l'harmonie et la tolérance que le Myanmar peut devenir une grande nation moderne profitable à tous et un formidable exemple pour le monde. Que vous soyez un sayadaw [un vénérable], un jeune moine, une jeune moniale, ou que vous soyez un bouddhiste laïque, s'il vous plaît, parlez, levez-vous, réaffirmez ces vérités bouddhistes, et soutenez chaque personne du Myanmar avec la compassion, la dignité et le respect offerts par le Bouddha.
Soyez assurés de notre soutien dans le dharma.
Car oui, la non-violence est inconditionnelle dans tous ces enseignements.
Un billet également publié sur le Huffington Post.
Le magazine en ligne slate.fr vient pourtant de publier un article intitulé "Le bouddhisme incite-t-il aussi à la haine ?". Son auteur s'essaie à démystifier les enseignements du Bouddha en invoquant les récentes violences contre les minorités au Myanmar (ex-Birmanie), plus particulièrement à l'encontre de la communauté musulmane. Si le contenu de l'article est moins provoquant que le titre, le texte n'en demeure pas moins ambigu, l'auteur s'attachant à démontrer que la non-violence du bouddhisme ressortirait plus du fantasme occidental que de la réalité. La non-violence serait au fond conditionnelle. Lecture faite, il paraît difficile de répondre à la question posée par le titre de l'article.
Certes, toute démystification est utile et salutaire. Nul ne contestera qu'il existe toujours des écarts entre théorie et pratique et que les messages les plus nobles, qu'ils soient religieux, politiques ou autres peuvent être constamment dévoyés et pervertis. Le bouddhisme n'échappe évidemment pas à la règle. Dans de nombreux pays du Sud-Est asiatique, l'identité nationale s'est forgée autour des notions de foi, de nation et de peuple. La lutte pour l'émancipation coloniale a tout particulièrement puisé dans une idéologie qui confond le peuple et le bouddhisme. Un fondamentalisme bouddhiste existe qui est particulièrement virulent au Sri Lanka depuis des décennies. Dans ce pays, il a entretenu la guerre contre les Tigres tamouls et ses partisans les plus réactionnaires drainent aujourd'hui dix pour cent environ des voix de l'électorat. Ce fondamentalisme s'exprime aujourd'hui en Birmanie à travers les discours nationalistes et anti-musulmans d'un moine du nom de Wirathu et de son mouvement 969. Si Wirathu se défend de cautionner les violences meurtrières commises contre les musulmans et d'être lui-même non-violent, ses discours incitent clairement à la haine raciale. Dans la plupart de ces pays bouddhistes, les minorités jouissent en théorie d'une égalité de principe garantie par la constitution, mais la réalité est souvent différente, au mieux elles sont tolérées. À plusieurs reprises, dans ces pays, des initiatives bouddhistes ou non, ont été menées pour tenter de repenser le vivre-ensemble et de dépasser ces idéologies dangereuses véhiculées ou relayées par des moines. Au Sri Lanka, le mouvement Sarvodaya, actif depuis quarante ans, propose ainsi une autre culture de la paix et de la non-violence.
La méfiance, le mépris, la haine de l'autre témoigne d'un profond malaise à vivre sa propre identité. Les violences intercommunautaires qui secouent aujourd'hui le Myanmar ne tiennent pas à une possible violence du bouddhisme, mais à une défaillance collective dans laquelle les enseignements du Bouddha ont précisément un rôle à tenir afin d'en désamorcer les maléfices. En décembre dernier, plusieurs enseignants bouddhistes de renommée internationale du Canada, des États-Unis, de France, du Japon, de Grande-Bretagne, du Sri Lanka et de Thaïlande publiaient une tribune commune dans les journaux birmans sous le titre "Une réponse des responsables bouddhistes mondiaux face la montée des violences ethniques contre les musulmans au Myanmar" (Une version anglaise a été publiée dans le Huffington Post). Elle mérite d'être reproduite :
À nos frères et sœurs bouddhistes du Myanmar,
Nous, responsables bouddhistes mondiaux, tenons à exprimer notre bienveillance et notre préoccupation pour les difficultés auxquelles la population du Myanmar est actuellement confrontée. Bien qu'il s'agisse d'un moment de grand changement positif pour le Myanmar, nous sommes préoccupés par la montée des violences ethniques et les attaques ciblées contre les musulmans dans l'État de Rakhine et par la violence à l'encontre des musulmans et d'autres communautés dans l'ensemble du pays. Les Birmans sont un peuple noble, et les bouddhistes birmans portent en eux une longue histoire du respect du dharma [l'enseignement du Bouddha]. Nous tenons à réaffirmer au monde les principes bouddhistes les plus fondamentaux de non-violence, de respect mutuel et de compassion et à vous soutenir dans leur exercice. Ces principes fondamentaux enseignés par le Bouddha sont au cœur de toute pratique bouddhiste : les enseignements bouddhistes sont fondés sur les préceptes de ne pas tuer et de ne blesser quiconque. Ils sont fondés sur la compassion et le soin mutuel. Ils respectent chacun quelle que soit sa classe sociale, sa caste, sa race ou sa croyance. Nous sommes avec vous pour défendre courageusement ces principes bouddhistes, quand d'autres voudraient diaboliser ou nuire aux musulmans ou à d'autres groupes ethniques. Ce n'est que dans le respect mutuel, l'harmonie et la tolérance que le Myanmar peut devenir une grande nation moderne profitable à tous et un formidable exemple pour le monde. Que vous soyez un sayadaw [un vénérable], un jeune moine, une jeune moniale, ou que vous soyez un bouddhiste laïque, s'il vous plaît, parlez, levez-vous, réaffirmez ces vérités bouddhistes, et soutenez chaque personne du Myanmar avec la compassion, la dignité et le respect offerts par le Bouddha.
Soyez assurés de notre soutien dans le dharma.
Car oui, la non-violence est inconditionnelle dans tous ces enseignements.
Un billet également publié sur le Huffington Post.
Mots-clés : Birmanie, Myanmar, non-violence, pacifisme, Sri Lanka
Le grand réinventaire
20 Juin 2012
Alain Siciliano, cofondateur en son temps de l'association Un Zen Occidental, est l'un des créateurs du site Le Grand Réinventaire depuis quelques semaines en ligne. Le Grand Réinventaire entend proposer un état des lieux des pensées et des engagements de la gauche radicale, des luttes sociales et de l’écologie politique.
Une contribution au site de Bernard Stiegler.
Bernard Stiegler est philosophe, directeur de l'Institut de recherche et d'Innovation du Centre Pompidou à Paris. Choix d'ouvrages publiés : «Aimer, s'aimer, nous aimer : du 11 septembre au 21 avril» (éditions Galilée, 2003), «Pour une nouvelle critique de l'économie politique» (éditions Galilée, 2009), «États de choc - Bêtise et savoir au XXIe siècle» (Fayard/Mille et une nuits, 2012)
Une contribution au site de Bernard Stiegler.
Bernard Stiegler est philosophe, directeur de l'Institut de recherche et d'Innovation du Centre Pompidou à Paris. Choix d'ouvrages publiés : «Aimer, s'aimer, nous aimer : du 11 septembre au 21 avril» (éditions Galilée, 2003), «Pour une nouvelle critique de l'économie politique» (éditions Galilée, 2009), «États de choc - Bêtise et savoir au XXIe siècle» (Fayard/Mille et une nuits, 2012)
Mots-clés : écologie, engagement, politique, stiegler
Prendre soin du monde (après)
14 Juin 2012
Toux ceux qui étaient présents en conviendront, le séminaire Prendre soin du monde qui s’est tenu les 9 et 10 juin 2012 à Paris était réellement inspirant. Le mérite en revient d’abord à l’économiste Christian Arnsperger qui a su trouver les mots justes afin de vivifier le travail que nous avions entrepris.
Depuis un an environ, plusieurs enseignants et pratiquants bouddhistes français se retrouvent régulièrement soit en session fermée soit en session ouverte pour explorer de nouvelles formes d’actions sociales. Dans ce séminaire, nous avions voulu donner une tonalité plus consciente et plus engagée en abordant les dimensions économique et politique. Christian Arnsperger avait répondu positivement à notre invitation, non seulement de nous présenter son travail de réflexion critique mais également de nous aiguillonner. Il débuta par une contribution formelle sous la forme d’une conférence. C’était la première fois que j’entendais un discours aussi clair et construit sur les impasses du capitalisme tout en étant exempt d’amertume ou d’animosité. Son propos n’était pas d’imaginer ce que pourrait être une nouvelle société à venir mais déjà de réfléchir aux conditions d’émergence d’une telle société. Il l’expliqua fort bien : Les formes actuelles capitaliste et libérale ont une vocation totalitaire qui empêche des projets collectifs alternatifs d’émerger en son sein. Ces projets existants sont rejetés à sa périphérie et sont toutes, indirectement ou directement, dépendants du capitalisme. Le développement d’authentiques projets pérennes suppose d’abord d’en créer les conditions d’émergence. Celles-ci ne sont pas réunies dans nos sociétés occidentales. Il détailla six mesures politiques qui permettraient de les créer, notamment une refonte de la démocratie, la proposition d’un revenu de transition économique ainsi qu’une réforme radicale de la création monétaire. Ces propositions s’insèrent dans une réflexion globale, anthropologique, sociale, économique et politique et sont détaillées dans son dernier livre, L’homme économique et le sens de la vie. Petit traité d'alteréconomie. Le lendemain, Christian Arnsperger nous proposa d’expérimenter un «yoga économique», des exercices qui permettent non de réfléchir mais de percevoir d’une manière plus existentielle comment nous avons intégré des systèmes de perceptions et de valeurs qui engluent l’imagination et l’action. C’était remarquable.
Ce week-end devrait déboucher sur la création d’une association transversale de bouddhistes engagés francophones et la mise en place d’un programme pour les personnes qui souhaitent allier l’engagement bouddhiste et l’engagement citoyen, sur le modèle du BASE du Buddhist Peace Fellowship. Ce programme offrirait des outils pratiques pour déployer l’imagination et l’action.
Je vous propose d’écouter ma propre intervention lors de ce week-end (45 minutes). Malheureusement, celle de Christian Arnsperger n'est pas disponible.
Pour se rattraper, une interview de Christian Arnsperger exemplaire de son ton.
Depuis un an environ, plusieurs enseignants et pratiquants bouddhistes français se retrouvent régulièrement soit en session fermée soit en session ouverte pour explorer de nouvelles formes d’actions sociales. Dans ce séminaire, nous avions voulu donner une tonalité plus consciente et plus engagée en abordant les dimensions économique et politique. Christian Arnsperger avait répondu positivement à notre invitation, non seulement de nous présenter son travail de réflexion critique mais également de nous aiguillonner. Il débuta par une contribution formelle sous la forme d’une conférence. C’était la première fois que j’entendais un discours aussi clair et construit sur les impasses du capitalisme tout en étant exempt d’amertume ou d’animosité. Son propos n’était pas d’imaginer ce que pourrait être une nouvelle société à venir mais déjà de réfléchir aux conditions d’émergence d’une telle société. Il l’expliqua fort bien : Les formes actuelles capitaliste et libérale ont une vocation totalitaire qui empêche des projets collectifs alternatifs d’émerger en son sein. Ces projets existants sont rejetés à sa périphérie et sont toutes, indirectement ou directement, dépendants du capitalisme. Le développement d’authentiques projets pérennes suppose d’abord d’en créer les conditions d’émergence. Celles-ci ne sont pas réunies dans nos sociétés occidentales. Il détailla six mesures politiques qui permettraient de les créer, notamment une refonte de la démocratie, la proposition d’un revenu de transition économique ainsi qu’une réforme radicale de la création monétaire. Ces propositions s’insèrent dans une réflexion globale, anthropologique, sociale, économique et politique et sont détaillées dans son dernier livre, L’homme économique et le sens de la vie. Petit traité d'alteréconomie. Le lendemain, Christian Arnsperger nous proposa d’expérimenter un «yoga économique», des exercices qui permettent non de réfléchir mais de percevoir d’une manière plus existentielle comment nous avons intégré des systèmes de perceptions et de valeurs qui engluent l’imagination et l’action. C’était remarquable.
Ce week-end devrait déboucher sur la création d’une association transversale de bouddhistes engagés francophones et la mise en place d’un programme pour les personnes qui souhaitent allier l’engagement bouddhiste et l’engagement citoyen, sur le modèle du BASE du Buddhist Peace Fellowship. Ce programme offrirait des outils pratiques pour déployer l’imagination et l’action.
Je vous propose d’écouter ma propre intervention lors de ce week-end (45 minutes). Malheureusement, celle de Christian Arnsperger n'est pas disponible.
Pour se rattraper, une interview de Christian Arnsperger exemplaire de son ton.
Mots-clés : Arnsperger, économie, engagement
Sous surveillance
13 Juin 2012
Un excellent documentaire tourné au centre de détention de Châteaudun a été diffusé le 12 juin sur France 2, "Sous surveillance", un film de Didier Cros. Si vous ne l'avez pas vu, vous pouvez le regarder en streaming pendant sept jours en cliquant ici.
Un entretien avec Didier Cros (Télérama)
Un entretien avec Didier Cros (Rue 89)
Un article sur Didier Cros (le Monde)
Un entretien avec Didier Cros (Télérama)
Un entretien avec Didier Cros (Rue 89)
Un article sur Didier Cros (le Monde)
Mots-clés : prison
Mélenchon au Tibet
20 Avr. 2012
La question n’est plus d’être de droite ou de gauche, mais plutôt de se déterminer selon une autre ligne de fracture, celle qui sépare le libéralisme de l’antilibéralisme.
Au-delà des perspectives économique et politique, le libéralisme est ordonné dans ses fondements par une vision sociale et anthropologique qui ne perçoit en l’homme que l’égoïsme et la compétition. Il faut relire les pères fondateurs du libéralisme et leurs paroles crues qui ont façonné la pensée dominante [1]. Adam Smith, le premier, pose les bases d’un contrat social où la cohésion est créée par la seule force de la mutualisation des intérêts égoïstes (toujours pensés à l’aune des biens matériels) : « Donnez-moi ce dont j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même ; et la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont si nécessaires, s’obtient de cette façon. Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. » [2]. Dans la perspective de ces auteurs, l’intérêt personnel doit structurer la société entière indépendamment de tout autre référence. La neutralisation de la morale et de la religion est requise afin que la société que rien n’interfère ni ne freine les égoïsmes. Le champ économique est compris comme un simple jeu organique de forces en présence, avec ses lois indépendantes de toute référence morale.
Le libéralisme comme doctrine, le capitalisme marchand comme pratique, sont les causes directes des désordres écologiques et économiques qui ne vont aujourd’hui en s’aggravant. Une pensée antilibérale est nécessairement fondée sur une autre vision de l’homme et de la société. Elle est aujourd’hui nécessaire. Plutôt que de penser la compétition, la concurrence nous devons désormais envisager un modèle coopératif qui, au lieu de déprécier l’environnement, l’apprécie, qui n’abîme pas la biosphère, mais contribue à son bon fonctionnement. En tant que disciple du Bouddha, je suis évidemment antilibéral.
Plusieurs candidats à l’élection présidentielle s’affirment antilibéraux ou anticapitalistes. Porté par un Front de Gauche, Jean-Luc Mélenchon paraît le seul crédible, mais je ne peux me résoudre à voter pour lui. Jean-Luc Mélenchon élève l’invective, la hargne et le mépris au rang de valeurs. Ce ne sont pas là les ferments d’une société créative et joyeuse. Ses références, ses rêves et ses attaques laissent encore plus pantois. À ce titre, l’article de Michel Onfray, Pourquoi je ne voterai pas Mélenchon, paru récemment dans Le Nouvel Observateur est fort juste. Jean-Luc Mélenchon s’est notamment fait une spécialité de dénoncer le courage du dalaï-lama et de pourfendre les moines tibétains, avec des formules à l’emporte-pièce, «plusieurs milliers de bons à rien [qui] passent leurs journées à faire des prières et à agiter des moulins à prières» (sic). Sur son blog, il écrivait notamment :
À l’heure actuelle, je n’éprouve aucune sympathie pour « le gouvernement en exil du Tibet » dont Sa Sainteté est le décideur ultime sur pratiquement toutes les questions, où siège un nombre de membres de sa famille qu’il est tout à fait inhabituel de trouver dans un gouvernement, même en exil, sans parler de leur présence aux postes clefs de la finance et des affaires de cet exil. Je respecte le droit de Sa Sainteté de croire ce qu’elle veut et à ses partisans de même. Mais je m’accorde le droit d’être en désaccord total avec l’idée de leur régime théocratique. Je suis également hostile à l’embrigadement d’enfants dans les monastères. Je suis opposé à l’existence du servage. Je suis laïque partout et pour tous et donc totalement opposé à l’autorité politique des religieux, même de ceux que l'album "Tintin au Tibet" a rendu attendrissants et qui ne l’ont pourtant jamais été. Je désapprouve aussi les prises de position du "roi des moines" contre l’avortement et les homosexuels. Même non violentes et entourées de sourires assez séducteurs, ses déclarations sur ces deux sujets sont à mes yeux aussi archaïques que son projet politique théocratique. Je n’ai jamais soutenu l’Ayatollah Khomeiny, même quand j’étais contre le Shah d’Iran. Je ne soutiens pas davantage ni n’encourage le Dalaï Lama, ni dans sa religion qui ne me concerne pas, ni dans ses prétentions politiques que je désapprouve ni dans ses tentatives sécessionnistes que je condamne. Je demande : pourquoi pour exercer sa religion et la diriger le Dalaï Lama aurait-il besoin d’un Etat ? Un Etat qui pour être constitué demanderait d'amputer la Chine du quart de sa surface! Son magistère moral et religieux actuel souffre-t-il de n’être assis sur aucune royauté ?
Nota : Le texte date de 2008, mais ses positions n'ont guère évoluées (le billet n'a été ni retiré ni modifié depuis cette date).
Nul ne peut tout savoir sur tout, mais aligner tant de contre-vérités sur le Tibet, dans un rapprochement douteux avec l'Ayatollah Khomeiny, interroge. Jean-Luc Mélenchon ni ses conseillers ne semblent avoir pris le temps de parcourir même quelques instants le site du Gouvernement Tibétain en exil, encore moins des ouvrages de fond sur la question. Seul le parti-pris et la déconsidération semblent l'inspirer. En quarante ans, le XIVe dalaï-lama s’est pourtant longuement et inlassablement efforcé de dissocier l’autorité spirituelle et le pouvoir temporel réunis en sa personne et n'a jamais revendiqué un quelconque État théocratique. Ce titre de dalaï-lama, « L’Océan », décerné à l’origine par les souverains mongols, semble avoir été inspiré par l’idéal du monarque universel ; l’Océan devait gouverner par ses vertus et sa sagesse dont il inondait tous ses sujets. Conscient des dérives potentielles et de l’anachronisme d’une telle posture, le XIVe dalaï-lama a été l’instigateur, dès ses premières années d’exil, d’un processus de démocratisation du système politique tibétain, s’opposant parfois délibérément aux sollicitations de ses compatriotes fermement attachés à son rôle d’autorité suprême. N’est-il pas la manifestation sur Terre d’Avalokiteshvara, le bodhisattva de l’amour et de la compassion qui, de réincarnation en réincarnation, siècle après siècle, a guidé le Tibet ? Son insistance à se présenter systématiquement comme un simple moine et de ne jamais porter les vêtements régaliens de sa charge n’est pas anodine. Il se dépossède aux yeux de tous de son statut de souverain réel et mythique du Tibet. L’année 2001 a marqué un tournant dans ce processus de démocratisation. À sa demande, la constitution tibétaine fut modifiée afin de permettre l’élection au suffrage universel du Premier ministre du gouvernement tibétain en exil (que le dalaï-lama nommait jusqu’alors à sa discrétion). Il abandonna à cette occasion nombre de ses prérogatives. Le processus a été parachevé en 2011 lorsqu’il démissionna de sa fonction devenue quasi-symbolique de chef du gouvernement, ses derniers pouvoirs exécutifs étant dévolus au Premier ministre et aux organes élus.
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[1] Christian Laval, L’homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme, Paris, Gallimard, 2007.
[2] Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Osnabrück, Otto Zeller, 1966, p. 19.
Au-delà des perspectives économique et politique, le libéralisme est ordonné dans ses fondements par une vision sociale et anthropologique qui ne perçoit en l’homme que l’égoïsme et la compétition. Il faut relire les pères fondateurs du libéralisme et leurs paroles crues qui ont façonné la pensée dominante [1]. Adam Smith, le premier, pose les bases d’un contrat social où la cohésion est créée par la seule force de la mutualisation des intérêts égoïstes (toujours pensés à l’aune des biens matériels) : « Donnez-moi ce dont j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même ; et la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont si nécessaires, s’obtient de cette façon. Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. » [2]. Dans la perspective de ces auteurs, l’intérêt personnel doit structurer la société entière indépendamment de tout autre référence. La neutralisation de la morale et de la religion est requise afin que la société que rien n’interfère ni ne freine les égoïsmes. Le champ économique est compris comme un simple jeu organique de forces en présence, avec ses lois indépendantes de toute référence morale.
Le libéralisme comme doctrine, le capitalisme marchand comme pratique, sont les causes directes des désordres écologiques et économiques qui ne vont aujourd’hui en s’aggravant. Une pensée antilibérale est nécessairement fondée sur une autre vision de l’homme et de la société. Elle est aujourd’hui nécessaire. Plutôt que de penser la compétition, la concurrence nous devons désormais envisager un modèle coopératif qui, au lieu de déprécier l’environnement, l’apprécie, qui n’abîme pas la biosphère, mais contribue à son bon fonctionnement. En tant que disciple du Bouddha, je suis évidemment antilibéral.
Plusieurs candidats à l’élection présidentielle s’affirment antilibéraux ou anticapitalistes. Porté par un Front de Gauche, Jean-Luc Mélenchon paraît le seul crédible, mais je ne peux me résoudre à voter pour lui. Jean-Luc Mélenchon élève l’invective, la hargne et le mépris au rang de valeurs. Ce ne sont pas là les ferments d’une société créative et joyeuse. Ses références, ses rêves et ses attaques laissent encore plus pantois. À ce titre, l’article de Michel Onfray, Pourquoi je ne voterai pas Mélenchon, paru récemment dans Le Nouvel Observateur est fort juste. Jean-Luc Mélenchon s’est notamment fait une spécialité de dénoncer le courage du dalaï-lama et de pourfendre les moines tibétains, avec des formules à l’emporte-pièce, «plusieurs milliers de bons à rien [qui] passent leurs journées à faire des prières et à agiter des moulins à prières» (sic). Sur son blog, il écrivait notamment :
À l’heure actuelle, je n’éprouve aucune sympathie pour « le gouvernement en exil du Tibet » dont Sa Sainteté est le décideur ultime sur pratiquement toutes les questions, où siège un nombre de membres de sa famille qu’il est tout à fait inhabituel de trouver dans un gouvernement, même en exil, sans parler de leur présence aux postes clefs de la finance et des affaires de cet exil. Je respecte le droit de Sa Sainteté de croire ce qu’elle veut et à ses partisans de même. Mais je m’accorde le droit d’être en désaccord total avec l’idée de leur régime théocratique. Je suis également hostile à l’embrigadement d’enfants dans les monastères. Je suis opposé à l’existence du servage. Je suis laïque partout et pour tous et donc totalement opposé à l’autorité politique des religieux, même de ceux que l'album "Tintin au Tibet" a rendu attendrissants et qui ne l’ont pourtant jamais été. Je désapprouve aussi les prises de position du "roi des moines" contre l’avortement et les homosexuels. Même non violentes et entourées de sourires assez séducteurs, ses déclarations sur ces deux sujets sont à mes yeux aussi archaïques que son projet politique théocratique. Je n’ai jamais soutenu l’Ayatollah Khomeiny, même quand j’étais contre le Shah d’Iran. Je ne soutiens pas davantage ni n’encourage le Dalaï Lama, ni dans sa religion qui ne me concerne pas, ni dans ses prétentions politiques que je désapprouve ni dans ses tentatives sécessionnistes que je condamne. Je demande : pourquoi pour exercer sa religion et la diriger le Dalaï Lama aurait-il besoin d’un Etat ? Un Etat qui pour être constitué demanderait d'amputer la Chine du quart de sa surface! Son magistère moral et religieux actuel souffre-t-il de n’être assis sur aucune royauté ?
Nota : Le texte date de 2008, mais ses positions n'ont guère évoluées (le billet n'a été ni retiré ni modifié depuis cette date).
Nul ne peut tout savoir sur tout, mais aligner tant de contre-vérités sur le Tibet, dans un rapprochement douteux avec l'Ayatollah Khomeiny, interroge. Jean-Luc Mélenchon ni ses conseillers ne semblent avoir pris le temps de parcourir même quelques instants le site du Gouvernement Tibétain en exil, encore moins des ouvrages de fond sur la question. Seul le parti-pris et la déconsidération semblent l'inspirer. En quarante ans, le XIVe dalaï-lama s’est pourtant longuement et inlassablement efforcé de dissocier l’autorité spirituelle et le pouvoir temporel réunis en sa personne et n'a jamais revendiqué un quelconque État théocratique. Ce titre de dalaï-lama, « L’Océan », décerné à l’origine par les souverains mongols, semble avoir été inspiré par l’idéal du monarque universel ; l’Océan devait gouverner par ses vertus et sa sagesse dont il inondait tous ses sujets. Conscient des dérives potentielles et de l’anachronisme d’une telle posture, le XIVe dalaï-lama a été l’instigateur, dès ses premières années d’exil, d’un processus de démocratisation du système politique tibétain, s’opposant parfois délibérément aux sollicitations de ses compatriotes fermement attachés à son rôle d’autorité suprême. N’est-il pas la manifestation sur Terre d’Avalokiteshvara, le bodhisattva de l’amour et de la compassion qui, de réincarnation en réincarnation, siècle après siècle, a guidé le Tibet ? Son insistance à se présenter systématiquement comme un simple moine et de ne jamais porter les vêtements régaliens de sa charge n’est pas anodine. Il se dépossède aux yeux de tous de son statut de souverain réel et mythique du Tibet. L’année 2001 a marqué un tournant dans ce processus de démocratisation. À sa demande, la constitution tibétaine fut modifiée afin de permettre l’élection au suffrage universel du Premier ministre du gouvernement tibétain en exil (que le dalaï-lama nommait jusqu’alors à sa discrétion). Il abandonna à cette occasion nombre de ses prérogatives. Le processus a été parachevé en 2011 lorsqu’il démissionna de sa fonction devenue quasi-symbolique de chef du gouvernement, ses derniers pouvoirs exécutifs étant dévolus au Premier ministre et aux organes élus.
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[1] Christian Laval, L’homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme, Paris, Gallimard, 2007.
[2] Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Osnabrück, Otto Zeller, 1966, p. 19.
Mots-clés : dalaï-lama, engagement, libéralisme, politique, Tibet
Les indignés
12 Avr. 2012
La sueur perle. Les cris s’élèvent. Spontanément, des cohortes d’indignés surgissent, bruissantes d’une clameur qui interpelle nos faux-semblants et nos compromissions : « Réveillez-vous ! », s’exclament-ils. Ceux-là ne sont en rien différents de moi, de vous. Simplement, par courage, par rage ou par désespoir, ils affirment la brutale réalité des crises actuelles, les douloureuses impasses. Combien de peurs, de frustrations ou de souffrances devront encore s’accumuler pour que nous les écoutions vraiment ?
L’émergence de mouvements spontanés aux accents libertaires exprime également et crûment la distance qui sépare aujourd’hui les citoyens des politiciens. Il ne s’agit pas d’une simple décrédibilisation, mais d’une prise de conscience que les vieilles antiennes politiques ne sont plus à même de répondre aux véritables défis d’un monde à venir et que seule une métamorphose de nos sociétés le pourrait. La métamorphose, ce terme juste qu’emploie le philosophe Edgar Morin dans ses derniers ouvrages, dit le dépassement nécessaire sous la forme de la destruction/reconstruction de nos structures mentales, sociales et même institutionnelles, sans lequel l’abîme deviendra certain (1). Ni les crises sociales, encore moins la crise écologique, ne pourront se résoudre par des mesures ou des changements de comportement. Seules des transformations plus fondamentales qui touchent à l’ordonnancement même de nos sociétés le pourront. L’imagination défaille pourtant. Tout effort paraît vain. Moi, vous, nous sommes réduits à faire de la politique et les gouvernants n’avoir d’autre ambition que de gérer le temps qui vient sans plus pouvoir penser le politique, autrement dit à questionner les principes qui ordonnent et organisent nos sociétés (2).
« Réveillez-vous ! », s’exclament-ils. L’évidement progressif du politique s’est fait au profit du libéralisme économique et de ses avatars modernes réunis sous le terme de néolibéralisme. Ces doctrines s’appuient sur une vision anthropologique et sociale qui fait de l’intérêt, de l’esprit de lucre, de la concurrence et la compétition, les principes directeurs des conduites humaines, tout en masquant ses ressorts idéologiques sous les traits d’une science, l’économie (3).
« Réveillez-vous ! », s’exclament-ils. Le tour de passe-passe idéologique qui fait aujourd’hui coïncider le libéralisme économique avec le libéralisme politique (l’État de droit, les libertés), le capitalisme et la démocratie, est d’autant plus dramatique que « le marché » est devenu la réalité englobante de toutes nos activités. Il s’impose à tous, guide les politiques nationales, les conduites des entreprises, les activités humaines. La globalisation, autrement dit l’économisation généralisée – ou dit plus crûment encore la mise en coupe réglée du monde, son appropriation symbolique et instrumentale –, triomphe comme seule réalité. Le profit est devenu la valeur dominante qui, lorsqu’elle rentre en conflit avec d’autres valeurs, les subordonne généralement. En réalité, il ne s’agit pas tant d’un conflit de valeurs que d’un effet de décrochage.
Chaque individu est aujourd’hui conscient d’être inscrit, comme sujet et comme objet, dans le grand jeu totalitaire de la globalisation. Il est à la fois une ressource et une cible. Mais il sait, ou tout au moins pressent, que son humanité n’est pas réductible au seul intérêt économique. Même si la compétition, la concurrence sont autant de puissantes valeurs sociales, les individus ne font pas de la maximisation de l’intérêt personnel l’unique moteur de leurs actes et de leurs comportements. Les biens matériels ne sont pas les seules fins de toute entreprise humaine. Chacun sait toujours trouver la force nécessaire pour dégager d’autres espaces. L’amour en son élan, la gratuité sont autant de mouvements irréductibles à l’économie. Chacun explore de nouveaux pôles d’épanouissement, de jeu et de créativité. Lorsque ces stratégies personnelles s’agrègent pour former des initiatives collectives, celles-ci restent pourtant en deçà d’une réforme de la dimension englobante de l’économie.
La métamorphose ne surgira que par une remise en cause radicale de cette logique d’enfermement dans la fiction d’une économie englobante. Contester le néolibéralisme, défaire même les formes actuelles du capitalisme ne suffiront pas. Il ne s’agit pas simplement d’imaginer d’autres politiques mais de construire autrement nos liens sociaux. Une nouvelle anthropologie qui insuffle nos valeurs et nos actes est nécessaire. Elle surgira peut-être dans la douleur, mais elle surgira toujours dans la conscience.
« Réveillez-vous ! », s’exclament-ils.
(1) Edgar Morin, La voie. Pour l’avenir de l’humanité. Paris, Fayard, 2011.
(2) Sur la distinction entre la politique et le politique, cf. Marcel Gauchet, La Condition politique, Paris, Gallimard, 2005.
(3) Christian Laval, L’homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme, Paris, Gallimard, 2007.
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L’émergence de mouvements spontanés aux accents libertaires exprime également et crûment la distance qui sépare aujourd’hui les citoyens des politiciens. Il ne s’agit pas d’une simple décrédibilisation, mais d’une prise de conscience que les vieilles antiennes politiques ne sont plus à même de répondre aux véritables défis d’un monde à venir et que seule une métamorphose de nos sociétés le pourrait. La métamorphose, ce terme juste qu’emploie le philosophe Edgar Morin dans ses derniers ouvrages, dit le dépassement nécessaire sous la forme de la destruction/reconstruction de nos structures mentales, sociales et même institutionnelles, sans lequel l’abîme deviendra certain (1). Ni les crises sociales, encore moins la crise écologique, ne pourront se résoudre par des mesures ou des changements de comportement. Seules des transformations plus fondamentales qui touchent à l’ordonnancement même de nos sociétés le pourront. L’imagination défaille pourtant. Tout effort paraît vain. Moi, vous, nous sommes réduits à faire de la politique et les gouvernants n’avoir d’autre ambition que de gérer le temps qui vient sans plus pouvoir penser le politique, autrement dit à questionner les principes qui ordonnent et organisent nos sociétés (2).
« Réveillez-vous ! », s’exclament-ils. L’évidement progressif du politique s’est fait au profit du libéralisme économique et de ses avatars modernes réunis sous le terme de néolibéralisme. Ces doctrines s’appuient sur une vision anthropologique et sociale qui fait de l’intérêt, de l’esprit de lucre, de la concurrence et la compétition, les principes directeurs des conduites humaines, tout en masquant ses ressorts idéologiques sous les traits d’une science, l’économie (3).
« Réveillez-vous ! », s’exclament-ils. Le tour de passe-passe idéologique qui fait aujourd’hui coïncider le libéralisme économique avec le libéralisme politique (l’État de droit, les libertés), le capitalisme et la démocratie, est d’autant plus dramatique que « le marché » est devenu la réalité englobante de toutes nos activités. Il s’impose à tous, guide les politiques nationales, les conduites des entreprises, les activités humaines. La globalisation, autrement dit l’économisation généralisée – ou dit plus crûment encore la mise en coupe réglée du monde, son appropriation symbolique et instrumentale –, triomphe comme seule réalité. Le profit est devenu la valeur dominante qui, lorsqu’elle rentre en conflit avec d’autres valeurs, les subordonne généralement. En réalité, il ne s’agit pas tant d’un conflit de valeurs que d’un effet de décrochage.
Chaque individu est aujourd’hui conscient d’être inscrit, comme sujet et comme objet, dans le grand jeu totalitaire de la globalisation. Il est à la fois une ressource et une cible. Mais il sait, ou tout au moins pressent, que son humanité n’est pas réductible au seul intérêt économique. Même si la compétition, la concurrence sont autant de puissantes valeurs sociales, les individus ne font pas de la maximisation de l’intérêt personnel l’unique moteur de leurs actes et de leurs comportements. Les biens matériels ne sont pas les seules fins de toute entreprise humaine. Chacun sait toujours trouver la force nécessaire pour dégager d’autres espaces. L’amour en son élan, la gratuité sont autant de mouvements irréductibles à l’économie. Chacun explore de nouveaux pôles d’épanouissement, de jeu et de créativité. Lorsque ces stratégies personnelles s’agrègent pour former des initiatives collectives, celles-ci restent pourtant en deçà d’une réforme de la dimension englobante de l’économie.
La métamorphose ne surgira que par une remise en cause radicale de cette logique d’enfermement dans la fiction d’une économie englobante. Contester le néolibéralisme, défaire même les formes actuelles du capitalisme ne suffiront pas. Il ne s’agit pas simplement d’imaginer d’autres politiques mais de construire autrement nos liens sociaux. Une nouvelle anthropologie qui insuffle nos valeurs et nos actes est nécessaire. Elle surgira peut-être dans la douleur, mais elle surgira toujours dans la conscience.
« Réveillez-vous ! », s’exclament-ils.
(1) Edgar Morin, La voie. Pour l’avenir de l’humanité. Paris, Fayard, 2011.
(2) Sur la distinction entre la politique et le politique, cf. Marcel Gauchet, La Condition politique, Paris, Gallimard, 2005.
(3) Christian Laval, L’homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme, Paris, Gallimard, 2007.
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Mots-clés : économie, Edgar Morin, engagement, indignés, libéralisme, politique
se réveiller du cauchemar
24 Oct. 2011
La traduction française de l'article de David Loy, Waking Up from the Nightmare: Buddhist Reflections on Occupy Wall Street. Toute amélioration bienvenue. L'article peut-être librement reproduit à la condition de mentionner le nom de son auteur.
Se réveiller du cauchemar
Réflexions bouddhistes sur le mouvement Occupy Wall Street
David R. Loy (octobre 2011)
Dans un billet sur le mouvement Occupy Wall Street sur son blog bouddhiste, Michael Stone cite le philosophe Slavoj Zizek qui s’est adressé aux indignés de New York à Zuccotti Park le 9 octobre dernier :
« Ils vous disent que nous sommes des rêveurs. Les véritables rêveurs pensent que les choses peuvent continuer indéfiniment comme elles sont. Nous ne sommes pas des rêveurs. Nous nous réveillons d’un rêve qui tourne au cauchemar. Nous ne détruisons rien. Nous sommes seulement les témoins d’un système qui se détruit lui-même. Nous connaissons tous cette scène classique des dessins animés : Gros Minet arrive au bord du précipice, mais il continue à marcher sans savoir qu’il n’y a rien en dessous. C’est seulement quand il baisse les yeux qu’il s’en rend compte et qu’il tombe. C’est que nous faisons ici. Nous disons aux types de Wall Street : “Hé, regardez en dessous!” »
Comme Slavoj et Michael le disent bien, nous commençons à nous réveiller de ce rêve. C’est une façon intéressante de s’exprimer, car le Bouddha s’est aussi réveillé d’un rêve. Bouddha signifie « l’Éveillé ». De quel rêve s’est-il éveillé ? Y aurait-il un lien avec le cauchemar dont nous nous réveillons à présent ?
Depuis le début, les occupants de Wall Street ont été critiqués pour leurs revendications imprécises : bien qu’ils soient à l’évidence contre le système actuel, sur quoi étaient-ils pour n’était pas clair. Depuis lors, des précisions ont été données : nombre de manifestants réclament des impôts plus élevés pour les riches, une taxe « Robin des bois » (Tobin) sur les transactions financières, et une réforme bancaire pour séparer les banques de dépôts des banques d’investissement. Ce sont des buts louables, bien qu’il serait faux de croire que ces mesures, à elles seules, résoudront le problème de fond. Nous devrions nous rendre compte de l’insatisfaction générale et diffuse que tant de gens ressentent, car elle reflète la prise de conscience générale et diffuse que les racines mêmes de la crise sont très profondes et exigent une transformation plus radicale (i.e. « à la racine »).
Wall Street est la partie la plus intense et la plus visible d’un cauchemar beaucoup plus grand : l’illusion collective que notre système économique actuel – le capitalisme de marché, consumériste et mondialisé – est non seulement le meilleur mais le seul possible. La formule de Margaret Thatcher est connue : « Il n’y a pas d’autre choix. » Les évènements des dernières années ont sapé cette confiance. Ceux des dernières semaines sont une réaction à la prise de conscience généralisée que notre système économique est truqué de telle façon qu’il profite aux plus riches (les « un pour cent ») aux dépens de la classe moyenne (qui décline rapidement) et des pauvres (dont le nombre croît rapidement) ; et aux dépens évidemment de nombreux écosystèmes, ce qui aura de lourdes conséquences sur la vie de nos petits-enfants et de leurs enfants. Nous prenons conscience que ce système injuste est en panne, et qu’il est nécessaire qu’il soit en panne afin que de meilleures alternatives puissent se développer.
Ce n’est pas seulement l’économie qu’il faut changer, car il n’y a plus de véritable séparation entre le système politique et le système économique. Avec l’arrêt Citizens United, rendu par la Cour Suprême l’an passé et qui supprime la limitation des dépenses d’entreprise en vue d’influer sur les élections, le pouvoir des entreprises semble avoir pris le contrôle des niveaux les plus élevés du gouvernement fédéral et de ceux des États, y compris la présidence (Obama a reçu pour sa campagne plus de contributions de Wall Street que n’importe quel autre président depuis 1991, ce qui permet de comprendre le choix décevant de ses conseillers économiques). Aujourd’hui, l’élite navigue facilement entre les cabinets ministériels et la direction des grands groupes, car des deux côtés, on partage la même vision inébranlable : la solution à tous les problèmes réside dans une croissance économique sans entraves. Bien sûr, il s’agit aussi de ceux qui tirent le plus de profit de cette vision bornée. Ceux qui contrôlent ce système politique/économique n’ont pas la moindre envie d’effectuer les changements fondamentaux nécessaires et c’est un défi pour tous les autres.
Bien que les Démocrates ne soient pas devenus aussi dingues que les Républicains, à ce niveau-là, il n’y a pas de véritable différence entre eux. De ses années passées au Congrès des États-Unis, Dan Hamburg, un membre Démocrate représentant la Californie, a conclu : « Le véritable gouvernement de notre pays est économique, il est dominé par les grands groupes qui imposent à l’État leurs diktats. L’objectif principal des deux partis [politiques] est de promouvoir un environnement stable dans lequel les grandes entreprises et leurs actionnaires peuvent prospérer. » Nous avons toujours le meilleur Congrès que l’argent puisse acheter – comme le faisait déjà remarquer Will Rogers dans les années 1920.
D’un point de vue bouddhiste, le fait est que ce système intégré est incompatible avec les enseignements bouddhistes, car il encourage l’avidité et l’illusion qui sont à la racine de dukkha (la souffrance). Le rôle économique, politique et social des plus grands groupes (souvent transnationaux), qui ont leur vie propre et poursuivent leur propre programme, est déterminant dans la crise actuelle. Malgré leur propagande publicitaire et celle de leurs « relations publiques » auxquels nous sommes soumis, leurs plus grands intérêts sont pour le moins différents de tous ceux d’entre nous. On entend parfois parler d’« entreprise éveillée » (enlightened corporations) mais cette métaphore est trompeuse, et la différence entre cet éveil et l’éveil bouddhiste est édifiant.
Le pouvoir en plein essor des entreprises a été institutionnalisé en 1886, lorsque la Cour Suprême a décrété qu’une entreprise privée était une personne au sens de la constitution américaine et qu’elle bénéficiait, à ce titre, de toutes les protections garanties par la Déclaration des Droits, notamment la liberté de parole. L’ironie est que cela éclaire le problème : comme l’affirment de nombreuses affiches de Occupy Wall Street, les entreprises (corporations) ne sont pas des personnes, mais des constructions sociales. Évidemment, la constitution en société (incorporation) ne signifie pas se doter d’un corps physique. Les entreprises sont des fictions légales créées par des réglementations gouvernementales, ce qui signifie qu’elles sont intrinsèquement étrangères au genre de responsabilités auxquelles les gens font face. Une entreprise ne peut pas rire ou pleurer. Elle ne peut pas jouir du monde ou souffrir avec lui. Elle est incapable de regretter ce qu’elle a fait (elle peut s’excuser à l’occasion, mais ça, c’est de la relation publique).
Une entreprise, et c’est le plus important, ne peut pas aimer. Aimer revient à réaliser notre interrelation avec les autres et se préoccuper de leur bien-être. L’amour n’est pas une émotion, mais un engagement avec les autres, qui contient notre responsabilité à leur égard – une responsabilité qui transcende notre propre intérêt personnel. Les entreprises ne peuvent pas éprouver un tel amour ni agir en conséquence. Tout PDG qui essaierait de subordonner la rentabilité à son amour du monde perdrait son poste, car il ne remplirait pas sa responsabilité première, qui est financière, envers ses propriétaires, les actionnaires.
L’éveil bouddhiste comprend la réalisation que le sentiment d’être un soi séparé du monde est une illusion qui provoque une souffrance de part et d’autre. Réaliser que je suis le monde – que « je » suis l’une des nombreuses façons dont le monde se manifeste – représente l’aspect cognitif de l’amour qu’une personne éveillée ressent pour le monde et ses créatures. La réalisation (la sagesse) et l’amour (la compassion) sont les deux faces d’une même pièce, c’est pourquoi les enseignants bouddhistes insistent si souvent sur le fait qu’un éveil authentique se trouve accompagné d’un souci spontané pour tous les êtres sensibles.
Les entreprises « marchent » grâce à un trait de l’être humain bien différent et qui le confortent. L’économie des grands groupes exige l’avidité et de deux façons au moins : le désir de toujours plus de profit est le moteur du processus économique ; pour garder la croissance économique, le consommateur doit être conditionné à vouloir toujours plus.
Le problème de l’avidité empire lorsqu’elle est institutionnalisée sous la forme d’une construction légale qui s’arroge des privilèges indépendants des valeurs personnelles et des motivations de ceux qu’elle emploie. Prenons l’exemple des marchés financiers. D’un côté, les investisseurs veulent plus de rendements sous la forme de dividendes et de valorisations en bourses plus élevées. De l’autre côté, cette attente anonyme se traduit en une pression impersonnelle mais constante pour la rentabilité et la croissance, de préférence à court terme. Tout le reste, que ce soit l’environnement, l’emploi, la qualité de vie, devient une « externalité » soumise à cette demande anonyme – un objectif qui ne peut jamais se réaliser. Nous participons tous à ce processus comme travailleur, employeur, consommateur et investisseur, sans peu ou pas de responsabilité morale, car une telle conscience est noyée dans l’impersonnalité du système.
On peut répondre que certaines entreprises (des petites entreprises ou des affaires de famille) prennent soin de leurs employés, ou sont préoccupées par les effets sur l’environnement, etc. Le même argument peut être appliqué à l’esclavage : certains bons maîtres prenaient soin de leurs esclaves. Il ne réfute pas que l’institution de l’esclavage est inacceptable. Il est tout aussi inacceptable aujourd’hui que notre bien-être collectif, y compris la manière dont les « ressources » limitées de la Terre sont partagées, soit déterminé par ce qui rapporte de l’argent aux grandes entreprises.
En résumé, nous nous réveillons en prenant conscience que, bien que les entreprises transnationales soient économiquement rentables, elles sont structurées d’une manière qui les rend socialement déficientes. Nous ne pouvons pas résoudre les problèmes qu’elles créent en permanence en abordant les pratiques de telle ou telle société (comme Morgan Stanley ou la Bank of America), parce que c’est l’institution elle-même qui est le problème. Étant donné leur influence considérable sur le processus politique, il ne sera pas aisé de contester leur rôle, mais elles ont leur cordon ombilical : les codes de conduite des groupes (corporate charters) peuvent être reécrits pour exiger une responsabilité sociale et écologique. Des groupes comme le Réseau des Progressistes Spirituels (Network of Spiritual Progressives) ont réclamé un amendement à la Constitution américaine sur la responsabilité sociale et environnementale. Il aurait codifié cela. Si notre destin est de rester aux mains des entreprises, elles devraient rendre compte non à des investisseurs anonymes, mais aux communautés dans lesquelles elles opèrent. Peut-être que Occupy Wall Street est le début d’un mouvement qui le réalisera.
Et cependant ce ne serait pas suffisant. Il y a un autre enjeu, encore plus fondamental : la vision du monde qui encourage et justifie cette sorte de cauchemar économique dont nous commençons à nous réveiller. En termes bouddhistes, le problème n’est pas seulement l’avidité, mais aussi l’ignorance. La théorie la plus souvent utilisée pour justifier le capitalisme est celle de la « main invisible » d’Adam Smith : la poursuite de notre propre intérêt travaille au bénéfice de la société tout entière. Je pense que les PDG ont des motivations un peu moins bienveillantes. Ce n’est pas un hasard si l’influence des grandes entreprises a cru en même temps que la popularité du darwinisme social, cette idéologie qui dévoie la théorie de l’évolution de Darwin en l’appliquant aux champs social et économique. C’est la jungle dehors, et seuls les plus forts survivent. Si vous ne dominez pas les autres, c’est eux qui vous domineront. La théorie de l’évolution de Darwin se passe d’un créateur et donc de suivre ses commandements. Maintenant, c’est chacun pour soi…
Le darwinisme social a créé une boucle rétroactive : plus les gens croient en cette théorie et agissent en conséquence, plus la société devient une jungle darwiniste. C’est un exemple classique de la manière dont nous co-créons collectivement le monde dans lequel nous vivons. Et c’est peut-être là que le bouddhisme a le plus à apporter, car il propose une vision alternative du monde, fondée sur une compréhension plus élaborée de la nature humaine, et qui explique en quoi nous sommes malheureux et comment nous pourrions devenir plus heureux. Des études récentes, psychologiques et économiques, confirme le rôle destructeur de l’avidité et l’importance des relations sociales saines, ce qui est en accord avec l’accent mis sur la générosité et l’interdépendance dans le bouddhisme.
En d’autres termes, le problème n’est pas seulement notre système économique et politique défectueux, c’est aussi une vision erronée du monde, qui encourage l’égoïsme et la compétition plutôt que la communauté et l’harmonie. L’Occident moderne est partagé entre un théisme dans lequel il devient difficile de croire et une idéologie de la concurrence féroce qui rend la vie si difficile pour chacun d’entre nous. Heureusement, il y a désormais d’autres options.
Le bouddhisme a également quelque chose d’important à apprendre du mouvement Occupy Wall Street : qu’il ne suffit pas de se concentrer sur se réveiller de son rêve individuel. Aujourd’hui, nous sommes appelés à nous éveiller ensemble de ce qui est devenu un cauchemar collectif. Serait-ce le moment d’apporter dans la rue notre pratique spirituelle ?
« Si nous continuons à maltraiter la Terre de cette manière, il ne fait aucun doute que notre civilisation sera détruite. Ce changement radical suppose l’éveil. Le Bouddha a réalisé un éveil personnel. Nous devons réaliser un éveil collectif pour arrêter cette course à la destruction. La civilisation mourra si nous continuons à nous perdre dans la compétition pour le pouvoir, la célébrité, le sexe et le profit. » (Thich Nhat Hanh)
Se réveiller du cauchemar
Réflexions bouddhistes sur le mouvement Occupy Wall Street
David R. Loy (octobre 2011)
Dans un billet sur le mouvement Occupy Wall Street sur son blog bouddhiste, Michael Stone cite le philosophe Slavoj Zizek qui s’est adressé aux indignés de New York à Zuccotti Park le 9 octobre dernier :
« Ils vous disent que nous sommes des rêveurs. Les véritables rêveurs pensent que les choses peuvent continuer indéfiniment comme elles sont. Nous ne sommes pas des rêveurs. Nous nous réveillons d’un rêve qui tourne au cauchemar. Nous ne détruisons rien. Nous sommes seulement les témoins d’un système qui se détruit lui-même. Nous connaissons tous cette scène classique des dessins animés : Gros Minet arrive au bord du précipice, mais il continue à marcher sans savoir qu’il n’y a rien en dessous. C’est seulement quand il baisse les yeux qu’il s’en rend compte et qu’il tombe. C’est que nous faisons ici. Nous disons aux types de Wall Street : “Hé, regardez en dessous!” »
Comme Slavoj et Michael le disent bien, nous commençons à nous réveiller de ce rêve. C’est une façon intéressante de s’exprimer, car le Bouddha s’est aussi réveillé d’un rêve. Bouddha signifie « l’Éveillé ». De quel rêve s’est-il éveillé ? Y aurait-il un lien avec le cauchemar dont nous nous réveillons à présent ?
Depuis le début, les occupants de Wall Street ont été critiqués pour leurs revendications imprécises : bien qu’ils soient à l’évidence contre le système actuel, sur quoi étaient-ils pour n’était pas clair. Depuis lors, des précisions ont été données : nombre de manifestants réclament des impôts plus élevés pour les riches, une taxe « Robin des bois » (Tobin) sur les transactions financières, et une réforme bancaire pour séparer les banques de dépôts des banques d’investissement. Ce sont des buts louables, bien qu’il serait faux de croire que ces mesures, à elles seules, résoudront le problème de fond. Nous devrions nous rendre compte de l’insatisfaction générale et diffuse que tant de gens ressentent, car elle reflète la prise de conscience générale et diffuse que les racines mêmes de la crise sont très profondes et exigent une transformation plus radicale (i.e. « à la racine »).
Wall Street est la partie la plus intense et la plus visible d’un cauchemar beaucoup plus grand : l’illusion collective que notre système économique actuel – le capitalisme de marché, consumériste et mondialisé – est non seulement le meilleur mais le seul possible. La formule de Margaret Thatcher est connue : « Il n’y a pas d’autre choix. » Les évènements des dernières années ont sapé cette confiance. Ceux des dernières semaines sont une réaction à la prise de conscience généralisée que notre système économique est truqué de telle façon qu’il profite aux plus riches (les « un pour cent ») aux dépens de la classe moyenne (qui décline rapidement) et des pauvres (dont le nombre croît rapidement) ; et aux dépens évidemment de nombreux écosystèmes, ce qui aura de lourdes conséquences sur la vie de nos petits-enfants et de leurs enfants. Nous prenons conscience que ce système injuste est en panne, et qu’il est nécessaire qu’il soit en panne afin que de meilleures alternatives puissent se développer.
Ce n’est pas seulement l’économie qu’il faut changer, car il n’y a plus de véritable séparation entre le système politique et le système économique. Avec l’arrêt Citizens United, rendu par la Cour Suprême l’an passé et qui supprime la limitation des dépenses d’entreprise en vue d’influer sur les élections, le pouvoir des entreprises semble avoir pris le contrôle des niveaux les plus élevés du gouvernement fédéral et de ceux des États, y compris la présidence (Obama a reçu pour sa campagne plus de contributions de Wall Street que n’importe quel autre président depuis 1991, ce qui permet de comprendre le choix décevant de ses conseillers économiques). Aujourd’hui, l’élite navigue facilement entre les cabinets ministériels et la direction des grands groupes, car des deux côtés, on partage la même vision inébranlable : la solution à tous les problèmes réside dans une croissance économique sans entraves. Bien sûr, il s’agit aussi de ceux qui tirent le plus de profit de cette vision bornée. Ceux qui contrôlent ce système politique/économique n’ont pas la moindre envie d’effectuer les changements fondamentaux nécessaires et c’est un défi pour tous les autres.
Bien que les Démocrates ne soient pas devenus aussi dingues que les Républicains, à ce niveau-là, il n’y a pas de véritable différence entre eux. De ses années passées au Congrès des États-Unis, Dan Hamburg, un membre Démocrate représentant la Californie, a conclu : « Le véritable gouvernement de notre pays est économique, il est dominé par les grands groupes qui imposent à l’État leurs diktats. L’objectif principal des deux partis [politiques] est de promouvoir un environnement stable dans lequel les grandes entreprises et leurs actionnaires peuvent prospérer. » Nous avons toujours le meilleur Congrès que l’argent puisse acheter – comme le faisait déjà remarquer Will Rogers dans les années 1920.
D’un point de vue bouddhiste, le fait est que ce système intégré est incompatible avec les enseignements bouddhistes, car il encourage l’avidité et l’illusion qui sont à la racine de dukkha (la souffrance). Le rôle économique, politique et social des plus grands groupes (souvent transnationaux), qui ont leur vie propre et poursuivent leur propre programme, est déterminant dans la crise actuelle. Malgré leur propagande publicitaire et celle de leurs « relations publiques » auxquels nous sommes soumis, leurs plus grands intérêts sont pour le moins différents de tous ceux d’entre nous. On entend parfois parler d’« entreprise éveillée » (enlightened corporations) mais cette métaphore est trompeuse, et la différence entre cet éveil et l’éveil bouddhiste est édifiant.
Le pouvoir en plein essor des entreprises a été institutionnalisé en 1886, lorsque la Cour Suprême a décrété qu’une entreprise privée était une personne au sens de la constitution américaine et qu’elle bénéficiait, à ce titre, de toutes les protections garanties par la Déclaration des Droits, notamment la liberté de parole. L’ironie est que cela éclaire le problème : comme l’affirment de nombreuses affiches de Occupy Wall Street, les entreprises (corporations) ne sont pas des personnes, mais des constructions sociales. Évidemment, la constitution en société (incorporation) ne signifie pas se doter d’un corps physique. Les entreprises sont des fictions légales créées par des réglementations gouvernementales, ce qui signifie qu’elles sont intrinsèquement étrangères au genre de responsabilités auxquelles les gens font face. Une entreprise ne peut pas rire ou pleurer. Elle ne peut pas jouir du monde ou souffrir avec lui. Elle est incapable de regretter ce qu’elle a fait (elle peut s’excuser à l’occasion, mais ça, c’est de la relation publique).
Une entreprise, et c’est le plus important, ne peut pas aimer. Aimer revient à réaliser notre interrelation avec les autres et se préoccuper de leur bien-être. L’amour n’est pas une émotion, mais un engagement avec les autres, qui contient notre responsabilité à leur égard – une responsabilité qui transcende notre propre intérêt personnel. Les entreprises ne peuvent pas éprouver un tel amour ni agir en conséquence. Tout PDG qui essaierait de subordonner la rentabilité à son amour du monde perdrait son poste, car il ne remplirait pas sa responsabilité première, qui est financière, envers ses propriétaires, les actionnaires.
L’éveil bouddhiste comprend la réalisation que le sentiment d’être un soi séparé du monde est une illusion qui provoque une souffrance de part et d’autre. Réaliser que je suis le monde – que « je » suis l’une des nombreuses façons dont le monde se manifeste – représente l’aspect cognitif de l’amour qu’une personne éveillée ressent pour le monde et ses créatures. La réalisation (la sagesse) et l’amour (la compassion) sont les deux faces d’une même pièce, c’est pourquoi les enseignants bouddhistes insistent si souvent sur le fait qu’un éveil authentique se trouve accompagné d’un souci spontané pour tous les êtres sensibles.
Les entreprises « marchent » grâce à un trait de l’être humain bien différent et qui le confortent. L’économie des grands groupes exige l’avidité et de deux façons au moins : le désir de toujours plus de profit est le moteur du processus économique ; pour garder la croissance économique, le consommateur doit être conditionné à vouloir toujours plus.
Le problème de l’avidité empire lorsqu’elle est institutionnalisée sous la forme d’une construction légale qui s’arroge des privilèges indépendants des valeurs personnelles et des motivations de ceux qu’elle emploie. Prenons l’exemple des marchés financiers. D’un côté, les investisseurs veulent plus de rendements sous la forme de dividendes et de valorisations en bourses plus élevées. De l’autre côté, cette attente anonyme se traduit en une pression impersonnelle mais constante pour la rentabilité et la croissance, de préférence à court terme. Tout le reste, que ce soit l’environnement, l’emploi, la qualité de vie, devient une « externalité » soumise à cette demande anonyme – un objectif qui ne peut jamais se réaliser. Nous participons tous à ce processus comme travailleur, employeur, consommateur et investisseur, sans peu ou pas de responsabilité morale, car une telle conscience est noyée dans l’impersonnalité du système.
On peut répondre que certaines entreprises (des petites entreprises ou des affaires de famille) prennent soin de leurs employés, ou sont préoccupées par les effets sur l’environnement, etc. Le même argument peut être appliqué à l’esclavage : certains bons maîtres prenaient soin de leurs esclaves. Il ne réfute pas que l’institution de l’esclavage est inacceptable. Il est tout aussi inacceptable aujourd’hui que notre bien-être collectif, y compris la manière dont les « ressources » limitées de la Terre sont partagées, soit déterminé par ce qui rapporte de l’argent aux grandes entreprises.
En résumé, nous nous réveillons en prenant conscience que, bien que les entreprises transnationales soient économiquement rentables, elles sont structurées d’une manière qui les rend socialement déficientes. Nous ne pouvons pas résoudre les problèmes qu’elles créent en permanence en abordant les pratiques de telle ou telle société (comme Morgan Stanley ou la Bank of America), parce que c’est l’institution elle-même qui est le problème. Étant donné leur influence considérable sur le processus politique, il ne sera pas aisé de contester leur rôle, mais elles ont leur cordon ombilical : les codes de conduite des groupes (corporate charters) peuvent être reécrits pour exiger une responsabilité sociale et écologique. Des groupes comme le Réseau des Progressistes Spirituels (Network of Spiritual Progressives) ont réclamé un amendement à la Constitution américaine sur la responsabilité sociale et environnementale. Il aurait codifié cela. Si notre destin est de rester aux mains des entreprises, elles devraient rendre compte non à des investisseurs anonymes, mais aux communautés dans lesquelles elles opèrent. Peut-être que Occupy Wall Street est le début d’un mouvement qui le réalisera.
Et cependant ce ne serait pas suffisant. Il y a un autre enjeu, encore plus fondamental : la vision du monde qui encourage et justifie cette sorte de cauchemar économique dont nous commençons à nous réveiller. En termes bouddhistes, le problème n’est pas seulement l’avidité, mais aussi l’ignorance. La théorie la plus souvent utilisée pour justifier le capitalisme est celle de la « main invisible » d’Adam Smith : la poursuite de notre propre intérêt travaille au bénéfice de la société tout entière. Je pense que les PDG ont des motivations un peu moins bienveillantes. Ce n’est pas un hasard si l’influence des grandes entreprises a cru en même temps que la popularité du darwinisme social, cette idéologie qui dévoie la théorie de l’évolution de Darwin en l’appliquant aux champs social et économique. C’est la jungle dehors, et seuls les plus forts survivent. Si vous ne dominez pas les autres, c’est eux qui vous domineront. La théorie de l’évolution de Darwin se passe d’un créateur et donc de suivre ses commandements. Maintenant, c’est chacun pour soi…
Le darwinisme social a créé une boucle rétroactive : plus les gens croient en cette théorie et agissent en conséquence, plus la société devient une jungle darwiniste. C’est un exemple classique de la manière dont nous co-créons collectivement le monde dans lequel nous vivons. Et c’est peut-être là que le bouddhisme a le plus à apporter, car il propose une vision alternative du monde, fondée sur une compréhension plus élaborée de la nature humaine, et qui explique en quoi nous sommes malheureux et comment nous pourrions devenir plus heureux. Des études récentes, psychologiques et économiques, confirme le rôle destructeur de l’avidité et l’importance des relations sociales saines, ce qui est en accord avec l’accent mis sur la générosité et l’interdépendance dans le bouddhisme.
En d’autres termes, le problème n’est pas seulement notre système économique et politique défectueux, c’est aussi une vision erronée du monde, qui encourage l’égoïsme et la compétition plutôt que la communauté et l’harmonie. L’Occident moderne est partagé entre un théisme dans lequel il devient difficile de croire et une idéologie de la concurrence féroce qui rend la vie si difficile pour chacun d’entre nous. Heureusement, il y a désormais d’autres options.
Le bouddhisme a également quelque chose d’important à apprendre du mouvement Occupy Wall Street : qu’il ne suffit pas de se concentrer sur se réveiller de son rêve individuel. Aujourd’hui, nous sommes appelés à nous éveiller ensemble de ce qui est devenu un cauchemar collectif. Serait-ce le moment d’apporter dans la rue notre pratique spirituelle ?
« Si nous continuons à maltraiter la Terre de cette manière, il ne fait aucun doute que notre civilisation sera détruite. Ce changement radical suppose l’éveil. Le Bouddha a réalisé un éveil personnel. Nous devons réaliser un éveil collectif pour arrêter cette course à la destruction. La civilisation mourra si nous continuons à nous perdre dans la compétition pour le pouvoir, la célébrité, le sexe et le profit. » (Thich Nhat Hanh)
Mots-clés : économie, engagement, David Loy, indignés, politique
les indignés de Wall Street
19 Oct. 2011
David Loy m'envoie ce texte qu'il a écrit hier sur le mouvement des indignés de Wall Street. Une traduction française sera postée d'ici peu.
Waking Up from the Nightmare: Buddhist Reflections on Occupy Wall Street
David R. Loy
In a Buddhist blog about Occupy Wall Street, Michael Stone quotes the philosopher Slavoj Žižek, who spoke to the New York Occupiers at Zuccotti Park on October 9 :
They tell you we are dreamers. The true dreamers are those who think things can go on indefinitely the way they are. We are not dreamers. We are awakening from a dream which is turning into a nightmare. We are not destroying anything. We are only witnessing how the system is destroying itself. We all know the classic scenes from cartoons. The cat reaches a precipice. But it goes on walking. Ignoring the fact that there is nothing beneath. Only when it looks down and notices it, it falls down. This is what we are doing here. We are telling the guys there on Wall Street – Hey, look down!
As Slavoj and Michael emphasize, we are beginning to awaken from that dream. That’s an interesting way to put it, because the Buddha also woke up from a dream: the Buddha means “the awakened one.” What dream did he wake up from? Is it related to the nightmare we are awakening from now?
From the beginning, Occupiers have been criticized for the vagueness of their demands: although clearly against the present system, it wasn’t clear what they were for. Since then more focus has developed: many protesters are calling for higher taxes on the wealthy, a “Robin Hood” (Tobin) tax on trades, and banking reform to separate commercial and investment banking. These are worthy aims, yet it would be a mistake to think that such measures will by themselves resolve the basic problem. We should appreciate the general, unfocused dissatisfaction that so many people feel, because it reflects a general, unfocused realization that the roots of the crisis are very deep and require a more radical (literally, “going to the root”) transformation.
Wall Street is the most concentrated and visible part of a much larger nightmare: the collective delusion that our present economic system – globalizing, consumerist, corporate capitalism – is not only the best possible system but the only viable one. As Margaret Thatcher famously put it, “There is no alternative.” The events of the last few years have undermined that confidence. The events of the past few weeks are a response to the widespread realization that our economic system is rigged to benefit the wealthy (the “1%”) at the expense of the middle class (shrinking fast) and the poor (increasing fast). And, of course, at the expense of many ecosystems, which will have enormous consequences for the lives of our grandchildren and their children. What we are waking up to is the fact that this unfair system is breaking down, and that it should break down, in order for better alternatives to develop.
It is not only the economy that needs to be transformed, because there is no longer any real separation between our economic and political systems. With the “Citizens United” Supreme Court decision last year – removing limits on corporate spending to influence elections – corporate power seems to have taken control of all the top levels of federal and state government, including the presidency. (Obama has received more campaign contributions from Wall Street than any other president since 1991, which helps explain his disappointing choice of economic advisors.) Today the elite move back and forth easily – from CEO to cabinet position, and vice-versa – because both sides share the same entrenched worldview: the solution to all problems is unfettered economic growth. Of course, they are also the ones who benefit most from this blinkered vision, which means the challenge for the rest of us is that the people who control this economic/political system have the least motivation to make the fundamental changes necessary.
Although the Democrats have not become as loony as the Republicans, on this basic level there’s really not much difference between them. Dan Hamburg, a Democratic congressman from California, concluded from his years in the U.S. Congress that “the real government of our country is economic, dominated by large corporations that charter the state to do their bidding. Fostering a secure environment in which corporations and their investors can flourish is the paramount objective of both [political] parties.” We still have the best Congress money can buy, as Will Rogers noticed way back in the 1920s.
From a Buddhist perspective, the point is that this integrated system is incompatible with Buddhist teachings, because it encourages greed and delusion – the root causes of our dukkha “suffering.” At the heart of the present crisis is the economic, political, and social role of the largest (usually transnational) corporations, which have taken on a life of their own and pursue their own agenda. Despite all the advertising and public relations propaganda we are exposed to, their best interests are quite different from what is best for the rest of us. We sometimes hear about “enlightened corporations” but that metaphor is deceptive – and the difference between such “enlightenment” and Buddhist enlightenment is instructive.
The burgeoning power of corporations became institutionalized in 1886, when the Supreme Court ruled that a private corporation is a “natural person” under the U.S. Constitution and thus entitled to all the protections of the Bill of Rights, including free speech. Ironically, this highlights the problem: as many Occupy Wall Street posters declare, corporations are not people, because they are social constructs. Obviously, incorporation (from the Latin corpus, corporis “body”) does not mean gaining a physical body. Corporations are legal fictions created by government charter, which means they are inherently indifferent to the responsibilities that people experience. A corporation cannot laugh or cry. It cannot enjoy the world or suffer with it. It is unable to feel sorry for what it has done (it may occasionally apologize, but that is public relations).
Most important, a corporation cannot love. Love is realizing our interconnectedness with others and living our concern for their well-being. Love is not an emotion but an engagement with others that includes responsibility for them, a responsibility that transcends our individual self-interest. Corporations cannot experience such love or act according to it. Any CEOs who try to subordinate their company's profitability to their love for the world will lose their position, for they are not fulfilling their primary – that is, financial -- responsibility to its owners, the shareholders.
Buddhist enlightenment includes realizing that my sense of being a self separate from the world is a delusion that causes suffering on both sides. To realize that I am the world – that “I” am one of the many ways the world manifests – is the cognitive side of the love that an awakened person feels for the world and its creatures. The realization (wisdom) and the love (compassion) are two sides of the same coin, which is why Buddhist teachers so often emphasize that genuine awakening is accompanied by spontaneous concern for all other sentient beings.
Corporations are “fuelled” by, and reinforce, a very different human trait. Our corporate-dominated economy requires greed in at least two ways: a desire for never-enough profit is the engine of the economic process, and in order to keep the economy growing consumers must be conditioned into always wanting more.
The problem with greed becomes much worse when institutionalized in the form of a legal construct that takes on privileges of its own quite independently of the personal values and motivations of the people employed by it. Consider the stock market, for example. On the one side, investors want increasing returns in the form of dividends and higher stock prices. On the other side, this anonymous expectation translates into an impersonal but constant pressure for profitability and growth, preferably in the short run. Everything else, including the environment, employment, and the quality of life, becomes an “externality,” subordinated to this anonymous demand, a goal-that-can-never-be-satisfied. We all participate in this process, as workers, employers, consumers, and investors, yet normally with little or no personal sense of moral responsibility for what happens, because such awareness is lost in the impersonality of the system.
One might argue, in reply, that some corporations (usually family-owned or small) take good care of their employees, are concerned about effects on the environment, and so forth. The same argument could be made for slavery: there were a few good slave owners who took care of their slaves, etc. This does not refute the fact that the institution of slavery is intolerable. It is just as intolerable today that our collective well-being, including the way the earth's limited “resources” are shared, is determined by what is profitable for large corporations.
In short, we are waking up to the fact that although transnational corporations may be profitable economically, they are structured in a way that makes them defective socially. We cannot solve the problems they keep creating by addressing the conduct of this or that particular example (Morgan Stanley, Bank of America), because it is the institution itself that is the problem. Given their enormous power over the political process, it won’t be easy to challenge their role, but they have an umbilical cord: corporate charters can be rewritten to require social and ecological responsibility. Groups such as the Network of Spiritual Progressives have been calling for an Environmental and Social Responsibility Amendment (ESRA) to the U.S. Constitution which would mandate that. If our destiny is to remain in corporate hands, corporations must become accountable most of all not to anonymous investors but to the communities they function in. Perhaps Occupy Wall Street is the beginning of a movement which will accomplish that.
If so, it won’t be enough. There’s something else at stake, even more basic: the worldview that encourages and rationalizes the kind of economic nightmare that we are beginning to awaken from. In Buddhist terms, the problem isn’t only greed, it’s also ignorance. The theory most often used to justify capitalism is Adam Smith’s “invisible hand”: pursuing our own self-interest actually works to benefit society as a whole. I suspect, however, that CEOs are more often motivated by something less benign. It’s no coincidence that corporate influence grew at the same time as the popularity of social Darwinism, the ideology that misapplied Darwin’s theory of evolution to social and economic life: it’s a jungle out there, and only the strongest survive. If you don’t take advantage of others, they will take advantage of you. Darwinian evolution eliminated the need for a Creator and therefore the need to follow his commandments: now it’s every man for himself...
Social Darwinism created a feedback loop: the more people believed in it and acted according to it, the more society became a social Darwinist jungle. It’s a classic example of how we collectively co-create the world we live in. And this may be where Buddhism has the most to contribute, because Buddhism offers an alternative view of the world, based on a more sophisticated understanding of human nature that explains why we are unhappy and how to become happier. Recent psychological and economic studies confirm the destructive role of greed and the importance of healthy social relationships, which is consistent with Buddhist emphasis on generosity and interdependence.
In other words, the problem isn’t only our defective economic and political system, it’s also a faulty world view that encourages selfishness and competition rather than community and harmony. The modern West is split between a theism that’s become hard to believe in, and a dog-eat-dog ideology that makes life worse for all of us. Fortunately, now there are other options.
Buddhism also has something important to learn from Occupy Wall Street: that it’s not enough to focus on waking from our own individual dream. Today we are called upon to awaken together from what has become a collective nightmare. Is it time to bring our spiritual practice out into the streets?
If we continue abusing the earth this way, there is no doubt that our civilization will be destroyed. This turnaround takes enlightenment, awakening. The Buddha attained individual awakening. Now we need a collective enlightenment to stop this course of destruction. Civilization is going to end if we continue to drown in the competition for power, fame, sex, and profit. (Thich Nhat Hanh)
Mots-clés : engagement, David Loy, indignés
Traduction
11 Oct. 2011
Parmi les questions reçues revient souvent celle des traductions des ouvrages du maître zen Dôgen. Laquelle choisir ? Je n’en recommanderais que deux s’agissant de la traduction du Shôbôgenzô, l’œuvre maîtresse de Dôgen :
- La traduction anglaise de Gudô Nishijima et de Chôdô Cross en quatre volumes, aujourd’hui téléchargeables gratuitement sur le net.
- La traduction anglaise en ligne du collectif Soto Zen Texts Project. Cette traduction (inachevée à ce jour) a l’avantage de disposer d’un appareil critique conséquent et de donner la version originale japonaise.
Les traductions partielles de Norman Wadell et de Thomas Cleary sont très bonnes aussi. Je n’ai pas lu la version de Kazuaki Tanahashi récemment publiée. Les versions anglaises de Yuho Yokoi et de Kôsen Nishiyama sont des traductions trop libres pour être retenues.
En français, nous disposons de la traduction de quelques chapitres par Bernard Faure dans son ouvrage La vision immédiate. La version de Yoko Orimo est trop contournée pour être un support d'études. Celle de Charles Vacher n'a que peu de rapports avec l'original.
Mais avec l’écriture toute particulière de Dôgen, les meilleures traductions ont leurs limites et il paraît difficile d'accéder à sa pensée (qui se confond avec un travail sur la langue) sans un minimum de connaissances du chinois ancien et du japonais classique. Pour ceux que l'apprentissage du japonais classique ne rebuterait pas, la Bible traduite en japonais classique est disponible sur la Toile :
元始に神天地を創造たまへり
Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre.
地は定形なく曠空くして黑暗淵の面にあり神の靈水の面を覆たりき
La terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme, et l'esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux.
神光あれと言たまひければ光ありき
Dieu dit : Que la lumière soit! Et la lumière fut.
La langue est fort châtiée et ce n'est pas exactement le style de Dôgen. Mais, en tout cas, on peut s'initier au japonais classique d'une façon pour le moins originale. Plusieurs grammaires sont aujourd'hui disponibles. L'ouvrage de Haruo Shirane, Classical Japanese: A Grammar, est accessible, agréable et complet.
- La traduction anglaise de Gudô Nishijima et de Chôdô Cross en quatre volumes, aujourd’hui téléchargeables gratuitement sur le net.
- La traduction anglaise en ligne du collectif Soto Zen Texts Project. Cette traduction (inachevée à ce jour) a l’avantage de disposer d’un appareil critique conséquent et de donner la version originale japonaise.
Les traductions partielles de Norman Wadell et de Thomas Cleary sont très bonnes aussi. Je n’ai pas lu la version de Kazuaki Tanahashi récemment publiée. Les versions anglaises de Yuho Yokoi et de Kôsen Nishiyama sont des traductions trop libres pour être retenues.
En français, nous disposons de la traduction de quelques chapitres par Bernard Faure dans son ouvrage La vision immédiate. La version de Yoko Orimo est trop contournée pour être un support d'études. Celle de Charles Vacher n'a que peu de rapports avec l'original.
Mais avec l’écriture toute particulière de Dôgen, les meilleures traductions ont leurs limites et il paraît difficile d'accéder à sa pensée (qui se confond avec un travail sur la langue) sans un minimum de connaissances du chinois ancien et du japonais classique. Pour ceux que l'apprentissage du japonais classique ne rebuterait pas, la Bible traduite en japonais classique est disponible sur la Toile :
元始に神天地を創造たまへり
Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre.
地は定形なく曠空くして黑暗淵の面にあり神の靈水の面を覆たりき
La terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme, et l'esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux.
神光あれと言たまひければ光ありき
Dieu dit : Que la lumière soit! Et la lumière fut.
La langue est fort châtiée et ce n'est pas exactement le style de Dôgen. Mais, en tout cas, on peut s'initier au japonais classique d'une façon pour le moins originale. Plusieurs grammaires sont aujourd'hui disponibles. L'ouvrage de Haruo Shirane, Classical Japanese: A Grammar, est accessible, agréable et complet.
Mots-clés : Dôgen, Shôbôgenzô, traductions